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Chapitre 2 L’histoire de la recherche

1. L’arrivée du codex Bruce en Angleterre et les débuts de la recherche (1774-1794)

2.4. Carl Schmidt (1868-1938)

La dernière étude d’importance sur le codex Bruce suit de peu celle d’Amélineau. À l’origine de ce projet se trouvent Adolf Erman194, qui était en possession de la copie du codex Bruce réalisée par Schwartze, et Adolf von Harnack, qui avait eu connaissance de l’existence du codex Bruce grâce aux travaux d’Amélineau. Les deux savants encouragent

188 Amélineau, 1891a. 189 Amélineau, 1891a, p. 376. 190 Amélineau, 1891a, p. 376. 191 Amélineau, 1891a, p. 376. 192 Amélineau, 1891a, p. 378. 193 Schmidt, 1892a.

un jeune chercheur, Carl Schmidt195, à en faire l’étude. Schmidt consulte le manuscrit à Oxford en août 1890196 et, à la différence d’Amélineau, peut utiliser la copie de Schwartze en plus de celle de Woide pour sa collation sur le manuscrit original197. En 1891, Schmidt annonce la publication à venir de son édition, sa traduction et son étude des traités du manuscrit198. Il en profite pour décrire brièvement le codex et les traités qu’il renferme, devenant du même coup le premier chercheur à mettre de l’avant que le codex est composé de deux manuscrits distincts199. Le premier papyrus, affirme-t-il, contient deux livres. Le premier débute par un titre général : « Ceci est le Livre des Gnoses du Dieu invisible »200 et se ferme avec un titre spécial : « Le Livre du grand lovgo~ kata; musthvrrion »201. Incomplet, le deuxième livre n’a pas conservé son titre, mais Schmidt, par analogie au premier livre, croit qu’on aurait bien pu avoir : « Le second Livre du grand lovgo~ kata; musthvrion »202. Schmidt voit dans ce traité en deux parties les deux Livres de Iéou, dont parle la Pistis Sophia203. Le second manuscrit, dont le début et la fin manquent, se compose pour sa part de 31 folios. Schmidt rapproche l’ouvrage des fameuses apocalypses gnostiques mentionnées au chapitre 16 de la Vie de Plotin par Porphyre204.

Puis, en 1892, Schmidt fait finalement paraître ses Gnostische Schriften in

koptischer Sprache aus dem Codex Brucianus205, œuvre phare qui renouvèle les connaissances sur les traités gnostiques coptes du codex Bruce. Dans la préface de son volume, Schmidt précise les circonstances entourant la production de l’ouvrage. Il se sert de cette préface, entre autres, pour régler ses comptes avec Amélineau et se défendre des accusations de plagiat qui pourraient surgir. En effet, affirme-t-il, il regrette de ne pas avoir pu publier son travail plus tôt, car lorsqu’il livre son manuscrit pour publication le 21 avril

195 Sur Carl Schmidt, voir Schmidt, Carl, Protestant theologian, Church historian, Egyptologist, 2005; de

même que Nagel, 2007; et Markschies, 2009.

196 Schmidt, 1892b, p. vi. 197 Schmidt, 1892b, p. viii.

198 Voir Schmidt, 1891b, où il fait également une brève présentation de l’état et du contenu du manuscrit, en

plus de quelques remarques et observations sur les textes qu’il renferme.

199 Schmidt, 1891b, p. 216. 200 Schmidt, 1891b, p. 216-217. 201 Schmidt, 1891b, p. 217. 202 Schmidt, 1891b, p. 217. 203 100; 134 (ter). 204 Schmidt, 1891b, 218-219. 205 Schmidt, 1892b.

1891, l’édition et la traduction d’Amélineau ne sont pas encore sorties206. Ce sont les difficultés à imprimer le copte et la crise dans le monde de l’édition qui ont retardé la parution de son édition, précise-t-il207. En toute humilité, Schmidt espère que d’autres chercheurs compétents dans le domaine examineront objectivement son travail et lui feront part de leurs divergences d’opinions. Une première publication majeure dans un nouveau domaine scientifique est nécessairement prompte aux erreurs, surtout dans un domaine aussi peu développé que le gnosticisme, reconnaît le jeune chercheur208.

L’introduction du volume de Schmidt est divisée en deux parties. Dans la première, Schmidt fait l’histoire du manuscrit; il y reprend les principaux éléments relatifs à l’achat du codex et aux recherches de Woide, de Schwartze, de Révillout et, plus récemment, d’Amélineau. Puis, il fait la genèse de ce qu’il a accompli lui-même. Dans son travail, Schmidt est encouragé et épaulé par Adolf von Harnack et par Adolf Erman, qui lui a remis la copie de Schwartze du codex Bruce qu’il avait acquise du legs de Petermann209. Schmidt est d’ailleurs le seul chercheur à avoir utilisé cette copie. Ensuite, Schmidt présente le manuscrit (papyrus assez foncé; 78 folios écrits recto-verso à l’exception de deux, avec entre 27 et 34 lignes pour chaque page et une moyenne de 29 cm de hauteur et 17 cm de largeur)210. Pour Schmidt, le codex n’est pas originellement un rouleau, mais plutôt un livre, dans la mesure où chaque groupe de quatre feuilles forme probablement un cahier. Schmidt doute toutefois que le livre ait été relié comme un codex, parce que, nulle part dit- il, à l’exception d’un folio, on ne trouve une pagination211. Il s’étend aussi sur l’état de conservation du manuscrit, qui n’a cessé de se détériorer depuis qu’il est arrivé en Angleterre212. Devant cette triste situation, Schmidt n’a eu d’autre choix, dit-il, que de revenir au manuscrit et de le comparer minutieusement avec les copies de Woide et de Schwartze213. Pour ce qui est de la langue, les traités du codex Bruce sont en copte sahidique, mais celui-ci n’est pas uniforme : on trouve en effet plusieurs traces de

206 Schmidt, 1892b, p. v. 207 Schmidt, 1892b, p. vi.

208 Schmidt, 1892b, p. vi. Il peut être intéressant de noter que Schmidt n’a que 24 ans lorsque paraît son étude

sur les traités du codex Bruce.

209 Schmidt, 1892b, p. 8. Sur Schwartze et sa copie, voir p. 31-33. 210 Schmidt, 1892b, p. 8-9.

211 Schmidt, 1892b, p. 9. 212 Schmidt, 1892b, 9-10. 213 Schmidt, 1892b, p. 10.

particularités dialectales214. Le manuscrit offrirait, en outre, la traduction copte d’une œuvre perdue originellement rédigée en grec. Pour ce qui est de la datation, les différentes mains d’écriture ne permettent pas d’assigner les textes à un seul et même moment de rédaction. Pour Schmidt, une datation tardive est cependant à exclure, principalement en raison de la matière employée, le papyrus, et en raison du contenu, une œuvre gnostique. Leur traduction en copte, ou la copie que nous possédons, doit donc avoir été réalisée, d’après lui, à une époque où les idées gnostiques se répandaient et où les œuvres gnostiques étaient avidement lues. C’est pourquoi il place la version copte entre le début du cinquième et le milieu du sixième siècle215.

La seconde partie de l’introduction est entièrement consacrée à l’ordonnancement des folios; Schmidt y présente et y critique, en tout premier lieu, l’ordre établi par Amélineau216, pour conclure que cet ordre est en fait un désordre « en grand style »217. Il y présente de façon détaillée l’ordre auquel il est lui-même arrivé, reprenant dans l’essentiel de ce qu’il avait déjà présenté dans les Sitzungsberichte der königlich-preussischen

Akademie der Wissenschaften zu Berlin218. En s’appuyant sur les copies de Woide et de

Schwartze, Schmidt revisite le manuscrit original et entreprend une réorganisation complète des folios. Les résultats de ses recherches l’amènent à conclure que les textes du codex n’appartiennent pas à un seul manuscrit, mais plutôt à deux, qui livrent deux œuvres gnostiques distinctes provenant de deux époques différentes219. Cette division du codex par Schmidt, et du même coup, le nouvel ordonnancement entre les parties restantes des deux traités qu’il identifie, relèvent de la critique interne (analyse du contenu et compréhension du texte) et externe (paléographie et caractéristiques du papyrus)220. À ces deux traités

214 Schmidt, 1892b, p. 11. 215 Schmidt, 1892b, p. 12. 216 Schmidt, 1892b, p. 13-17.

217 Schmidt, 1892b, p. 17 : « eine Unordnung im grossen Stile ». 218 Schmidt, 1891b.

219 Schmidt, 1892b, p. 18.

220 Il cite, notamment, l’écriture plus belle et régulière de l’Anonyme de Bruce par rapport à celle des Livres

de Iéou, dont il se sert pour faire remonter l’Anonyme de Bruce à une date antérieure; la couleur plus sombre du papyrus de l’Anonyme de Bruce, qui s’éloigne de la couleur plus claire du papyrus des Livres de Iéou; les folios de l’Anonyme de Bruce apparaissent pour Schmidt avoir été originellement plus grands que ceux des Livres de Iéou, de même pour les lignes de l’Anonyme de Bruce, plus larges que celles des Livres de Iéou; enfin, le papyrus de l’Anonyme de Bruce est pour Schmidt significativement meilleur, puisque ses folios, à l’exception des six derniers, se sont très bien conservés jusqu’aujourd’hui. Pour les détails, voir les pages 18 à 37 de son édition (Schmidt, 1892b).

incomplets, Schmidt donne le titre de « Les deux Livres de Iéou » (die beiden Bücher des

Jeû), plus tardifs, témoins d’un gnosticisme en déclin, et d’Ancien ouvrage gnostique inconnu (Unbekanntes altgnostisches Werk), d’une plus haute antiquité, témoin d’une

époque où le génie gnostique était à son apogée.

Après cette introduction, Schmidt publie le texte copte des deux traités, qui est accompagné de quelques notes. Le texte copte est ensuite suivi par sa traduction allemande. Schmidt aurait bien aimé, avoue-t-il, avoir le copte en regard de la traduction, comme l’édition d’Amélineau, mais cette mise en page ne respectait pas le format de la collection. De toute façon, le texte n’est à discuter qu’en de rares cas221. Une étude poussée, mais aujourd’hui dépassée, des deux traités clôt l’ouvrage. Cette étude se divise en cinq chapitres : 1) Composition et contenu du premier traité gnostique (Komposition und Inhalt

des ersten gnostischen Werkes); 2) Rapport de la deuxième partie à la première (Verhältnis der zweiten Abhandlung zu der ersten); 3) Rapport du premier traité gnostique à la Pistis Sophia (Verhältnis des ersten gnostischen Werkes zu der Pistis Sophia); 4) Recherches sur

les traités gnostiques (Untersuchungen über die gnostischen Werke)222; 5) Origine, temps et

lieu des traités gnostiques coptes originaux (Ursprung, Zeit und Ort der koptisch-

gnostischen Originalwerke)223. Schmidt fait des Livres de Iéou et de la Pistis Sophia des écrits contemporains issus du milieu gnostique encratite dont parle Épiphane de Salamine dans son Panarion, hérésie 26. Ces gnostiques encratites sont assimilés par Schmidt aux séthiens, qui sont pour lui identiques aux sévériens mentionnés dans le Panarion, hérésie 45224.

Enfin, Schmidt conclut son ouvrage (p. 666-680) en ajoutant à sa propre réaction225 à la réponse d’Amélineau226 à ses premières critiques227, notamment sur la question de la résolution des nombreuses abréviations et sigles qui se trouvent dans les Livres de Iéou. Si Schmidt profite de son édition pour en découdre encore avec Amélineau, il n’est pas lui-

221 Schmidt, 1892b, p. viii.

222 Cette partie porte à la fois sur les Livres de Iéou et l’Anonyme de Bruce.

223 Schmidt traite d’abord de la Pistis Sophia et des Livres de Iéou, puis de l’Anonyme de Bruce.

224 Il se base, entre autres, sur la présence des personnages de Ialdabaōth et Barbēlo pour faire ces

rapprochements. Voir son analyse complète, Schmidt, 1892b, p. 552-598.

225 Schmidt, 1892a.

226 Amélineau, 1891a. Voir aussi notre discussion sur le sujet p. 38-40. 227 Schmidt, 1891a.

même à l’abri des critiques. C’est principalement l’identification qu’il fait entre le premier traité du codex Bruce et les Livres de Iéou dont parle la Pistis Sophia qui suscite des réactions. Le premier à contester cette assertion est Erwin Preuschen, dans son compte rendu de l’édition de Carl Schmidt228. Quelques années plus tard, Rudolph Liechtenhan formule la même critique229. En outre, les deux spécialistes font valoir que le personnage d’Énoch, sous l’autorité duquel sont mis les Livres de Iéou mentionnés par la Pistis Sophia, est totalement absent dans le premier traité du codex Bruce. Ils mettent également en doute la correspondance entre le contenu de notre traité et les enseignements qu’on devrait trouver dans les Livres de Iéou écrits par Énoch mentionnés dans la Pistis Sophia. Schmidt répond aux critiques de Preuschen la même année dans un long article où il défend sa position avec de nouveaux arguments230. Schmidt ne revient aux Livres de Iéou qu’en 1905, lorsque paraît une traduction allemande légèrement révisée dans la collection des

Griechische christliche Schriftsteller231.

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