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CHAPITRE 3 LE GRAND TOURNANT VERS UN CHANGEMENT CULTUREL

3. Des acteurs en marche vers une conscience postconventionnelle

3.3. Des modernistes aux créatifs culturels

3.3.3. Le rite de passage : séparation, transition, intégration

Nous venons de voir comment un grand courant de changement semble s’imposer avec la présence des créatifs culturels. Pour Ray et Anderson, nous vivons dans une période de transition entre deux époques, un passage « entre deux visions du monde, deux ensembles de valeurs, deux modes de vie – une époque entre les récits, entre les discours ».549 Cet entre-deux peut sembler terrifiant, car

il peut être à la fois un espace de mort et d’ouverture fertile à la vie, une situation paradoxale550.

En faisant appel à d’autres observateurs pour comprendre les périodes de transition d’une époque à l’autre, les auteurs rappellent la pertinence des rites de passage de nos ancêtres. L’historien des 546 Ibid., p. 278-280. 547 Ibid., p. 281 et 283. 548 Ibid., p. 307. 549 Ibid., p. 351. 550 Ibid., p. 362-363.

cultures, Richard Tarnas, soutient la thèse que la culture occidentale est en train de vivre un rite de passage collectif « vers une nouvelle vision du monde et de l’univers, et de notre place en son sein ».551 Un rite de passage, selon Ray et Anderson, est constitué de trois étapes, la séparation,

l’entre-deux et l’intégration :

À l’étape de Séparation, le système s’éloigne des vieux soutiens institutionnels et des conventions sociales habituelles. […] A l’étape suivante, l’Entre-deux, le système subit une ou plusieurs « méga-crise(s) ». La planète ou en tout cas des régions entières du globe, tombe dans un « trou ». Dans un rite de passage traditionnel, c’est l’étape liminale où le néophyte perd son ancienne identité et son statut protégé se dissout. Il devient « rien ni personne », entre les deux. Il n’est plus qui il était, il n’est pas encore celui qu’il va devenir. Si l’on n’est pas préparé à cette étape, elle donne l’impression qu’on est mort. Et si l’on est préparé et ouvert aux influx de l’esprit, et bien cela ressemble toujours à la mort.552

Pour que le processus aboutisse, nous devons compter sur des compétences : mémoire collective, sagesse, savoir-faire technique, compassion, générosité, imagination, intelligence, volonté d’apprendre, persévérance et courage. Toutefois, ce qui importe, « c’est la nécessité de pouvoir envisager notre avenir collectivement. Une vision pour l’avenir, c’est ce qui permet à une société de s’engager à s’efforcer d’améliorer le monde et de le rendre plus viable. […] Et rien ne touche plus profondément l’imagination collective qu’une bonne histoire qui énonce clairement les vérités qu’il nous faut entendre. »553

Pour Ray et Anderson, notre époque ne dispose d’aucun modèle structuré d’initiation pour une société en pleine transformation. D’ailleurs, notre culture n’offre plus aux jeunes de telles initiations :

Si les rites de passage peuvent servir à décrire le passage décisif d’une société entière à un mode de vie radicalement différent, ils sont avant tout, la plupart du temps, des procédures rituelles explicitement « transformatives », conçues pour accompagner un initié à travers des rencontres bouleversantes avec les aspects les plus sombres de l’existence. Ils commencent systématiquement par une séparation de l’ancien mode de

551 Richard TARNAS. « The Great Initiation », Noetic Sciences Review, n° 47, 1998, cité par Paul H. RAY et Sherry

Ruth ANDERSON. L’émergence des Créatifs Culturels […], p 376. Par ailleurs, plusieurs observateurs prévoient « un changement de mentalité à l’échelle planétaire » (p. 377).

552 Ibid., p 377.

553 C’est une histoire inspirante qu’il nous faut pour se libérer de l’ancien discours, un autre cadre de référence pour

nous soutenir dans cette transition vers une rive nouvelle. « Ce qu’il faut, c’est une vision de l’avenir qui soit vraie et fidèle à l’esprit d’une culture et qui ainsi puisse servir d’inspiration pour l’instauration d’un nouveau mode de vie. » (p. 380) Le récit de l’Exode est un bel exemple de l’histoire d’un peuple qui veut se libérer d’une manière de voir, de penser et de faire qui les étouffe, et qui effectue la longue et pénible traversée d’un discours à l’autre. Ibid., p 379.

vie. L’initié traverse ensuite un seuil, souvent concrètement matérialisé par un espace ou un endroit séparé du reste du monde, où l’effeuillage de son ancien moi est poursuivi jusqu’à la dissolution complète de son identité habituelle. C’est le vide fertile, le lieu de la mort et de la renaissance. Comme le raconte un shaman caribou esquimau, […] : « Je suis mort à plusieurs reprises durant ces trente jours et j’ai appris et découvert ce qu’on ne peut apprendre et découvrir que dans le silence et le vide, loin des foules, dans les profondeurs. J’ai entendu la nature elle-même me parler d’une voix douce et maternelle, pleine de sollicitude et d’affection. Parfois aussi, elle sonnait comme des voix d’enfants ou bien encore comme la neige qui tombe, et elle disait : n’aie pas peur de l’univers ».554

Le rite de passage est conçu pour amener l’initié jusqu’à un point de sécurité intérieure absolue. Il doit lui ouvrir les portes d’une connaissance dont il ne pourra plus jamais se défaire. C’est la certitude de cette connaissance qui « fait mûrir » le néophyte et rend possible la troisième et dernière étape du rite : le retour, auréolé des dons de la sagesse et d’un sens plus profond de sa responsabilité envers les autres et la communauté en général.555

Pourtant, constatent-ils, malgré l’absence de rites de passage formels, les créatifs culturels sont en train de vivre leur propre transition, chacun à leur façon. « Chaque personne suit sa propre voie, et cette voie est unique, mais les histoires vécues peuvent servir de guide et donner des repères pour les périples à venir. »556 Les récits des créatifs culturels peuvent être une source d’inspiration pour

ceux et celles qui traversent cette phase de déconstruction afin d’atteindre une plus grande maturité. Plusieurs en effet ont quitté le territoire des modernistes en quête d’authenticité, de liberté, de sens, de connaissance et ont exploré de nouvelles contrées, bien souvent seuls et à contre-courant de la culture dominante, sans le soutien ou la présence de guides ou de repères à suivre. Ils ont appris dans leur parcours à cheminer dans l’inconnu, à faire face à l’imprévu et surtout à faire confiance à la vie en suivant le courant qui les guidait et les portait vers de nouveaux horizons, de nouveaux possibles, de nouvelles rives. Cette longue traversée qu’est la transition, est un passage nécessaire pour « se détacher des valeurs culturelles qui constituaient leur identité » et s’aventurer dans l’entre-deux.557 De plus, Ray et Anderson observent qu’« en l’absence d’une communauté ou de

vieux sages sur lesquels s’appuyer », de nombreux créatifs culturels ont découvert dans leur cheminement des auteurs issus du monde contemporain ou de traditions spirituelles, des compagnons de route, qui ont non seulement stimulé leur réflexion, mais ont également été des

554 Racontée par l’Esquimau Caribou Igjugarjuk à Knud Rasmussen dans les années 1920. Richard TARNAS. « The

Great Initiation », cité par Paul H. RAY et Sherry Ruth ANDERSON. L’émergence des Créatifs Culturels […], p. 384.

555 Paul H. RAY et Sherry Ruth ANDERSON. L’émergence des Créatifs Culturels […], p. 383-384 556 Ibid., p. 385.

« alliés, accessibles et silencieux » dans cette longue période d’incubation qu’est la transition.558

De nombreuses années se sont écoulées dans l’ombre, à l’écart des projecteurs, pour se recentrer sur l’essentiel. Ce long processus de détachement nécessite un travail de longue haleine, en général une dizaine d’années selon les témoignages pour se détacher du système et accéder à leur propre source intérieure d’autorité559.

Selon les observations de Ray et d’Anderson, « effectuer la traversée signifie toujours subir un profond changement d’identité. On n‘est tout simplement plus qui on croyait être. Et pour reprendre sa vie quotidienne, il faut une période d’intégration, de réintégration. » Cette dernière étape du rite de passage, l’intégration ou le retour, « est le moment où l’on apporte à la communauté les présents de l’initiation », « les moissons de la sagesse ». Il s’agit ici de « l’acquisition d’une sagesse, d’une connaissance qui vient du cœur même du mystère. Plus nous sommes ouverts et plus notre chance de faire l’expérience de cette vérité est grande. Un altruisme plus grand, une empathie plus profonde et une confiance plus totale dans la vie elle-même sont les fruits que les gens semblent récolter à la fin de ce processus. »560

Conclusion

Nous venons de présenter le cadre contextuel de notre époque, la modernité avancée, dans lequel émerge le phénomène de la spiritualité comme vecteur de développement d’une conscience postconventionnelle chez les acteurs de changement en innovation sociale. Les trois parties de ce chapitre – l’analyse sociale, l’approche théorique et les pratiques culturelles – montrent que depuis les années 1960, il y a une démocratisation des acteurs de changement qui se manifestent par des mutations profondes au niveau de la conscience, des représentations que le sujet se fait de lui-même et de son rapport au monde. D’abord, l’analyse sociale a mis en lumière des périodes historiques qui illustrent ce changement vers un niveau de conscience postconventionnel. Des événements mondiaux ont entraînés des ruptures profondes dans la conscience des personnes à l’échelle de la planète. Comme nous l’avons vu avec de Certeau, l’événement est un lieu où s’inscrit une rupture. Avec la notion de rupture instauratrice, l’auteur montre que dans un contexte de crise où les cadres de références sont devenus incertains, « une organisation de l’intelligibilité s’est rompue et cette

558 Ibid., p. 404. 559 Ibid., p. 406-408. 560 Ibid., p. 416.

rupture ouvre un espace de naissance » pour une création nouvelle.561 Ainsi, la rupture instauratrice

est un lieu d’émergence du neuf. Cette expression n’a pas de connotation négative, au contraire elle cherche à libérer la personne en ouvrant l’espace de la lumière, donc de la vie afin qu’elle chemine. Des événements font irruption, nous bousculent, nous transforment et ce n’est que longtemps après que le sens et l’intelligence viennent. Ces moments marqués par une rupture peuvent être associés à une conversion qui génère un changement de perspective, de valeurs et de mode de vie. D’ailleurs, nous avons vu que les événements mondiaux ont contribué au développement d’une pensée globale du monde entier, d’une conscience planétaire qui nous fait découvrir l’unité des problèmes. Cette conscience commune apparaît pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et permet de mieux envisager l’avenir de l’humanité sur la Terre. En effet, des personnes se sentent appelées à cheminer pour devenir des acteurs de changement afin de participer à l’élaboration de leur histoire personnelle et à celle du monde. Comme le disait si bien Gandhi : « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde. »

Ensuite, la description théorique a montré le processus qui permet de faire le passage d’un niveau de conscience conventionnel à un niveau postconventionnel en mettant en relief un mouvement d’ensemble observable dans le monde contemporain. Nous assistons depuis quelques décennies au passage du monde de la société à celui de l’individu, marqué par le déclin des déterminismes sociaux et la montée d’un individualisme libérateur. Il s’agit ici d’un cheminement parcouru par des femmes et des hommes qui ont répondu à l’appel et ont fait un travail intérieur pour entreprendre le passage d’une construction de soi en vue de répondre aux attentes des autres et aux valeurs souhaitées socialement, à une quête de soi authentique qui part de l’expérience du sujet pour déterminer ce qui fait sens pour lui. Si le paradigme de la modernité place la personne au centre du monde, c’est aujourd’hui que repose sur elle l’enjeu d’un monde plus vivant et plus humain. D’ailleurs, Touraine constate que pour être des acteurs de changement dans le monde, il faut d’abord se transformer soi-même. En faisant un retour sur soi, la personne découvre dans son for intérieur la présence du sujet qui tente de construire sa propre vie, tout en luttant contre toutes les formes de domination qui menacent son autonomie et sa capacité de se saisir comme un sujet

561 Notons qu’il y a chez de Certeau « une formidable confiance en la capacité humaine à créer des significations dans

un monde sans orient ni stabilité. » Gérard BAILHACHE. « Variations sur la rupture instauratrice », dans Revue projet, vol. 5, n° 277, 2003, p.43-46, (page consultée le 11 mars 2015), http://www.revue-projet.com/articles/2003-5- variations-sur-la-rupture-instauratrice/.

intégré. La conscience du sujet ne se forme qu’en se distançant des normes sociales institutionnalisées et par un détachement du moi. Cette rupture est nécessaire pour que le sujet puisse se définir en réfléchissant sur lui-même et en s’autolégitimant. C’est en défendant et en construisant sa singularité que le sujet donne, à travers ses actes de résistance, un sens à son existence. Pour Touraine, le sujet est avant tout porteur de droits universels qui doivent être au sommet de toutes les lois. C’est ce qui explique l’émergence en ce XXIe siècle d’un nouveau type

d’acteurs, portés par une conscience du sujet plus directe et plus transparente que dans d’autres situations historiques, et luttant pour l’humanisation du monde.

Enfin, des observations sur le terrain ont fait voir qu’il y a synchronie entre les trois groupes cibles, des ressemblances entre des acteurs apparemment distincts qui s’inscrivent dans ce mouvement d’ensemble et qui sont en marche vers un niveau de conscience postconventionnel. Le mouvement ouvrier, la figure du pratiquant régulier et les traditionalistes/modernistes manifestent un niveau de conscience conventionnel, c’est-à-dire une tendance à privilégier de façon plus ou moins consciente les valeurs, les croyances et les formes culturelles du groupe social d’appartenance et à s’en servir comme modèle de référence. Très attentifs aux normes sociales, ces acteurs se conforment au sens imposé de l’extérieur, ce qui renvoie au premier stade de conscience conventionnel. En revanche, dans un contexte de modernité avancée marqué par des bouleversements majeurs, les nouveaux mouvements sociaux, la figure du pèlerin et les traditionnalistes/modernistes en transition562 représentent des acteurs qui ont amorcé la première

phase du processus de croissance spirituelle qui consiste à se détacher des autres et du monde pour « se centrer sur soi »563. Comme nous l’avons vu, ce mouvement de centration se déploie

essentiellement au dernier stade de conscience conventionnel et au premier stade de conscience postconventionnel, par un transfert du centre de référence de l’extérieur vers l’intérieur de soi. Rappelons que le niveau conventionnel se distingue par une prise de distance critique et un affranchissement graduel des façons de voir, de penser et d’agir intériorisées au fil de la socialisation. Ainsi, ces acteurs cherchent à bâtir leur identité personnelle selon leurs propres cadres de référence. Or, il semble que les mouvements globaux, la figure du converti et les créatifs

562 Rappelons que d’après Ray, près de 10 % de la société américaine, soit les traditionnalistes et les modernistes, est

en transition vers le courant des créatifs culturels.

563 Nous nous référons ici au processus d’unification intérieure qui se déploie en trois temps : centration, décentration

culturels564 ont expérimenté une profonde transformation intérieure et sont entrés dans la seconde

phase du processus de croissance spirituelle qui consiste à « se décentrer sur “l’autre” ». Ce mouvement de décentration de soi, qui consiste à se relier aux autres et au monde, s’opère essentiellement au dernier stade de conscience postconventionnel. Ayant atteint une véritable autonomie et reconnaissant son interdépendance par rapport aux autres, la personne a développé une maturité psychologique et spirituelle qui se manifeste par une sortie de soi et une ouverture à l’altérité, à la vie.

564 Rappelons que ces acteurs se répartissent en deux sous-groupes : 1) un noyau central dit « avancé », préoccupé à la

fois par les dimensions sociétale, environnementale et psychos-spirituelle; 2) une périphérie dite « écologiste », marquée par un fort intérêt pour la justice sociale et l’engagement écologique, mais quand il s’agit des questions spirituelles et psychologiques liées au développement personnel, leur profil se rapproche nettement de celui du reste de la population.

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