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CHAPITRE 3 LE GRAND TOURNANT VERS UN CHANGEMENT CULTUREL

1. Des événements fondateurs et des tournants

1.1. Le tournant vers le planétaire : 1960-1989

Une série d’événements mondiaux tels que les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki en 1945, l’augmentation du prix du pétrole et ses répercussions dans les années 1970, la reconnaissance du réchauffement climatique, la chute du mur de Berlin en 1989, ont constitué de véritables chocs culturels pour la conscience collective, des ruptures avec une certaine conception de la modernité302. Pour Martin Albrow, l’événement de 1945 est le début d’une période de

transition qui se termine avec la chute de Berlin, avant l’entrée dans l’âge global303. « Le grand

bouleversement, dit-il, fut de reconnaître que la modernité était autant une force d’autodestruction que de progrès, et on commençait à parler de la postmodernité comme la dissolution du moderne. » Il s’agit d’un changement fondamental qui introduit le « planétaire » ou le « global » comme « le cadre général des ambitions collectives et des angoisses du monde contemporain ».304 Il y a dans

302 Martin ALBROW. The Global Age. State and Society Beyond Modernity, Stanford, Stanford University Press, 1997

[1996], p. 120.

303 Martin ALBROW. « A New Decade of the Global Age, 1996-2006 », Globality Studies Journal, n° 8, mis en ligne

le 17 juillet 2007, (page consultée le 14 septembre 2013), p. 2, http://globality.cc.stonybrook.edu/?p=83.

304 Selon l’auteur, Arnold Toynbee avançait déjà, suite à l’événement de 1945, « le terme de “postmoderne” pour

le tournant vers le planétaire, une prise de conscience que « la planète est la maison menacée par notre espèce » qui ne connaît pas de frontières.305

Comme le rappelle Alain Touraine, l’Europe a cessé de croire à l’idée de la modernisation et de la rationalisation à partir de la grande crise économique de 1929, de la montée du nazisme et de la multiplication des camps de concentration, qui marquent la « crise du progrès » et le « déclin de la raison ».306 La fin de l’économie administrée, née après la guerre, entraîna la rapide conquête du

monde par le capitalisme néolibéral307. De fait, il constate qu’à partir des années 1970 et 1980, avec

l’abandon des accords de Bretton Woods et la première crise pétrolière, puis, en particulier, l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher (1979-1990) et de Ronald Reagan (1981-1989), « cette intégration de forces économiques, sociales, nationales et culturelles très diverses a été brisée par le triomphe d’une globalisation de plus en plus dominée par le capitalisme financier spéculatif ».308

Ce fut la fin de la société industrielle.

Dans le monde occidental, la crise culturelle des années 1960 a mis fin, selon Touraine, « à l’illusion d’une évolution linéaire conduisant vers plus d’instrumentalité, de séparation des rôles et de la froideur dans la vie sociale ».309 Le néolibéralisme qui a pris de l’essor depuis le milieu des

années 1970 a détruit de vastes secteurs de la vie sociale310. Avec l’apparition des grands

mouvements sociaux, certains psychologues sociaux, notamment Serge Moscovici, ont exploré « la relation des acteurs avec la culture dans laquelle ils agissent ».311 La conquête du monde a

commencé à perdre sa force quand des mouvements de travailleurs, de colonisés, d’écologistes, de femmes, de minorités de divers types, rejetant leur soumission, se sont créés alors une subjectivité. C’est ainsi qu’ils prennent conscience de leur situation, protestent, parlent. Touraine considère que cette montée des subjectivités a bousculé un mode de pensée qui ne voulait croire « qu’à

quel choc? », La Vie des Idées, Traduit de l’anglais par J.-P. Ricard, mis en ligne le 1er juillet 2011, (page consultée le

11 octobre 2013), p. 4-5. http://www.laviedesidees.fr/Un-choc-quel-choc.html.

305 L’auteur s’inspire du tournant culturel identifié par Marshall McLuhan lorsque celui-ci introduisit l’expression

« village planétaire » ou « village global » dans son ouvrage The Medium is the Message paru en 1967, pour qualifier une révolution dans les technologies de l’information et de la communication. Ibid., p. 5-6.

306 Alain TOURAINE. Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 25.

307 Alain TOURAINE. Après la crise, Coll. « La couleur des idées », Paris, Fayard, 2010, p. 108. 308 Alain TOURAINE. La fin des sociétés, Coll. « La couleur des idées », Paris, Seuil, 2013, p. 617. 309 Alain TOURAINE. Le retour de l’acteur, p. 182.

310 Alain TOURAINE. La fin des sociétés, p. 329. 311 Alain TOURAINE. Après la crise, p. 109.

l’objectivité, à la raison impersonnelle, au calcul et à l’intérêt. Elle a davantage ancré le modèle occidental dans la modernité, puisque l’affirmation des droits humains, à la fois individuels et universels est une des composantes fondamentales de la modernité. »312 Les mouvements de

libération ont pris conscience que « c’est la recherche de soi, la résistance de soi aux forces impersonnelles qui peuvent nous permettre de conserver notre liberté ». Cette forme de résistance se fonde sur « une affirmation de soi, non seulement comme acteur social mais comme sujet personnel ». Touraine soutient que la destruction de l’idée de société peut nous conduire à la construction de l’idée de sujet, « à la recherche d’une action qui ne recherche ni le profit ni le pouvoir ni la gloire, mais qui affirme la dignité de chaque être humain et le respect qu’il mérite ».313

D’ailleurs, dans ce nouveau contexte marqué par des bouleversements majeurs, ses observations montrent que « l’acteur, rejetant les règles de la vie sociale, s’enferma de plus en plus dans la recherche de son identité, soit par l’isolement, soit au sein de petits groupes de conscience et d’expression ».314

Ce qui importe aujourd’hui, dit-il, c’est de développer une pensée globale du monde entier qui permette de saisir l’unité des problèmes315. Pour cet observateur, « les problèmes les plus

dramatiques se posent à l’intérieur de notre monde et de notre culture ». L’écologie est le problème le plus visible, des menaces de mort pèsent sur notre environnement, qui met en cause un mode de développement, un mode de vie, et un mode de contrôle de l’ensemble des activités économiques et sociales. Comme le souligne Touraine, « c’est notre représentation du monde qui fait que nous n’avançons pas assez vite ».316 Le mouvement écologiste nous a appris « à reconnaître nos devoirs

à l’égard de la nature » en faisant pénétrer le jugement moral dans ce domaine.317 De fait, selon lui,

« nous devons désormais gouverner la production et la consommation en prenant en compte les besoins et les possibilités de toutes les catégories d’habitants de la planète ».318

312 Alain TOURAINE. Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005, p. 139. 313 Ibid., p. 143.

314 Alain TOURAINE. Le retour de l’acteur, p. 10 315 Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 21.

316 Alain TOURAINE. Penser autrement, Paris, Fayard, 2007, p. 132. 317 Alain TOURAINE. Un nouveau paradigme […], p. 229.

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