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CHAPITRE 3 LE GRAND TOURNANT VERS UN CHANGEMENT CULTUREL

2. Le passage du monde de la société à celui de l’individu

2.5. Les acteurs postsociaux du mouvement démocratique

L’ère sociale s’achève et sa fin est menaçante pour les pays les plus anciennement industrialisés de l’Occident, observe Touraine. D’une part, « le chaos, la violence et la perte d’espoir les menacent » et d’autre part, ils peuvent aussi « inventer de nouvelles orientations culturelles, une nouvelle éthique et créer un nouveau type d’acteurs, portés par une conscience du sujet plus directe et plus

449 Ibid., p. 160-161. 450 Ibid., p. 198. 451 Ibid., p. 198-199

transparente que dans d’autres situations historiques ».453 Selon la lecture de Touraine. seuls de

nouveaux acteurs pourraient vaincre le chaos et la violence résultant de la dépolitisation et la désocialisation de l’économie mondiale. Pour que se forment des acteurs conscients et organisés, il est nécessaire « qu’ils puissent être éclairés et guidés par des réflexions portant sur le monde où ils devront agir ».454 Touraine affirme que « le pouvoir, les mouvements de libération, les projets

de réformes ne peuvent plus être ni politiques, comme au XIXe siècle, ni sociaux, comme au

XXe siècle ».455 En ce début de siècle marqué par des crises multiples, il s’agit de désigner, animer

et comprendre les mouvements de libération qui cherchent avant tout à mobiliser en nous une conscience de nous-mêmes capable de donner « une nouvelle vie à la démocratie née en Occident, pour qu’elle lutte contre tous les pouvoirs autoritaires dans toutes les parties du monde ».456

C’est en associant « l’universalisme des droits humains et de la raison avec la diversité des histoires et des cultures et des exigences de notre environnement, de la terre elle-même, menacée par notre désordre et nos excès » que nous pouvons, si nous le voulons vraiment, « vivre tous ensemble, égaux et différents, respectueux des autres ». Face à l’impuissance des gouvernements, à l’absence des acteurs sociaux, nous devons nous tourner vers nous-mêmes « pour nous exhorter au courage de l’espoir, à la volonté d’action, à l’effort de création, d’innovation, de modernisation » et regarder en face les dangers que nous courons. Il ne s’agit pas de faire appel aux armes, ni à la loi, ni à la révolution, mais « à la conscience de nous-mêmes, à la conviction que notre plus dangereux ennemi sont aujourd’hui notre inconscience, notre recherche de boucs émissaires, notre trop faible volonté de vivre, notre manque de passion pour l’égalité et pour les libertés ». Il convient au contraire se tourner vers le « sujet qui est en chacun de nous – et qui seul peut nous transformer en acteurs, en créateurs de notre avenir et de nous-mêmes – » et lui donner « la parole, afin qu’il nous parle et nous exhorte à la libération de nos projets ».457

Touraine considère que les nouveaux acteurs dans cette ère nouvelle sont appelés à développer une perspective globale qui transcende tout champ social particulier458. La formation du sujet comme

453 Ibid., p. 24-25. 454 Ibid., p. 27-28. 455 Ibid., p. 30. 456 Ibid., p. 31. 457 Ibid., p. 18-19. 458 Ibid., p. 279.

acteur n’appartient pas qu’à certains privilégiés mettant en valeur des actes héroïques ou des conduites exemplaires. Elle est une préoccupation chez la plupart d’entre nous qui vivons plus ou moins confusément, mais avec un degré de conscience qui s’élève rapidement dès que ces idées se diffusent dans le langage commun, dans les médias et à la télévision, qui transforment à leur tour les attentes du plus grand nombre. Pour Touraine, ce changement culturel est porté surtout par les femmes, car il implique la chute de la domination masculine et l’émergence d’une nouvelle culture qui libère hommes et femmes « de l’obsession de la production et de la conquête pour les faire entrer ensemble dans une culture de la conscience et de la communication ».459

Ses observations sur le terrain révèlent que les femmes inventent aujourd’hui un nouvel univers culturel, marqué par un discours sur elles-mêmes chargé d’espoir et d’initiatives460. Elle sont les

principales actrices du mouvement démocratique. Ayant été privées de droits, elles ont participé à « la reconstruction d’une expérience vécue qui est la capacité d’agir avec toute sa personnalité, corps et âme ».461 L’auteur distingue nettement le nouveau mouvement des femmes du féminisme

qui constitue un renversement de perspective, le passage « d’une vision critique de la société à une vision critique d’elles-mêmes », ce qui conduit à un mouvement d’affirmation de soi-même enracinée dans le rapport à soi qui entraîne des effets politiques créateurs.462 Les femmes ainsi

contribuent à construire un nouveau modèle culturel, par la reconstruction de l’expérience vécue qui accorde une importance à leur capacité de combiner « vie publique et vie privée, vie professionnelle et vie affective et familiale ». Elles donnent ainsi « la priorité au rapport de soi à soi sur le rapport de soi au monde à travers le travail, la technique, l’entreprise ».463 Ce qui est au

cœur de l’action des femmes aujourd’hui, c’est « cette volonté de reconstruction et de réintégration de l’expérience humaine » qui va beaucoup plus loin « que l’oscillation sans fin entre l’égalité et la différence ».464

459 Alain TOURAINE. Un nouveau paradigme […], p. 161. 460 Ibid., p. 180.

461 Propos recueillis par Jean BIRNBAUM. « Le social, voilà la frontière », p. 3.

462 Comme le souligne Touraine, « le féminisme s’adresse avant tout aux institutions pour exiger la reconnaissance des

mêmes droits aux hommes et aux femmes », alors que « le mouvement des femmes cherche d’abord à transformer la représentation que celles-ci ont d’elles-mêmes et les expressions de leur action collective ». Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 282.

463 Ibid., p. 288. 464 Ibid., p. 291.

Touraine constate que ce changement global de société conduit « au dépassement de l’opposition hommes/femmes à travers ce qu’on peut appeler une féminisation de la société ».465 Il donne le

rôle moteur au mouvement des femmes dans la formation de nouvelles institutions et d’une nouvelle culture, car elles apportent les motivations les plus globales. Dans un contexte postsocial, l’auteur vise « le mouvement démocratique, qui est seul à même de rivaliser dans sa globalité avec la domination capitaliste ».466 En effet, la transmission de la vie et la formation de la conscience de

soi et de la subjectivation permettent aux femmes « d’abolir la frontière entre le corps et l’esprit, la raison et le sentiment », donc d’inventer une culture et une vie sociale qui cherchent à mettre en valeur « la totalité de l’expérience, contre toutes les formes de dualisme et de polarisation ».467

Pour Touraine, « c’est bien le conflit des acteurs et du système qui définit la conflictualité dans les situations post-sociales contemporaines ». 468 Il existe dans cette ère postsociale un conflit central

entre deux formes opposées d’individualisme :

celle qui sépare l’acteur de la société en le définissant par des désirs, des besoins et des méthodes de poursuite de ses intérêts, et celle qui affirme le droit de l’individu d’être un acteur autonome cherchant à défendre et à renforcer son autondétermination. Ces deux conceptions opposées nous rappellent que l’enjeu commun aux adversaires est bien l’individualisme et la forme sociale qu’il doit revêtir. Elles correspondent, pour l’une, aux intérêts des dirigeants économiques et, pour l’autre, aux demandes de ceux qui sont privés d’autonomie ou qui sentent celle-ci menacée.469

Cet enjeu culturel ne concerne plus l’organisation sociale, ni même des croyances ou des appartenances, mais plutôt un rapport de soi à soi, la conscience et la volonté d’autodétermination et d’autocréation.470 Touraine pense que trois conditions doivent être réunies pour qu’un choix

465 L’auteur insiste sur l’opposition entre « un mode masculin de modernisation qui repose sur le creusement des

inégalités et des différences et un mode féminin de modernisation, dont la logique principale est de dépolariser la culture et la société, de mêler et de mélanger ce qui était séparé, jusqu’à créer l’ambiguïté et l’ambivalence ». Il fait le constat que « c’est bien dans la femme que le corps et l’esprit, l’émotion et la raison s’unissent le plus complètement, alors que l’élite dirigeante masculine a si longtemps voulu séparer, opposer, hiérarchiser ces deux dimensions, ce qui enfermait les femmes dans un statut d’infériorité ». Ibid., p. 292-293.

466 Ibid., p. 295-296. 467 Ibid., p. 363.

468 Pour ce penseur, la démocratie « consiste à intégrer un ensemble social diversifié tout en reconnaissant et respectant

des droits particuliers à des groupes minoritaires ou majoritaires éloignés du pouvoir ». Il s’agit de « l’opposition entre la société civile définie par la pluralité des acteurs et par leurs relations et le pouvoir, et en particulier le pouvoir financier globalisé, en sachant que ce conflit se manifeste dans la plupart des domaines de la vie sociale » (p. 344). Ibid., p. 343.

469 Ibid., p. 269.

470 Selon l’auteur, c’est à « cet enjeu que les deux conceptions opposées de l’individualisme essaient l’une et l’autre

individuel ou collectif mette en jeu le sujet. La première condition est « la conscience de l’universalité de l’enjeu ». La deuxième est « l’engagement de la personnalité tout entière dans ce choix ». Enfin, la troisième condition est « que ceux qui font des choix opposés soient reconnus comme engagés au même niveau, le plus élevé, dans leur conflit et leur débat avec des adversaires ».471

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