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Chapitre 2 L’histoire de la recherche

1. L’arrivée du codex Bruce en Angleterre et les débuts de la recherche (1774-1794)

2.3. Émile Amélineau (1850-1915)

Bien qu’il ne se soit jamais réalisé, le projet de Révillout eut en revanche pour effet d’en inspirer d’autres. On doit la première étude d’envergure sur les textes du codex Bruce à Émile Amélineau. En 1881, il est, sur sa demande, envoyé à Oxford par le Ministère de l’instruction publique afin de mettre à profit les textes du codex Bruce pour ses études sur le gnosticisme égyptien139. Un rapport de son enquête paraît en 1882 dans les Comptes

rendus de l’Académie140, où il donne les premiers détails de ses recherches et annonce du même coup son intention de publier le papyrus141. Lorsque paraît son Essai sur le

gnosticisme égyptien, ses développements et son origine égyptienne en 1887, Amélineau

fournit même un échantillon du texte copte du codex Bruce avec sa traduction française, qui correspond aux pages 59,26 (ⲁⲥϣⲱⲡⲉ)–68,6 (ⲉⲣⲟⲟⲩ) du manuscrit142. Puis en 1890, il

138 Amélineau, 1887, p. 195. 139 Amélineau, 1890, p. 179. 140 Amélineau, 1882. 141 Amélineau, 1882, p. 227. 142 Amélineau, 1887, p. 249-257.

publie son « Étude critique » des traités gnostiques d’Oxford143, qui sert d’introduction à l’édition et à la traduction à venir. Annoncée en 1882, c’est finalement près de dix ans plus tard, en 1891, qu’est publiée son édition annotée du texte copte du codex Bruce et sa traduction française, elle aussi parsemée de notes diverses144.

Pour Amélineau, le manuscrit contient deux ouvrages gnostiques145, qu’il est possible selon lui de considérer comme les deux parties d’un seul opus146. Il fonde cette assertion sur la présence de deux titres. Le premier, ⲡϫⲱⲱⲙⲉ ⲛⲉⲅⲛⲱⲥⲓⲥ ⲡⲁϩⲟⲣⲁⲧⲟⲛ

ⲛⲟⲩⲧⲉ (Le livre des gnoses de l’Invisible divin147), annonce « quelque chose de plus métaphysique, si j’ose parler de la sorte, que physique, ou mieux ouranographique »148. Il renferme « l’enseignement donné par Jésus à ses disciples sur la manière dont ils pourront, après la mort, éviter les embûches que ne manqueront pas de leur dresser les archons de chacune des sphères ou éons qu’ils auront à traverser avant d’arriver au premier principe du plérome »149.

Le second, ⲡϫⲱⲱⲙⲉ ⲡⲛⲟϭ ⲗⲟⲅⲟⲥ ⲕⲁⲧⲁⲙⲩⲥⲧⲏⲣⲓⲟⲛ (Le livre du grand

Logos en chaque mystère150), « contient la théorie complète de la formation du plérôme valentinien, non d’une manière didactique, mais, si je peux m’exprimer ainsi, d’une manière lyrique, obscure et entourée de voiles »151. C’est avant tout « l’initiation que Jésus donne à ses disciples pour les rendre parfaits dans la possession de la Gnose, et des mots de

143 Amélineau, 1890.

144 Amélineau, 1891b. Pour son travail d’édition et de traduction, Amélineau avoue avoir eu besoin de

bouleverser l’ordre du manuscrit, tel qu’il se trouvait selon la copie de Woide, se laissant guider, affirme-t-il, « par le sens général et le mouvement du traité » (Amélineau, 1890, p. 181).

145 Amélineau, 1882, p. 222; Amélineau, 1887, p. 196. 146 Amélineau, 1882, p. 222; Amélineau, 1887, p. 196.

147 Amélineau, 1891b, p. 83. Il s’est tour à tour référé à l’ouvrage comme « Le livre des Gnoses invisibles »

(Amélineau, 1882, p. 222), « Le livre des gnoses de l’Invisible » (Amélineau, 1887, p. 196) et « Le traité de l’Invisible divin » (Amélineau, 1890, p. 185).

148 Amélineau, 1890, p. 183. 149 Amélineau, 1882, p. 222.

150 Amélineau, 1890, p. 183; Amélineau, 1891b, p. 171. Ce titre, avoue-t-il, lui a causé beaucoup de

problèmes de traduction (et il n’est pas le seul). Il l’a aussi traduit : « Le livre du grand logos, selon le mystère » (Amélineau, 1882, p. 222) et « Le livre de la grandeur du Logos selon le mystère » (Amélineau, 1887, p. 196).

passe qu’il leur apprend pour pouvoir traverser chaque monde et arriver au dernier, où

réside le Père de tout Paternité, le Dieu de vérité »152.

Il estime en outre qu’on trouve dans les traités du codex Bruce « presque tout le système gnostique élaboré par Valentin, et surtout les scènes d’initiation et les formules magiques par lesquelles tout bon gnostique venait à bout des plus féroces ennemis spirituels et pouvait entrer dans le plérôme après avoir traversé tous les mondes intermédiaires »153. Il y voit, de surcroit, un système valentinien « pur de tout alliage étranger et sans ces complications d’aeons inférieurs, de monstres et d’anges que l’on trouve dans la Pistis

Sophia »154. Cependant, pour faire correspondre ce qu’on trouve dans les traités du codex Bruce au système élaboré par Valentin, Amélineau doit faire preuve d’imagination, jusqu’à donner au terme « plérôme » trois sens fort différents : il désigne tout d’abord selon lui « l’ensemble des mondes y compris notre terre »155; puis, le terme sert à indiquer « le monde du milieu et le monde supérieur dans leur ensemble »156; et, enfin, il est « souvent employé pour désigner seulement le monde supérieur »157.

Amélineau attribue une datation assez ancienne aux traités. À la suite de son premier contact avec les textes, il fait remonter l’ouvrage « aux dernières années de la première moitié du second siècle ou aux premières de la seconde moitié »158. Il fait reposer cette datation sur deux bases. Il considère d’abord le fait que « le manuscrit est sur papyrus, ce qui témoigne d’une antiquité assez reculée »159. Ensuite, Amélineau est d’avis « que le système est beaucoup moins touffu que celui que l’on trouve dans la Pistis Sophia »160, ce qui le pousse à croire que les traités du codex Bruce sont plus anciens. De plus, Amélineau est convaincu que Clément d’Alexandrie dut avoir entre les mains l’œuvre gnostique contenue dans le codex Bruce, car il croit qu’une des plus longues notes de l’Alexandrin

152 Amélineau, 1890, p. 184. 153 Amélineau, 1882, p. 225. 154 Amélineau, 1887, p. 196. 155 Amélineau, 1890, p. 199. 156 Amélineau, 1890, p. 200. 157 Amélineau, 1890, p. 200. 158 Amélineau, 1882, p. 227. 159 Amélineau, 1882, p. 226. 160 Amélineau, 1882, p. 226.

dans les Extraits de Théodote « est à peu près identique à un passage fort important de la seconde partie du papyrus, ou tout le moins repose sur ce passage »161.

Si, en 1882, il postule que le papyrus est peut-être « la traduction d’un ouvrage de Valentin », et qu’il faudrait alors « en reporter la composition plus haut encore »162, il se ravise plus tard. En 1890, il affirme qu’il « n’est pas téméraire de dire que ces deux traités doivent se ranger parmi les œuvres qu’a produites le gnosticisme égyptien et qu’il faut les attribuer à quelqu’un des maîtres du gnosticisme en Égypte »163. Toutefois, il ne considère plus Valentin ou Basilide comme l’auteur de ces traités, à une nuance près : « je crois en effet que ni l’un ni l’autre ne peuvent être regardés comme cet auteur, mais que tous deux ont exercé une influence presque égale sur le gnostique dont l’œuvre nous a été conservée »164. Malgré tout, Amélineau a une forte inclination à faire de Valentin l’auteur de l’ouvrage : « Quant à Valentin, si rien ne s’oppose à croire qu’il puisse être l’auteur des deux ouvrages contenus dans le papyrus Bruce, il faut admettre que son système n’aurait pas encore été complètement composé lorsqu’il aurait écrit les œuvres […]. Une telle solution n’a rien d’impossible. Il est en effet difficile de croire que le système de Valentin si compliqué, si nuancé, soit sorti tout parfait du premier coup de son cerveau »165. Puis, il précise que :

Ce qui est certain, c’est que le système de Valentin, tel qu’il se présente ici, est commencé, mais non pas achevé, surtout dans le premier traité. Que si l’on n’admet pas cette solution, il faut alors admettre que l’auteur qui a écrit nos deux traités vivait à une époque où les systèmes de Basilide et de Valentin se confondaient encore ensemble par quelques endroits, qu’il les a exposés tels qu’on les comprenait en son temps, et qu’en ce temps-là le système de Valentin n’était pas achevé et arrivé à la forme que nous lui connaissons166.

C’est pourquoi, tout juste avant la parution de son édition et de sa traduction du codex Bruce, il fait remonter la date de composition originelle des deux traités entre 130 et 140 de

161 Amélineau, 1882, p. 227 et Amélineau, 1890, p. 214. Amélineau cite l’extrait huit des Extraits de

Théodote (PG IX, c. vi, col. 657), mais se garde bien de donner le passage correspondant dans les traités du codex Bruce. Il ne fait que mentionner que, si les Évangiles sont peu cités, en revanche, les premiers versets de l’Évangile de Jean y sont trouvés pour « justifier la descendance des premiers aeons » (Amélineau, 1890, p. 213-214). Or, selon lui, on trouve dans le huitième extrait de Théodote le même genre de déduction.

162 Amélineau, 1882, p. 227. 163 Amélineau, 1890, p. 207. 164 Amélineau, 1890, p. 208. 165 Amélineau, 1890, p. 212. 166 Amélineau, 1890, p. 212-213.

notre ère167. En conséquence, il place la traduction en copte des traités « à une époque où le gnosticisme était en Égypte dans toute son efflorescence et sa vogue, c’est-à-dire au second et au troisième siècle de notre ère »168.

Les publications d’Amélineau sur les traités du codex Bruce, importantes dans la mesure où elles sont les premières à considérer scientifiquement ces textes, sont malheureusement truffées d’erreurs, d’imprécisions et de spéculations présentées comme des faits avérés. Amélineau est ainsi à la source de nombreuses fausses informations qui circulent encore aujourd’hui sur le codex. C’est lui, par exemple, qui affirme le premier que les folios du codex Bruce ont été coupés « en deux dans leur épaisseur » par les autorités de la Bodléienne169. Il déplore aussi faussement que « dans la relation de son voyage, Bruce n’indique pas en quel endroit il acheta ou se fit donner les manuscrits coptes qu’il apporta en Europe »170 et qu’il « est souverainement regrettable que Bruce, dans la relation de son voyage, n’ait pas jugé à propos de nous apprendre où il s’était procuré le papyrus »171. Enfin, Amélineau exagère grandement l’état du manuscrit : « aujourd’hui il est presque complètement illisible »172, « quand j’eus pour la première fois entre les mains ce papyrus, je restai stupéfait : il n’y avait pas une page qui fût lisible »173.

Les travaux d’Amélineau sur les traités du codex Bruce sont d’ailleurs fortement contestés. En 1891, tout de suite après qu’Amélineau eût publié son édition et sa traduction du manuscrit, Carl Schmidt, un jeune chercheur allemand qui lui aussi travaille à une étude, une édition et une traduction des mêmes traités, s’empresse de relever les faiblesses du travail d’Amélineau dans son compte rendu de l’ouvrage174. Schmidt, dont l’étude sur le codex est achevée et entre les mains des imprimeurs au moment où paraissent l’édition et la traduction d’Amélineau175, s’étonne d’entrée de jeu des conclusions diamétralement opposées auxquelles lui-même et Amélineau arrivent, tellement divergentes, affirme-t-il,

167 Pour appuyer cette haute antiquité, il ajoute que les Évangiles y sont rarement cités; voir Amélineau, 1890,

p. 213.

168 Amélineau, 1891b, p. 72.

169 Amélineau, 1882, p. 220; voir p. 24 n. 85. 170 Amélineau, 1882, p. 221.

171 Amélineau, 1891b, p. 70. Sur la question, voir p. 11 n. 23. 172 Amélineau, 1887, p. 195.

173 Amélineau, 1890, p. 179. 174 Schmidt, 1891a.

que toute tentative de médiation entre les deux est inutile176. À la base de cette opposition se trouvent leurs visions respectives de la nature du codex et de l’ordonnancement des folios. Schmidt critique en particulier la méthode employée par Amélineau (ou l’absence de méthode) pour classer les folios177 et lui reproche aussi de ne pas avoir pris en considération la remarque de Woide à l’effet que quatre à cinq mains auraient copié le codex178. À la source des graves défauts du travail d’Amélineau se trouve son incapacité à reconnaître les variations dans la langue et l’écriture présentes dans le manuscrit179. Schmidt fait alors remarquer que deux manuscrits distincts sont rassemblés dans le codex Bruce180. Dans le premier manuscrit se trouve un traité divisé en deux parties. La première ne s’intitule pas « Le livre des gnoses du Dieu invisible », mais bien « Le livre du grand Logos kata; musthvrion », tandis que la seconde partie est dépourvue de titre181. Déjà, il formule l’hypothèse que ce traité en deux parties pourrait bien être les « deux livres de Iéou » dont parle la Pistis Sophia182. Le second manuscrit renferme quant à lui un ouvrage dépourvu de titre, dont le début et la fin manquent, et qui correspond aux pages 61 à 122 de Woide183.

Schmidt reproche également à Amélineau de faire preuve d’une imagination débordante pour voir dans les sceaux et caractères présents dans le manuscrit de véritables hiéroglyphes184, en plus de mettre en doute la paternité basilidienne et valentinienne des traités185. Il trouve enfin qu’Amélineau exagère la dégradation du manuscrit186, note ses erreurs de transcription et de traduction, et lui reproche de changer, sans en aviser le lecteur, le texte de Woide187.

176 Schmidt, 1891a, p. 642.

177 Schmidt, 1891a, p. 643 et suivantes, où il note de nombreux exemples (il parle à plusieurs reprises de

« naufrage » [Schiffbrüche]).

178 Schmidt, 1891a, p. 644 (l’ordre d’Amélineau ne respecte pas les mains d’écriture et les éparpille). 179 Schmidt, 1891a, p. 645-646.

180 Schmidt, 1891a, p. 646.

181 Schmidt, 1891a, p. 646-647. Il émet l’hypothèse que la seconde partie aurait pu avoir comme titre « Le

second livre du grand Logos kata; musthvrion »

182 Schmidt, 1891a, p. 647. 183 Schmidt, 1891a, p. 647. 184 Schmidt, 1891a, p. 648. 185 Schmidt, 1891a, p. 648-649. 186 Schmidt, 1891a, p. 650. 187 Schmidt, 1891a, p. 652-656.

Amélineau répond aux critiques de Schmidt dans un article de la Revue de l’histoire

des religions188. Qualifiant celle-ci de « violente, et même […] quelque peu injuste »189, Amélineau croit que la cause première de cette charge de Schmidt est le mécontentement de ce dernier de voir son travail devancé. En effet, Amélineau affirme avoir reçu en février 1891 une carte postale de Schmidt lui demandant s’il consentirait « à laisser publier le papyrus de Bruce »190 qu’il a copié à Oxford en 1881. N’ayant aucune objection, Amélineau avertit cependant son correspondant qu’il a remis en 1889 un mémoire à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et qu’il ignore à quel moment on va le publier. Ce n’est donc pas de sa faute si sa publication, déjà imprimée plus qu’aux deux tiers lorsqu’il apprend l’intention de Schmidt de publier les traités du codex Bruce, a devancé celle du chercheur allemand191. En outre, Amélineau se défend des reproches de Schmidt, particulièrement celui de ne pas connaître la question du gnosticisme et des rapports fantaisistes qu’il a « trouvés entre les doctrines de l’ancienne Égypte et les doctrines gnostiques »192.

Schmidt n’allait pas laisser Amélineau avoir le dernier mot. Dans la livraison de mars 1892 des Göttingische gelehrte Anzeigen193, il répond longuement à la réponse d’Amélineau en reprenant les points contestés par Amélineau. Schmidt argumente à neuf et défend ses positions une par une; cette dernière critique de Schmidt resta sans réponse.

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