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CHAPITRE 3 LE GRAND TOURNANT VERS UN CHANGEMENT CULTUREL

2. Le passage du monde de la société à celui de l’individu

2.1. Le déclin des déterminismes sociaux et la montée d’un individualisme libérateur

De nombreux observateurs soutiennent que le monde, dans lequel nous vivons, est en pleine mutation. Les transformations sociales, culturelles et économiques survenues depuis les années 1960 sont si considérables et se sont déroulées à un rythme impressionnant qu’elles ont fortement ébranlé l’idée de modernité. Les uns avancent la question de la sortie de la modernité et l’entrée de l’humanité dans une ère nouvelle, défendant la notion de postmodernité383 ou d’âge global384. Les

autres nous parlent « de crise ou de nouveau stade de la modernité », préférant utiliser, par exemple, la notion de modernité tardive.385 D’autres évoquent le concept de modernités multiples pour rendre

382 Propos d’Alain TOURAINE sur un nouvel essai intitulé La fin des sociétés. Propos recueillis par Jean BIRNBAUM,

« Le social, voilà la frontière », Le Monde, 8 novembre 2013, p. 3.

383 Voir Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Coll. « Critique », Les Éditions de Minuit, 1979, 128 p.

Michel WIEVIORKA. « Un autre monde […] », p. 15.

384 Martin ALBROW. The Global Age [...], 246, p.

385 Michel WIEVIORKA. « Un autre monde […] », p. 15. Notons qu’il existe une profusion de termes pour définir ce

nouveau stade ou cette seconde phase de la modernité : modernité tardive (Anthony GIDDENS, Modernity and Self- Identity. Self and Society in the Late Modern Age, 1991), ultramodernité (Jean-Paul Willaime, Sociologie des religions, 1995), haute modernité, sur-modernité, hypermodernité. Yves LAMBERT. « Religion, modernité, ultramodernité : une analyse en terme de "tournant axial" », Archives de sciences sociales des religions, n° 109, janvier-mars, 2000, p 88.

compte de la situation contemporaine et souligner « l’apparition de modèles multiples et distincts de modernités » dans le monde.386

Le consensus est désormais très large, selon Jean-Claude Kaufmann, « pour établir qu’une rupture historique s’est produite aux alentours des années 1960, séparant une première et une seconde phase de la modernité ».387 Nous sommes passés d’une situation où la plupart des gens vivaient

selon un schéma, restant pris dans des ensembles qui les définissaient, à une situation où chacun concevait son mode de vie comme une option parmi d’autres possibles388. Les travaux de François

Dubet sur le « programme institutionnel » montrent comment dans cette première modernité, les individus sont socialement construits par l’institution qui leur inculque, par le biais d’un rôle social, une identité conforme aux exigences de la vie sociale.389 Les personnes reçoivent par le haut, le

sens de leur destinée, fondé sur la croyance d’une « adéquation de la personne et du rôle ».390 Alors

que dans la phase présente de la modernité, le sens au contraire vient d’en bas, justement parce que « chacun est censé désormais pouvoir s’inventer librement et se définir lui-même. Il en résulte un questionnement nouveau, sans fin, sur l’identité ».391 Or, pour reprendre l’idée de Guy Bajoit,

« nous sommes aujourd’hui en train de traverser une époque de changement culturel profond » avec l’émergence de conditions nouvelles qui transforment tous les champs essentiels qui composent la vie sociale.392 Selon lui, « la place de l’individu dans la vie sociale concrète – en tant

386 Shmuel Noah EISENSTADT. « Une réévaluation du concept de modernités multiples à l’ère de la mondialisation »,

Sociologies et sociétés, vol. 39, no° 2, 2007, p. 200.

387 Jean-Claude KAUFMANN. Quand Je est un autre. Pourquoi et comment ça change en nous, Paris, Armand Colin,

2008, p. 13.

388 Ibid., p. 13-14; Charles TAYLOR. « Introduction », L’âge séculier, Traduit de l’anglais par P. Savidan, Montréal,

Boréal, 2011 [2007], p. 32.

389 François DUBET. Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002, p. 37, cité par Jean-Claude KAUFMANN,

L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin, 2004, p. 63.

390 François DUBET, Le déclin de l’institution, p. 340, cité par Jean-Claude KAUFMANN, L’invention de soi […],

p. 64.

391 Jean-Claude KAUFMANN. Quand Je est un autre […], p. 14.

392 L’auteur présente une synthèse de ces conditions, à partir des travaux entrepris par plusieurs observateurs depuis

les années 1970 lorsque les premiers symptômes d’une mutation de nos sociétés commencèrent à se manifester : 1) la critique de la modernité (Jürgen Habermas, Le discours philosophie de la modernité. Douze conférences, 1988; Alain Touraine, Critique de la modernité, 1992; Charles Taylor, Le malaise de la modernité, 1994; Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, 1997) qui serait entrée dans une étape marquée par la subjectivité, donc par la réflexivité (Anthony Giddens, 1987, 1991); 2) le temps d’incertitude et de vide culturel que nous sommes en train de traverser (Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, 1983; Yves Barel, La société du vide, 1984), et qui rendent nos sociétés de plus en plus complexes (Edgard Morin, La Complexité humaine, 1994); 3) le fait, essentiel que « la société » ne détermine plus les conduites sociales aussi directement que jadis; elle est devenue « liquide » (Zygmunt Bauman, Liquid Modernity, 2000), « gazeuse », (Marshall Berman, All that is Solid Melts into Air. The Experience of Modernity, 1982), voire, en un certain sens inexistantes

qu’acteur dans ses relations avec les autres et sujet dans ses relations avec lui-même – est devenue beaucoup plus importante » que dans le passé, et ce dans tous les champs relationnels. L’évolution culturelle affecte profondément les ressorts subjectifs des conduites humaines.393 Comme le

souligne cet observateur, « les conditionnements sociaux ne seraient plus aussi clairs et directs, et les acteurs, en pleine incertitude, voire anomie, seraient davantage livrés à leur libre-arbitre et seraient obligés de compter davantage sur leur réflexivité pour orienter et donner sens à leur existence personnelle; ce qui les inciterait à se conduire comme des individus-sujets-acteurs ».394

Selon Touraine, trois domaines d’études dominent actuellement la sociologie. Le premier, très visible en particulier aux États-Unis, « consiste à appliquer à la sociologie une pensée de type économique, attachée à comprendre les choix des acteurs et donc les formes, souvent très complexes, que prend la recherche rationnelle de l’intérêt ». Le deuxième domaine d’études, dont la diffusion est rapide, « est consacré à l’analyse des conséquences négatives de la disparition du “lien social” et aux efforts déployés pour le recréer ». Un troisième ensemble de recherches est

(Yves Barel, La société du vide, 1984; Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, 2006); 4) le fait que, dans un tel monde, le social est une construction continuelle (Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, 1986), que l’acteur y fait donc son retour (Alain Touraine, Le retour de l’acteur, 1984); 5) le constat que ces bouleversements nous font entrer dans l’ère de l’individu (Alain Renault, L’ère de l’individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, 1989), de l’ego (Jean-Claude Kaufmann, Ego. Pour une sociologie de l’individu, 2001), du narcissisme (Christopher Lasch, The Culture of Narcissism, 1978) et même de l’hyper-individualisme contemporain (Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, 1985); 6) le fait aussi que cet individu a besoin d’être sujet d’un tissu social de communication (Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel. T. 1 : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, 1981), d’informations (Manuel Castells, La Société en réseaux, 1998), d’interactions (Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1973), de transactions continuelles (Jean Remy, Maurice Blanc, 1985); 7) et, du même coup, que cet individu est en pleine crise d’identité (Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, 1991; Claude Dubar, La crise des identités, 2000), qu’il est incertain (Alain Ehrenberg, L’individu incertain, 1995) et fatigué d’être soi (Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, 1998), qu’il est pluriel (Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, 1998), livré à ses expériences (François Dubet, Sociologie de l’expérience, 1994) et à son processus d’individuation (Danilo Martucelli, Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, 2006), en recherche perpétuelle de reconnaissance, dans un monde de mépris (Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, 2006) et dans une société de risques (Ulbrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, 1986); 8) le fait enfin que, dans ces conditions, les frontières entre la sociologie et la psychologie deviennent moins rigides (Vincent Gaulejac, La névrose de classe, 1987) et que, dans ce flou généralisé, il serait vain, impossible, voire présomptueux, de vouloir élaborer une nouvelle théorie générale (Revue du MAUSS, Une théorie sociologique générale est-elle pensable?, 2004). Guy BAJOIT, « Le renouveau de la sociologie contemporaine », SociologieS, mis en ligne le 27 avril 2008, (page consultée le 16 janvier 2012), p. 2-4, http://sociologies.revues.org/1873.

393 Ces ressorts « conscients ou inconscients, volontaires ou involontaires de nos actions, sont des représentations que

l’acteur se fait de ses intérêts, de ses valeurs, de ses normes, de ses affects, dans un contexte matériel et technique donné. Et ces représentations sont évidemment culturelles : elles varient d’une société à l’autre, dans l’espace et le temps, avec les changements de cultures. » Ibid., p. 3-4.

consacré « aux acteurs plus qu’aux systèmes », représenté notamment par les travaux d’Anthony Giddens et de Jürgen Habermas.395 Les écrits de Touraine se rattachent à cet ensemble de

recherches, car dit-il, « c’est l’étude des acteurs, de leurs relations, de leurs conflits et de leurs négociations qu’il est urgent d’entreprendre ».396 Sa pensée est restée éloigné de la posture

intellectuelle qui déclare « en ruine la modernité elle-même » et annonce « notre entrée dans le post-moderne ».397 L’auteur défend plutôt l’idée que le modèle de la société se décompose de plus

en plus rapidement, tandis que les principes de la modernité fondés sur le rationalisme et le souci des droits humains universels, cherchent à s’imposer de plus en plus directement. Notre monde est de plus en plus dominé par des forces non contrôlées du marché, de la guerre et de la violence, mais il est en même temps « de plus en plus soucieux de choix moraux qui occupent désormais une place centrale dans la vie politique ».398 Selon lui, « loin d’être plongés dans un monde où ne

subsisteraient que l’intérêt et le plaisir, nous sommes placés de plus en plus clairement devant nos propres responsabilités d’êtres libres ».399

Touraine considère qu’aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de croire que « l’individu se forme en devenant citoyen »400 et « en s’intégrant à la société, à ses normes et à ses lois ».401 Il croit

au contraire que l’être humain devient un individu libre et responsable, « en se détachant des normes, des statuts et des rôles que les instances d’autorité et les “agences de socialisation” n’arrivent plus à lui faire accepter ».402 L’individu moderne est en effet de plus en plus défini par

rapport à lui-même et « la modernité est l’appel constant, au-delà des normes et des devoirs sociaux, à un universalisme des droits ».403 La décomposition de la société comporte autant

d’aspects négatifs que positifs. Or, pour résister à toutes les formes de violence, c’est à la modernité qu’il revient « de reconstruire des institutions qui ne seront plus au service de la société » mais à celui « de la liberté créatrice de chaque individu ».404 C’est dans ce passage vers un univers

395 Alain TOURAINE. Un nouveau paradigme […], p. 136. 396 Ibid., p. 149. 397 Ibid., p. 120. 398 Ibid., p. 127. 399 Ibid., p. 129. 400 Ibid., p. 143. 401 Ibid., p. 130. 402 Ibid., p. 143.

403 Selon l’auteur, l’individualisme moderne peut se dégrader en hédonisme manipulé par le marché et les médias,

« mais peut tout aussi bien être le lieu de l’appel au sujet dans son universalisme libérateur ». Ibid., p. 130.

404 « La désocialisation conduit à la destruction des liens sociaux, à la solitude, à la crise d’identité, dit-il, mais en

complexe et toujours changeant qu’a émergé l’idée du sujet. Il y a, selon l’auteur, deux phénomènes opposés qui se sont produits : « la désagrégation du moi, défini comme un ensemble de rôles, et la montée d’un individualisme conscient, réfléchi, défini comme la revendication pour soi-même, par un individu ou par un groupe, d’une liberté créatrice qui est sa propre fin, qui n’est subordonnée à aucun objectif social ou politique ».405 Le propre de la modernité, dit-il, « est vraiment autocréatrice

d’une manière qui peut convenir aux esprits agnostiques mais aussi à certains types de pensée religieuse, ceux qui soulignent la relation directe du fidèle avec Dieu, au-delà de tout attribut social ».406

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