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CHAPITRE 3 LE GRAND TOURNANT VERS UN CHANGEMENT CULTUREL

1. Des événements fondateurs et des tournants

1.2. La mondialisation : 1989-2001

Le débat majeur des sociologues au cours des années 1990 s’est organisé autour de la notion de mondialisation qui est apparue d’abord « comme un phénomène économique et politique aux implications sociales et culturelles ». Trois courants de pensée dominent de plus en plus le paysage social au cours de cette décennie. D’un côté, les partisans estiment que la mondialisation « apporte le progrès, contribue à la richesse générale, élève au profit de tous le niveau de vie, et dynamise la créativité culturelle », tout en profitant au Sud et non seulement au Nord.319 Ce premier courant

nous conseille « de renoncer à construire un avenir volontariste et de nous laisser guider par le marché ».320 De l’autre, les plus critiques, au contraire, dénoncent le développement rapide du

libre-échange et de la finance internationale qu’elle implique et qui « reposent sur un libéralisme ravageur et sans frontières ».321 La libération de l’économie « opère au-dessus des États, sans eux,

contre eux, affaiblissant leur souveraineté, et entraînant des conséquences dramatiques », socialement et culturellement, ce qui accentue également les écarts entre le Nord et le Sud.322 Ce

deuxième courant croit à la toute-puissance de l’économie mondialisée et à l’impuissance des « victimes qui seraient privées du sens de leur situation ».Au centre, beaucoup prennent la défense des institutions pour ramener l’ordre et la discipline sur la scène sociale où règnent le vide et la confusion. Ce troisième courant cherche à défendre, de manière « quasi fondamentaliste », des institutions « contre la décomposition déjà avancée de la société ». 323

Pour Touraine, ces trois positions, certes opposées entre elles mais interdépendantes, ont un point essentiel en commun : elles ne croient pas « à la formation d’acteurs sociaux autonomes, capables d’exercer une influence sur les décisions politiques ». Ces trois interprétations, selon lui, convergent vers une seule action possible contre la domination économique, soit « la révolte et l’appel à la différence, ce qui conduit à une désorganisation sociale que seules peuvent combattre des institutions placées au-dessus des différences et des demandes sociales ».324 Or, d’après cet

observateur, la mondialisation « n’est qu’un ensemble de tendances, toutes importantes mais peu

319 Michel WIEVIORKA. « Un autre monde est possible », dans Michel WIEVIORKA (dir.), Un autre monde…

Contestations, dérives et surprises dans l’antimondialisation, Paris, Balland, 2003, p. 16.

320 Alain TOURAINE. Comment sortir du libéralisme, Coll. « Livre de poche. Biblio essais », n° 4308, Paris, Librairie

générale française, 2001 [1999], p. endos.

321 Michel WIEVIORKA. « Un autre monde […] », p. 16;

322 Voir Joseph STIGLITZ. La Grande Désillusion, Paris, Fayard, 2001. Ibid., p. 16. 323 Alain TOURAINE. Comment sortir du libéralisme, p. 5-6.

solidaires les unes des autres. L’affirmation qu’il se crée une société mondiale, d’essence libérale, dirigée par les marchés et imperméable aux interventions politiques nationales, est purement idéologique. »325 Il s’agit de montrer qu’entre l’ordre et le désordre, il existe un espace public pour

l’action sociale et politique qui combine les conflits sociaux et la volonté d’intégration. Ainsi, dit- il, « face à la souffrance et à l’exclusion, et pour sortir d’une position purement défensive », ou bien on s’en remet « à des idéologues qui s’attribuent le monopole de l’analyse et de l’action », ou bien on reconnaît que « les victimes sont des acteurs, dès lors qu’elles en appellent à des principes généraux comme la justice ou l’égalité, susceptibles de rallier autour d’elle des forces majoritaires ».326 L’auteur défend cette seconde position parce que de nouveaux acteurs

apparaissent, revendiquent des droits culturels et des identités.

Les observations de Michel Wieviorka soulignent que la mondialisation a généré d’importantes luttes dans l’espace social. Elles « ont d’abord été qualifiées d’“antiglobalisation” ou d’“antimondialisation”, puis d’action “pour une autre mondialisation”, “contre la mondialisation néo-libérale” et, plus récemment, d’“altermondialistes” tandis que les sociologues s’exprimant dans d’autres langues que le français parlent de mouvements “globaux” ». C’est ainsi que la réflexion de certains chercheurs s’est éloignée des débats sur la mondialisation pour « se pencher plutôt sur la conscience des acteurs qui s’y opposent, sur le sens de leur action, sur leurs orientations, sur les rapports sociaux et politiques dans lesquels ils se constituent et agissent et surtout qu’ils construisent ou transforment. »327

Quant à Geoffrey Pleyers, il relève dans son étude sur la mondialisation trois oppositions paradigmatiques qui dominent les débats des global studies, à partir de la seconde moitié des années 1990 jusqu’à aujourd’hui, « autour de l’importance accordée, au niveau global, à la nouveauté de la mondialisation actuelle et à son caractère idéologique ».328 Les globalistes considèrent la

mondialisation contemporaine comme une réalité nouvelle, un phénomène spécifique à notre

325 Ibid., p. 13. 326 Ibid., p. 9.

327 Michel WIEVIORKA. « Un autre monde […] », p. 20-21.

328 Notons que ce spécialiste de la sociologie des mouvements sociaux et de la globalisation s’appuie sur les analyses

publiées dans les Recherches sociologiques et anthropologiques. Geoffrey PLEYERS, « Sociologie de la mondialisation. Au-delà des globalistes et des sceptiques », Recherches sociologiques et anthropologiques, HS 2012, mis en ligne le 2 avril 2013, (page consultée le 10 septembre 2013), p. 3, http://rsa.revues.org/893.

époque, et estiment qu’elle a profondément transformé « la vie des habitants de la planète à une vitesse qui a peu d’équivalent dans l’histoire ».329 Les sceptiques, au contraire, relativisent

l’importance de cette mondialisation et « n’y voient que le prolongement d’un processus pluriséculaire » qui puise ses racines « dans les origines de la modernité, voire dans celles de l’humanité ».330 Le troisième groupe d’analystes « dénonce le caractère idéologique des discours

sur la mondialisation, qui masquent la domination économique et culturelle de classes ou d’élites “cosmopolites” et ne reflètent pas la réalité de l’expérience quotidienne d’une majorité de la population ».331 Selon Pleyers, « ces débats souvent chargés d’idéologie peuvent être dépassés si

l’on pense la mondialisation comme une réalité à la fois objective et subjective ». La dimension objective des transformations qu’elle a engendrées peut être regroupée sous le terme de « planétarisation »332 alors que la dimension subjective permet de constater que la mondialisation

« est une vision du monde (Weltanschauung), marquée par un bouleversement de notre conception de l’espace et du temps ».333 Si les nouvelles technologies ont transformé notre manière de voir le

monde, la multiplication des événements globaux renforce l’impression de vivre dans un « temps mondial »334. La Terre, dit-il, constitue aujourd’hui notre monde qui est « plus vaste que le monde

dans lequel vivaient nos prédécesseurs, mais il est aussi, et pour la première fois, un monde limite ».335 L’émergence de dangers mondiaux favorise « la prise de conscience d’une communauté

de destin de l’humanité ».336 Pleyers propose de dépasser ces trois postures en reprenant « sous un

nouvel angle l’un des débats fondamentaux de la sociologie : l’ampleur de la liberté des acteurs sociaux et de leur capacité d’agir face au système ».337 Si la mondialisation représente en effet un

329 Les transformations liées à la mondialisation telles que la diffusion des nouvelles technologies de l’information et

de la communication, l’internationalisation de la finance et l’ouverture des marchés, les enjeux environnementaux liés aux changements climatiques et à l’épuisement des ressources, la guerre globale contre le terrorisme des États-Unis, l’avènement de la Chine, de l’Inde et du Brésil comme grandes puissances émergentes, sont telles qu’elles ouvrent une nouvelle époque qualifiée d’ « âge global », de « société informationnelle » et de « modernité tardive » ou « réflexive » (p. 2-3 et 8). Voir Martin ALBROW. The Global Age [...]; Manuel CASTELLS. L’ère de l’information, 3 vol., Traduit de l’anglais par P. Delamare (tome I), P. Chelma (tome II) et J.-P. Bardos (tome III), Paris, Fayard, 1998-1999 [1996- 1998]; Ulrich BECK, Anthony GIDDENS et Scott LASH. Reflexive Modernity, Cambridge, Polity Press, 1996. Ibid., p. 2 et 6.

330 Ibid., p. 3 et 6. 331 Ibid., p. 3.

332 Voir Felice DASSETTO. « Islams locaux et globalisation islamique : éléments pour un questionnement théorique »,

Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 37, n° 2, 2006, p. 3-18. Ibid., p. 10.

333 Voir David HARVEY. The Condition of Post-modernity, Cambridge, Blackwell, 1990. Ibid., p. 10.

334 L’auteur se réfère à l’expression employée par le politologue français Zaki LAÏDI. Le temps mondial, Paris, Éditions

Complexes, 1997. Ibid., p. 10.

335 Ibid., p. 10.

336 Voir Martin ALBROW. The Global Age [...]. Ibid., p. 10. 337 Ibid., p. 3.

défi pour les acteurs, elle offre également de nouvelles opportunités liées à la reconfiguration du monde contemporain et de ses capacités d’agir338.

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