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CHAPITRE 1 L’ÉTAT DE LA RECHERCHE

5. Synthèse des connaissances et limites

Dans le cadre de cet état de la recherche, l’ensemble des contributions présentées dans les champs disciplinaires de la psychologie, du leadership, de la théologie et des études religieuses, fait ressortir l’importance et la pertinence de chacun des regards dans l’analyse globale du sujet à l’étude pour rompre avec la sectorisation des savoirs. Cette section présente une synthèse des connaissances sur le processus de croissance spirituelle et son rôle dans le développement d’une conscience postconventionnelle et transpersonnelle ainsi que les limites des écrits disponibles à ce jour dans le but de situer notre étude par rapport à ce qui s’est fait sur le sujet et de montrer la pertinence de notre question de recherche.

D’abord, on constate que le développement humain s’élève toujours vers plus de conscience pour toujours plus de complexité ayant pour effet d’approfondir le centre de son être afin d’atteindre un état supérieur d’unification intérieure. De même que l’histoire de l’Univers et de la Vie racontée par la science est celle d’une montée de complexité et de conscience217, les études en psychologie,

en leadership, en théologie et études religieuses indiquent que le développement humain n’est pas un mouvement qui nous emporte « dans une sorte de tourbillonnement circulaire fermé », mais « progresse méthodiquement, irréversiblement, vers des états de conscience de plus en plus élevés »218 pour atteindre un état supérieur déterminé, caractérisé par un état d’unité que l’on

associe au niveau transpersonnel. Comme le font remarquer les auteurs, à ce niveau de développement, la personne est en lien avec une dimension d’ordre spirituel se manifestant en elle-

217 Dans un texte sur la question du bonheur, Pierre Teilhard de Chardin, paléontologue et jésuite, distingue trois

attitudes fondamentales adoptées en fait par les hommes en face de la Vie : 1) des fatigués – pessimisme et retour au passé; 2) des bons vivants – jouissance du moment présent; 3) des ardents – élan vers l’avenir. Il s’agit de « trois types d’Homme que nous portons en germe, chacun au fond de nous-mêmes– et entre lesquels, en fait, se divise depuis toujours l’Humanité autour de nous » (p. 51). Ces trois attitudes manifestent trois formes de bonheur : 1) bonheur de tranquillité; 2) bonheur de plaisir; 3) bonheur de croissance ou de développement. D’après ce penseur, « l’univers n’est pas fixe “ontologiquement” – mais il se meut, depuis toujours, dans le tréfonds de sa masse entière, suivant deux grands courants contraires : l’un entraînant la Matière vers des états de désagrégation extrême; l’autre aboutissant à l’édification d’unités organiques dont les types supérieurs, astronomiquement complexes, forment ce que nous appelons “le monde vivant” » (p. 54-55). Par ailleurs, « dans le Monde, écrit-il, la vie s’élève toujours vers plus de conscience pour toujours plus de complexité, – comme si la complication grandissante des organismes avait pour effet d’approfondir le centre de leur être. Or, comment s’opère-t-elle, en fait et dans le détail cette marche à la plus haute unité? » (p. 56). Ainsi, pour ce chercheur, « scientifiquement et objectivement, l’unique réponse faisable aux appels de la Vie est la marche du progrès » qui est associée au seul vrai bonheur appelé « le bonheur de croissance ou de mouvement » (p. 56). Pierre TEILHARD DE CHARDIN. « Réflexions sur le bonheur », dans Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Réflexions sur le bonheur. Inédits et témoignages, Coll. « Cahiers Pierre Teilhard de Chardin », n° 2, Paris, Les Éditions du Seuil, 1960, p. 51-56.

même. Les auteurs appellent cette dimension, le centre de l’Être (Maslow, Dürckheim), le Soi (Jung, Assagioli), l’Ultime, l’Inconditionnel, la réalité dernière, le Transcendant (Oser et Gmünder); the Self (Alexander); le spirituel (Pauchant); la source de créativité (Scharmer); l’Autre (de Certeau); Dieu (Benefiel, Roy, Lonergan, d’Avila).

Ensuite, on remarque que le processus d’unification intérieure se déploie en trois temps : centration, décentration et surcentration. Il s’agit de « trois mouvements successifs et conjugués » qui sont reconnaissables « dans le processus de notre unification intérieure, c’est-à-dire de notre personnalisation ».219 Comme le souligne Teilhard de Chardin, « pour être pleinement soi et vivant,

l’Homme doit : 1) se centrer sur soi; 2) se décentrer sur l’“autre”; 3) se surcentrer sur un plus grand que soi ».220 Le vrai bonheur est, selon lui, un bonheur de croissance : unité en soi, union avec les

autres et union avec le centre de son être. Or ces trois phases sont observables dans les travaux présentés dans les trois domaines disciplinaires. Les écrits montrent qu’il y a d’abord une grande loyauté aux valeurs du groupe, c’est-à-dire envers des autorités extérieures. Puis, un mouvement de centration s’opère, à partir du dernier stade conventionnel, par un transfert du centre de référence de l’extérieur vers l’intérieur de soi, ce qui amène la personne à découvrir son identité propre selon ses propres cadres de référence. Il s’agit ici d’un processus d’unification de soi-même au cœur de soi-même221. Ensuite, ayant atteint une véritable autonomie et reconnaissant son interdépendance

par rapport aux autres, la personne entre alors dans un mouvement de décentration pour s’éveiller à la conscience du monde qui se déploie essentiellement au dernier stade postconventionnel. C’est alors qu’elle expérimente l’union de son être avec d’autres êtres, ses égaux222. Comme ce

mouvement d’expansion se poursuit grâce à l’amour, la Vie l’invite à entrer dans un mouvement de surcentration, par la subordination de sa vie à une vie plus grande que la sienne223. À ce niveau

219 Ibid., p. 56.

220 Être, selon l’auteur, c’est d’abord « se développer soi-même ». Ensuite, aimer, c’est « se donner à un autre égal à

soi ». Enfin, adorer, c’est « soumettre et ramener sa vie à plus grand que soi ». Autrement dit, il importe d’abord de travailler toute sa vie durant à s’organiser, c’est-à-dire à porter toujours plus d’ordre, plus d’unité dans ses idées, ses sentiments, sa conduite. « Être, c’est d’abord se faire et se trouver. » Ensuite, pour grandir, on ne peut se couper des autres ou tout ramener à soi. Voilà pourquoi l’amour pousse l’être humain à associer son « centre individuel avec d’autres centres choisis et privilégiés » pour se compléter. Il s’agit ici d’élargir la base de son être, c’est-à-dire de s’adjoindre « de l’Autre ». Enfin, pour être pleinement soi-même, on doit soumettre et ramener sa vie à un plus grand que soi, c’est-à-dire à un centre d’ordre supérieur, à une Totalité organisée. Ibid., p. 57-59.

221 Ibid., p. 61. 222 Ibid., p. 61. 223 Ibid., p. 61.

transpersonnel marqué par un état d’unification intérieure, la personne a su dépasser sa propre individualité en intégrant les deux réalités, l’existentiel et l’essentiel.

Par ailleurs, on note que les expériences spirituelles se manifestent sous diverses formes et produisent des effets dans ce monde : les expériences-sommets chez Maslow, les expériences intérieures chez Jung (les rêves, les visions, les intuitions profondes, les expériences numineuses ou spirituelles), les expériences du supraconscient chez Assagioli (l’intuition, l’illumination, le génie, l’activité créatrice, les expériences mystiques), la Grande Expérience chez Dürckheim, l’expérience d’une conscience de Soi élargie chez Alexander, l’expérience spirituelle chez de Certeau, les expériences de transcendance chez Roy, l’expérience religieuse chez Lonergan, l’expérience de l’amitié avec le Christ chez Thérèse. Ces expériences se situent à mi-chemin entre la conscience ordinaire (axe horizontal – extravertie et pragmatique, présence à soi et au monde) et la conscience transcendante (axe vertical – intériorisation et unification, détachement de son moi et centration sur un ordre supérieur, présence à la transcendance au fond de soi).

De plus, on observe que le processus d’unification intérieure peut être soutenu par des démarches d’intériorisation constituées d’étapes : le processus d’individuation selon Jung; la psychosynthèse d’Assagioli; la voie initiatique selon Dürckheim; la théorie U selon Scharmer; la démarche spirituelle selon Benefiel; la démarche transcendantale de Lonergan; le chemin de la contemplation selon Thérèse. Ces approches impliquent des processus de guérison intérieure, un travail sur la connaissance de soi, des pratiques et des exercices favorisant l’expérience du transcendant, en vue de manifester davantage ce que nous sommes au plus profond de notre être. Il s’agit ici, pour la personne, de reconnaître l’existence de son être véritable, son essence, et d’apprendre à se laisser guider par cette source intérieure.

Quant aux pratiques et aux techniques, on remarque qu’elles sont multiples, soit empruntées à d’autres courants psychothérapeutiques ou issues des traditions spirituelles ou mystiques, soit créées de toute pièce par les auteurs.224 D’ailleurs, Pauchant et Scharmer constatent que plusieurs

leaders et innovateurs ont recours à des pratiques spirituelles de méditation et de contemplation, de

224 En effet, divers exercices et techniques sont proposés par les auteurs, tels que l’observation de soi, l’exercice de

désidentification, l’étude des rêves, la méthode de l’imagination active, l’écoute intérieure, la méditation, la vie quotidienne comme exercice, l’oraison, etc.

l’Orient et de l’Occident, ainsi qu’à des maîtres spirituels pour cultiver la conscience transpersonnelle. Pour Alexander, en effet, la méditation transcendantale joue un rôle important pour « dé-cristalliser » le développement humain et faire l’expérience d’une conscience de Soi élargie. De même, Assagioli et Dürckheim accordent une grande importance à la méditation qui est un instrument de percée vers le Soi, le centre de l’Être. Alors que Thérèse soutient que la pratique de l’oraison permet d’accéder au centre de l’âme où Dieu habite. On remarque aussi chez certains auteurs (Dürckheim, Benefiel, Scharmer, de Certeau et d’Avila) que le processus de croissance spirituelle est à la fois, un processus discontinu et continu, avec des périodes de vide et de plénitude en alternance.

Enfin, il semble se dégager chez certains auteurs une orientation convergente indiquant que les crises et les épreuves jouent un rôle clé dans la transition d’un stade de conscience à l’autre (Oser et Gmünder, Benefiel), dans le développement d’un niveau de conscience transpersonnel (Parameshwar) et dans l’éveil spirituel (Jung, Assagioli, Dürckheim, de Certeau). Avec la notion de rupture instauratrice, de Certeau montre que dans un contexte de crise où les cadres de référence sont devenus incertains dans l’axe horizontal, un espace de naissance s’ouvre permettant d’opérer une transformation profonde, c’est-à-dire de se décentrer de soi pour s’élever sur l’axe vertical et ainsi s’éveiller à la conscience du monde. C’est en effet dans l’expérience de rupture que surgit l’expérience spirituelle qui constitue l’élément moteur d’élévation de la conscience qui est un lieu d’émergence du neuf. Et, c’est aussi le point de départ d’un cheminement. En outre, le combat contre les épreuves, la question de la souffrance et du sens de la vie humaine ont permis à des leaders en innovation sociale (Parameshwar) de développer leur capacité à transcender leur Ego, leur expérience personnelle, pour se réorienter vers une cause supérieure. D’ailleurs, pour Lonergan, le dépassement de soi « self-transcendence » est un triple mouvement de sortie de soi qui peut impliquer une conversion intellectuelle, morale ou religieuse sur le chemin de l’authenticité. Puis, on constate que le discernement spirituel, constitué de deux pôles, la prière et l’action, vise à développer l’activité de la conscience éveillée, permettant ainsi d’être sans cesse relié à la source afin de se laisser guider par elle pour être capable de faire face aux circonstances de la vie qui entraînent des bouleversements.

Si les écrits permettent de voir le phénomène à l’étude dans sa globalité, les connaissances actuelles présentent néanmoins des limites importantes. D’abord, ces études reconnaissent la place du développement spirituel dans la construction de l'identité des leaders en innovation sociale, comme vecteur de transformation personnelle, organisationnelle et sociétale. Toutefois, les auteurs en psychologie et en leadership font intervenir le spirituel au niveau transpersonnel, soit à un niveau de développement tardif, parce que c’est là qu’il est le plus visible. Or le phénomène spirituel est imprévisible et peut faire irruption à toutes les étapes de développement et produire des effets dans la vie relationnelle. Ce phénomène constitue un angle mort pour plusieurs chercheurs dans notre champ d’étude qui ne le perçoivent pas. D’ailleurs, les écrits en leadership montrent que la spiritualité est une notion ambiguë dans la littérature et que ses fondements essentiels demeurent flous.

Ensuite, les études en psychologie et en leadership soutiennent que le développement transpersonnel est réservé à une élite, des personnalités « exceptionnelles ». Or la théologie spirituelle considère que ce niveau de conscience est une potentialité qui est accessible à toute personne capable de cheminer, y compris les personnes issues de divers mouvements sociaux. C’est d’ailleurs ce que nous verrons dans le chapitre 3 qui circonscrit le cadre culturel du changement sociétal dans lequel la contribution de ma thèse s’inscrit. Des études sociologiques montrent que depuis quelques décennies, il y a une démocratisation des acteurs de changement en innovation sociale. Ces leaders ne sont plus uniquement membre d’une élite. On voit naître des minorités actives issues de la société civile et provenant de milieux forts variés qui s’engagent dans la transformation sociale.

Notons aussi qu’il y a dans la littérature une certaine variété dans la description des étapes et des moyens. Une analyse comparatiste pourrait peut-être aider à systématiser cela davantage. Enfin, la compréhension de la spécificité de la spiritualité dans le développement de la conscience suscite encore des interrogations. Il existe en effet une méconnaissance dans la littérature quant au processus de croissance spirituelle et son rôle dans le développement d’une conscience postconventionnelle et transpersonnelle chez les acteurs de changement, dans un contexte de crises et d’innovations sociales, et dans un monde d’interdépendance croissante. De fait, les écrits ne

proposent aucun modèle théorique du processus de croissance spirituelle et son rôle dans le développement de la conscience.

Ces zones d’ombres dans les écrits scientifiques nous incitent donc à explorer, non seulement la pointe de l’iceberg, mais aussi ce qui est caché. Aussi, nous croyons essentiel d’approfondir le sujet à l’étude afin de donner des clés de compréhension et de soutenir les acteurs de changement dans leur cheminement spirituel visant à cultiver une nouvelle forme de leadership inspirant pour le XXIe siècle. Pour ce faire, nous proposons de comparer les travaux de trois auteurs s’inscrivant

dans chacun des champs disciplinaires et qui se sont intéressés à notre objet d’étude : Thérèse d’Avila en théologie spirituelle, Karlfied Graf Dürckheim en psychologie transpersonnelle et Otto C. Scharmer en leadership. Ces trois auteurs se situent à l’intérieur du paradigme de la modernité qui place le sujet au centre du monde. Ils s’inscrivent dans trois périodes distinctes marquées par des tournants majeurs dans l’histoire humaine. Thérèse d’Avila (1515-1582) se situe au XVIe

siècle, dans la période de la Renaissance, qui est à l’aube de la modernité et qui voit se répandre un nouveau courant de pensée, l’humanisme. Quant à Dürckheim (1896-1988), il s’inscrit au XXe

siècle, dans le contexte d’après-guerre et ses traumatismes et c’est la compréhension de l’être et du processus d’humanisation qu’il fut amené à revisiter. Alors que Scharmer (1961- ) se situe à notre époque, la modernité avancée, marquée par des crises systémiques nécessitant un cheminement individuel et collectif afin de parvenir à une plus grande maturité humaine et spirituelle pour sortir de l’impasse actuelle. De plus, ces trois auteurs empiristes, une femme et deux hommes de processus, se complètent pour comprendre davantage le développement de la personne dans ce paradigme de la modernité. Chacun en effet a développé une démarche intégrant la dimension spirituelle pour répondre aux besoins de leurs contemporains.

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