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Chapitre 4 Le contenu

3. Système (cosmogonie, cosmologie et personnages)

3.1. Le Père, Dieu inaccessible, et sa petite pensée

3.1.1. Le Père, Dieu inaccessible

Au tout début de la cosmogonie et tout en haut de la cosmologie du Livre du grand

discours mystérique se trouve celui que Jésus appelle « mon Père » (ⲡⲁ ⲱⲧ). Ce dernier joue un rôle primordial dans la cosmogonie du traité, puisque c’est lui qui met en branle la

formation du cosmos par son retrait413. Jésus affirme que son Père s’est retiré (ⲥⲱⲕ ⲉⲣⲟ⸗) « tout entier » (B10 [48],19-20) dans sa ressemblance et sa pensée (B15 [53],10-11). Peut- être est-ce à la suite de ce retrait que le Père devint le « Dieu inaccessible » (ⲡⲛⲟⲩⲧⲉ ⲡⲓⲁⲧⲛⲣⲁⲧϥ). En effet, le Père de Jésus est également connu indistinctement sous ce nom tout au long de la révélation. Entouré d’« une image lumineuse » (ⲟⲩϩⲓⲕⲱⲛ ⲟⲩⲟⲉⲓⲛ) qu’il a fait émaner414, le Dieu inaccessible se retire dans un espace situé au-delà des trésors415 (B9 [47],27-28), mais désire tout même qu’on l’atteigne par l’entremise des « grands discours mystériques » (B14 [52],14-16; B15 [53],4-7) qui sont contenus dans notre traité. Malgré son retrait, le Père/Dieu inaccessible continuera d’intervenir dans la formation du cosmos, notamment par l’intermédiaire d’un agent, la petite pensée.

3.1.2. La petite pensée du Père

Aux disciples qui cherchent à savoir pourquoi tous ces lieux (les trésors), toutes ces paternités qui sont en eux (les Iéous) et tous leurs rangs vinrent à l’existence, Jésus répond que c’est à cause de la petite pensée (B5 [43],25-31). Dans son retrait, Jésus précise que le Père ne tire pas tout à lui. Il laisse derrière une « petite pensée » (ⲕⲟⲩ ⲙⲉⲉⲩⲉ; B5 [43],32–B6 [44],2; B10 [48],19-21)416, afin de manifester ses grandes richesses, sa

413 Peut-être peut-on rapprocher ce retrait du Père, première étape de la cosmogonie du Livre du grand

discours mystérique, des Oracles chaldaïques, frg. 3 : « le Père s’est soustrait lui-même (oJ path;r h{rpassen eJautovn) » (trad. des Places, 1989, p. 67); sur le sujet, voir Bechtle, 2006. Cf. aussi Lewy, 2011, p. 78-83 et des Places, 1989, p. 124.

414 Une image lumineuse est mentionnée par Épiphane dans sa notice sur Saturnin. Il rapporte que, pour ce

dernier, les anges se seraient rencontrés et auraient délibéré pour créer l’homme ensemble, selon la forme de l’image lumineuse qui s’était révélée depuis la hauteur (Panarion 23,1,4).

415 Sur lesquels nous reviendrons; voir p. 134-139.

416 Le substrat grec est fort probablement e[nnoia. La pensée hypostasiée (e[nnoia; ejpivnoia; ⲙⲉⲉⲩⲉ) se

retrouve dans plusieurs textes de la littérature gnostique, notamment dans l’Évangile de la vérité, le Traité tripartite, le Livre des secrets de Jean, le Livre sacré du grand Esprit invisible, Eugnoste, la Paraphrase de Sem, le Deuxième traité du grand Seth et la Pensée première à la triple forme. Le Deuxième traité du grand Seth est le seul à faire référence à une « pensée qui est petite (ϯⲉⲛⲛⲟⲓⲁ ⲧⲉ ⲉⲧⲥⲟⲃⲕ) » (NH VII 54,24-25), que le Sauveur plaça dans le monde et qui sema l’effroi chez les anges et les archontes. Un passage de l’Exposé du mythe valentinien, si la restitution de la lacune est juste, rappelle la description de la petite pensée de notre traité : « C’est lui (l’Intellect du Tout) le [pro]ducteur du Tout et l’h[y]posta[s]e [de la pensée] du Père, c’est-à-dire de l’En[noia] » (NH XI 24,22-25). La pensée est mentionnée à plusieurs reprises par Irénée de Lyon dans son traité Contre les hérésies. Elle est, pour ce dernier, un élément central dans le système de Ptolémée (Contre les hérésies I,1,1). Chez les ophites, la pensée procède du Père (I,30,1), d’une manière assez semblable à ce qu’on trouve dans le Livre du grand discours mystérique. Hippolyte mentionne lui aussi

grandeur et ses grands mystères (B15 [53],11-15). Cette petite pensée, affirme Jésus, « provient de mon Père » (ⲉⲩⲉⲃⲟⲗ ϩⲓⲧ ⲡⲁ ⲱⲧ; B6 [44],3-4). Le Père permet ensuite à la petite pensée de briller en lui (ⲉϥⲉⲃⲟⲩⲃⲟⲩ ϩⲣⲁ ϩⲏⲧⲕ; B10 [48],28-29) et, peut-être parce que l’auteur ne fait pas de distinction ontologique entre le Père/Dieu inaccessible et la petite pensée provenant du Père, il est alors dit que le Dieu inaccessible brilla en lui-même (B11 [49],3-5), son désir étant que la petite pensée brille elle aussi (B11 [49],4-5)417. La petite pensée est à l’origine de « trois émanations », qui à leur tour produiront le reste des sphères et des entités qui peupleront le cosmos du Livre du grand discours mystérique. Elle est donc à la source de tout ce qui se trouve dans la cosmologie du traité, accomplissant ainsi le souhait du Dieu inaccessible, que celle-ci manifeste ses grandes richesses, sa grandeur et ses grands mystères418. La petite pensée semble séjourner dans le lieu le plus élevé de la cosmologie du traité après celui du Père, à savoir le lieu des trésors : « Quant à lui (le Père), il fit aussi sortir une pensée de ses trésors » (C4 [8],5-12).

Tel qu’évoqué, on peut se demander si l’auteur du traité ne considère pas la petite pensée comme consubstantielle au Père/Dieu inaccessible. Ce rapprochement entre les deux entités est suggéré par le fait qu’il existe deux versions de la production des trois émanations : la première par la petite pensée (p. B6 [44]), la seconde par le Dieu inaccessible (p. B11 [49]–B12 [50]). Devant le parallélisme terminologique frappant des deux versions du rayonnement de la première émanation (ⲁ ⲃⲟⲩⲃⲟⲩ ϩⲣⲁ ϩ ⲡⲉ ⲕⲟⲩ

ⲙⲉⲉⲩⲉ [B6 (44),2-3] = ⲁ ⲃⲟⲩⲃⲟⲩ ϩⲣⲁ ϩⲏⲧⲕ [B11 (49),9]; ⲁ ⲡⲱⲛⲉ ϩⲣⲁ ϩⲏⲧϥ [B6 l’importance de la pensée dans le système de Simon le magicien (Réfutation de toutes les hérésies IV,VII; VI,I,9-20), tout comme Épiphane (Panarion 21,2,4), qui affirme que Simon déclare avoir créé les anges par l’entremise de cette pensée (21,6,1). Pour Basilide, selon Épiphane, la pensée aurait été émise par la puissance d’en-haut (Panarion 24,7,1). Épiphane parle encore de la pensée dans sa notice sur les colorbasiens (35). La pensée de notre texte rappelle enfin un des Extraits de Théodote, qui s’étend sur la pensée (ejnquvmhsi~) du Père : étant inconnu, le Père voulut se faire connaître aux éons, et à travers sa propre pensée, il émit le Monogène (7,1). Valentin appelait d’ailleurs la colombe l’Esprit de la pensée du Père (16).

417 En effet, on trouve un peu plus loin que le Dieu inaccessible a brillé en lui-même en vue de la petite pensée

(B11 [49],25-27). On peut noter ici le très fréquent, et curieux, emploi du terme copte ⲃⲟⲩⲃⲟⲩ, briller/rayonner. Si ce terme nous a d’abord causé plus d’un problème d’interprétation, nous l’entendons aujourd’hui presque comme un équivalent d’émaner ou de faire émaner : briller ou rayonner, c’est émettre quelque chose, comme le soleil qui brille fait émaner ses rayons, émet une lumière et de la chaleur. Pour notre traité, briller en quelqu’un/quelque chose, c’est aussi le mettre en mouvement.

418 Pour Hippolyte, le fait d’émaner (probavllein) et l’émanation (probolhv) sont manifestés par le Père :

« Mais, comme il était fécond, il voulut enfin engendrer ce qu’il avait en lui-même de plus beau et de plus parfait et le produire au dehors (nos italiques) : car il n’aimait pas la solitude » (Réfutation de toutes les hérésies VI,II,29).

(44),4-5] = ⲁ ⲡⲱⲛⲉ ⲉⲃⲟⲗ ϩⲣⲁ ϩⲏⲧⲕ [B11 (49),10]; ⲡⲉϥⲉⲓⲛⲉ ⲧⲏⲣϥ [B6 (44),8] = ⲡⲉⲕⲉⲓⲛⲉ ⲧⲏⲣϥ [B11 (49),20]; ⲧⲉϥϩⲓⲕⲱⲛ [B6 (44),8-9] = ⲧⲉⲕϩⲓⲕⲱⲛ [B11 (49),21]; ⲁ ⲁϩⲉⲣⲁⲧ ⲡⲉϥⲙⲧⲟ ⲉⲃⲟⲗ [B6 (44),9-10] = ⲡⲉⲛⲧⲁⲕⲧⲁϩⲟⲓ ⲉⲣⲁⲧ ⲡⲉⲕ ⲧⲟ ⲉⲃⲟⲗ [B11 (49),19-20]), il est difficile de ne pas voir dans la petite pensée une extension du Père/Dieu inaccessible, dont le rôle serait celui d’un agent créateur du cosmos, un peu au même titre que la Sagesse dans les textes sapientiaux bibliques419.

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