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CHAPITRE 3 LE GRAND TOURNANT VERS UN CHANGEMENT CULTUREL

2. Le passage du monde de la société à celui de l’individu

2.2. Le retour sur soi et l’émergence du sujet

Pour Touraine, nous sommes en train de passer d’un paradigme économique et social tourné vers l’extérieur et vers la conquête du monde à un paradigme culturel tourné vers l’intérieur où chacun de nous, tente de se construire comme le sujet de sa propre vie407. C’est dans cette nouvelle

perspective « qu’il faut nous placer pour être capables de nommer les nouveaux acteurs et les nouveaux conflits, les représentations du moi et des collectivités ».408 La fin du social, c’est-à-dire

« la disparition des sociétés comme systèmes intégrés et porteurs d’un sens général défini à la fois en termes de production, de signification et d’interprétation », nous propulse hors de nos repères habituels ce qui peut être une expérience, inquiétante et fascinante à la fois.409 Inquiétante, car nous

avons l’impression que l’ancien monde s’écroule et que rien n’apparaît qui puisse le remplacer. Or, selon l’auteur, « la fin d’un monde n’est pas la fin du monde », il s’agit de construire une nouvelle représentation de la vie collective et personnelle pour échapper à « l’impression angoissante de la perte de tout sens ».410

Le passage « d’un langage social sur la vie collective à un langage culturel » s’accompagne d’une mutation fort importante « provoquée par le rapide développement d’un rapport direct du sujet à lui-même, sans passer par les intermédiaires méta-sociaux relevant d’une philosophie de

405 Ibid., p. 143.

406 Autrement dit, l’individu en tant que moderne se détache des déterminismes sociaux, « dans la mesure où il est un

sujet autocréateur qui cherche à être reconnu comme libre et responsable » alors que l’individu social « est déterminé par sa position dans la société » et se définit lui-même par rapport aux valeurs et aux normes de la société. Ibid., p. 144.

407 Ibid., p. 14. 408 Ibid., p. 9-10. 409 Ibid., p. 11. 410 Ibid., p. 13.

l’histoire ».411 Pour Touraine, l’idée de paradigme fait place à la lumière autant qu’à l’ombre; elle

« met en valeur autant la liberté que l’aliénation, autant les droits humains que l’obsession de l’argent, du pouvoir et de l’identité ».412 Alors que l’ancien paradigme met en relief les besoins et

les fonctions des systèmes sociaux, le nouveau paradigme au contraire accorde une place centrale à la liberté créatrice du sujet en tant qu’acteur413, aux mouvements sociaux et aux droits universels.

L’essentiel aujourd’hui, dit-il, n’est pas seulement de voir comment l’individu est manipulé par la propagande et la publicité, mais aussi de découvrir « l’acteur social présent dans cet individu, et même le sujet qui est en lui et qui se bat contre la société de masse, l’impersonnalité des marchés et la violence de la guerre ».414

Pour cet observateur, « nous sommes déjà tous engagés dans le passage qui mène d’une société fondée sur elle-même à la production de soi par les individus, avec l’aide d’institutions transformées ».415 Pour expliquer ce que nous vivons, il ne s’agit nullement ici de dire « que les

aspects négatifs du progrès sont devenus plus manifestes que ses aspects positifs ». 416 De fait, selon

lui, nous avons été tellement transformés dans tous les domaines de notre vie, à la fois de façon positive et négative, que nous avons fait un retour sur nous-mêmes, permettant ainsi de découvrir notre capacité d’agir et de nous responsabiliser comme des sujets. Confrontés à la globalisation, d’un côté, et au néo-communautarisme, de l’autre, « nous sommes poussés à chercher à l’intérieur de nous-mêmes notre unité comme sujets, c’est-à-dire comme être capables d’acquérir et de manifester une conscience de soi-même autofondée, ce qui distingue le sujet du moi – et même du soi, qui se forme par l’intériorisation des images que les autres ont de moi ». Le sujet est donc « plus fort et plus conscient de lui-même quand il se défend contre des attaques qui menacent son

411 Par sujet, l’auteur nomme ce qui est « l’affirmation, dont les formes sont changeantes, de la liberté et de la capacité

des êtres humains de se créer et de se transformer individuellement et collectivement. La subjectivation, c’est-à-dire la création du sujet, ne peut jamais être confondue avec la sujétion de l’individu et de la catégorie. » Ibid., p. 13-15. Notons que certains observateurs, comme Martha Nussbaum, emploient le mot âme pour désigner ce que Touraine nomme le sujet. Ce dernier explique son choix en soulignant qu’il « ne cherche pas à révéler la présence du divin en l’homme, comme s’il s’agissait de la plus haute fonction du sujet ». Il cherche au contraire à « faire pénétrer la conscience d’être sujet le plus profondément possible dans l’individu », ce qui le rend « solidaire de tous ceux qui, en même temps qu’ils contribuaient à laïciser la société, ont entrepris de se laïciser eux-mêmes ». Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 229-230.

412 Alain TOURAINE. Un nouveau paradigme […], p. 15-16. 413 Ibid., p. 133.

414 Ibid., p. 117. 415 Ibid., p. 112. 416 Ibid., p. 151.

autonomie et sa capacité de se saisir comme un sujet intégré, ou du moins luttant pour l’être, pour se reconnaître et être reconnu comme tel ».417

Comme l’explique Touraine, pour saisir cette profonde transformation qui est en cours, il importe d’aller jusqu’au mouvement général qui fait réapparaître le sujet, depuis les mouvements paysans et les révolutions populaires jusqu’aux grèves ouvrières et aux nouveaux mouvements sociaux.418

Voilà pourquoi, dit-il, « l’histoire sociale est dominée par la revendication de droits : droits civiques, droits sociaux, droits culturels, dont la reconnaissance est demandée aujourd’hui de manière si pressante qu’ils constituent le champ le plus brûlant du monde où nous vivons ».419 Ce

sont ses droits culturels que le sujet contemporain affirme de plus en plus, « ceux de choisir sa langue, ses croyances, son genre de vie – mais également sa sexualité, qui ne se réduit pas à un genre construit par les institutions dominantes ».420 Pour Touraine, le sujet aujourd’hui « n’est pas

une figure sécularisée de l’âme, la présence d’une réalité suprahumaine, divine ou communautaire, en chaque individu ». Au contraire, l’histoire du sujet est « celle de la revendication de droits de plus en plus concrets, qui protègent des particularités culturelles de moins en moins générées par l’action collective volontaire et par des institutions créatrices d’appartenance et de devoir. C’est ce passage, qui mène des droits les plus abstraits vers les plus concrets, qui conduit à la réalité du sujet. »421

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