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CHAPITRE 3 LE GRAND TOURNANT VERS UN CHANGEMENT CULTUREL

2. Le passage du monde de la société à celui de l’individu

2.4. Les obstacles à la construction de soi comme sujet

La subjectivation est une montée vers le sujet, un mouvement vers l’intérieur de soi, comme porteur de droits. Touraine souligne que la construction de soi comme sujet n’appartient pas qu’à certains privilégiés; elle « n’est nullement réservée aux plus instruits ou aux plus puissants ». Au contraire, la subjectivation « est plus difficile à réaliser pour ceux qui sont le plus identifiés à leur situation sociale, à leur richesse et à leur pouvoir, car le prix à payer pour posséder des richesses et du pouvoir est de consacrer le meilleur de son attention et de ses capacités à les acquérir et à les faire fructifier ».440 De même pour ceux qui ne se consacrent qu’à leur carrière et aux honneurs ou qui

sont à la recherche constante des plaisirs. Ces individus ont moins de chances de vivre en tant que sujets. Cela ne signifie pas que ce soit « l’individu solitaire, isolé, qui ait le plus de chances de devenir un sujet ». C’est au contraire, dit-il, « le maintien d’une distance à l’égard des fonctions sociales qui rend possible pour un individu de s’ouvrir à la subjectivation, mais ce ne sont pas la privation et la souffrance qui l’aident à se développer ».441 De fait, selon Touraine, « ce sont les

rapports de soi à soi mobilisant une conscience des droits universels qui constituent la force la plus puissante de la subjectivation et la condition nécessaire d’une lutte victorieuse contre la

437 Il s’agit ici de remplacer un type d’institutions par un autre, « celles qui imposaient des règles et des normes sont

remplacées par celles dont le but est de protéger et de renforcer les individus et les collectivités qui cherchent à se constituer comme sujets » (p. 167-168). Ibid., p. 166-167.

438 Ibid., p. 169. 439 Ibid., p. 181.

440 Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 321. 441 Ibid., p. 322.

désubjectivation ».442 L’auteur estime que la désubjectivation vise à renier les conduites de l’acteur

comme sujet afin qu’il endosse celles soutenues par la logique dominante, quelle qu’elle soit.443

Comme « le sujet n’est pas constamment présent en chacun de nous »444, il est essentiel, selon

Touraine, de se rappeler qu’il existe plusieurs faux chemins où peut se perdre le sujet en formation445. De fait, « toutes les formes de nationalisme, dit-il, qui ont des racines

communautaristes et refusent d’accepter l’hétérogénéité sociale ou culturelle de leur nation agissent comme des processus actifs de désubjectivation ».446Ainsi devant une société mue par ces

processus, on voit apparaître une certaine obsession de l’identité portée par des communautés à la fois défensive et agressive447. Voilà pourquoi, selon lui, « il est faux, au nom de l’idée de sujet, de

défendre un droit à la différence. Cette notion, qui porte en elle des apports positifs, est chargée aussi de conséquences dangereuses, puisqu’il s’agit, dans l’esprit de beaucoup, d’un droit à la fermeture, à l’homogénéité, donc à ce cleansing, à ce nettoyage ethnique et religieux dont bien des parties du monde ont subi les effets destructeurs ». Parler du droit d’être sujet, c’est accepter « le droit pour chacun de combiner sa participation à l’activité économique avec l’exercice de ses droits culturels, dans le cadre de la reconnaissance des autres comme sujets », ce qui implique une conception élargie des droits de l’homme, et par conséquent l’idée même de sujet.448

Des obstacles à la formation du sujet tels que l’autoritarisme, l’ignorance et l’isolement sont renforcés « par l’éducation et les valeurs dominantes qui tendent à assigner à chacun sa place et à l’intégrer dans un système social sur lequel il ne peut exercer d’influence. Or, pour reprendre l’idée d’Amartya Sen, ce qui compte, au-delà du bien-être, c’est la liberté d’être un acteur (agency) ». Touraine n’établit pas un rapport de synonymie entre le sujet et le moi. Ce dernier est un ensemble fragmenté et en changement continuel. Nous nous identifions à lui même s’il n’a pas d’unité permanente. Si, dans le contexte contemporain, le moi est omniprésent, il importe de s’en détacher

442 Ibid., p. 322-323.

443 Les forces de désubjectivation en effet « s’opposent à la formation du sujet au nom des intérêts du système tout

entier, de sa gestion supposée rationnelle. Le sujet se définit par des droits qui sont sa défense dans l’ordre culturel, comme dans l’ordre social ou politique. Le droit à la différence et le droit à la participation sont les deux faces de la même monnaie. » (p. 343) Ibid., p. 323.

444 Ibid., p. 320.

445 Alain TOURAINE. Un nouveau paradigme […], p. 159. 446 Ibid., p. 159.

447 Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 14-15.

pour que le sujet puisse émerger. De fait, « nous ne pouvons nous saisir comme sujets qu’en faisant en nous un vide qui expulse tout ce qui relève du moi. Les religions ont presque toutes attribué la plus grande importance à ce détachement du moi, qu’il prenne la forme de la méditation ou celle de la prière, mais pas toujours pour libérer le sujet. »449

De plus, la découverte du sujet ne peut se faire sans un « examen de conscience » et sans un éveil de la conscience au risque de se replier dans l’inconscient. Touraine inverse en quelque sorte la lecture psychanalytique, en ce que l’obstacle au sujet ne serait pas dans le surmoi, mais dans « la quotidienneté, les normes de la vie publique, l’urgence des décisions pratiques, l’intensité des émotions, et la recherche de l’intérêt ou de la solution à un problème difficile ».450 C’est par un

processus de conscientisation que le sujet se révèle à l’individu :

L’absence du sujet dans le monde conscient laisse bien sûr une trace. Ce peut être, dans un cas simple, la mauvaise conscience ou la vague inquiétude de ne pas s’être comporté comme on aurait dû, d’avoir fermé les yeux devant une souffrance ou de s’être bouché les oreilles pour ne pas entendre la plainte ou l’appel. Ici, le sujet se tient à la frontière mal tracée de l’inconscient et du préconscient. Mais lorsque le sujet est enfoncé dans l’inconscient, il ne peut pas remonter à la conscience par lui-même. Il faut que son porteur soit interpellé, accusé, qu’une conscience s’oppose à sa non-conscience. Le plus souvent, c’est la situation elle-même qui brise la routine de la conscience et l’endormissement du préconscient.451

L’appel à la conscience du sujet « est tout le contraire de la recherche de la sensation immédiate, de la perception isolée, de la réaction rapide », car « le sujet est un véhicule qui transporte l’individu vers l’action, sa vie est faite de distance, de réflexion, de silence, d’interrogation ».452

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