• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 1 L’ÉTAT DE LA RECHERCHE

1. Notions de spiritualité et de conscience

Depuis la moitié du XXe siècle, on assiste à une sorte de sécularisation de la spiritualité. Elle n’est

plus la voie exceptionnelle d’une élite religieuse, mais elle en train de devenir un enjeu auquel aspirent nombre de nos contemporains. Une résurgence marquée de l’intérêt pour le phénomène spirituel au cours des dernières décennies « semble répondre à un besoin très profond de l’être humain, celui de trouver et d’établir les relations dont il a besoin pour réaliser son existence en plénitude ».45 La spiritualité contemporaine s’inscrit dans une perspective de plus en plus

anthropologique et phénoménologique marquée par une prise de conscience de la nature profondément relationnelle de l’existence humaine. Des théologiens s’entendent pour dire qu’être vivant signifie « être avec » et que « l’absence de relations et l’isolement signifient par contre pour tous les êtres vivants la mort ».46 La personne a besoin d’être en relation pour se construire et

valider son expérience, « non seulement dans le sens d’une relation entre un “je” et un “tu”, mais aussi dans le sens d’une relation, d’un lien avec tout ».47

Sandra Schneiders définit la spiritualité comme « the experience of conscious involvement in the project of life integration through self-transcendence toward the ultimate value one perceives ».48

L’auteure observe que cette spiritualité compte quatre principales caractéristiques. Premièrement, la spiritualité relève de l’expérience : « It is personal-lived reality that has both active and passive dimensions. » Deuxièmement, la spiritualité est une expérience qui nécessite un engagement

4545 Achiel PEELMAN. « Spiritualité et conscience planétaire », dans Camil MÉNARD et Florent VILLENEUVE

(dir.), Spiritualité contemporaine : défis culturels et théologiques, Coll. « Héritage et projet », n° 56, Actes du congrès 1995 de la Société canadienne de théologie, Saint-Laurent, Québec, Fides, 1996, p. 23.

46 Jürgen MOLTMANN. « Dans la crise écologique », Dieu dans la création, Paris, Cerf, 1988, p. 15.

47 Gérald SIEGWALT. « Écologie et théologie (partie 1). En quoi les problèmes de l’environnement concernent-ils

notre pensée, notre foi et notre comportement? », Cahiers de la Revue d’histoire et de philosophie religieuses, n° 3, 1974, p. 351

48 Sandra M. SCHNEIDERS. « Religion and Spirituality: Strangers, Rivals, or Partners? », The Santa Clara Lectures,

conscient dans un projet de vie : « It is an ongoing and coherent approach to life as a consciously pursued and ongoing enterprise. » Troisièmement, ce projet concerne l’intégration de toutes les dimensions de la vie « which means that it is holistic, involving body and spirit, emotions and thought, activity and passivity, social and individual aspects of life. It is an effort to bring all of life together in an integrated synthesis of ongoing growth and development. Spirituality, then, involves one’s life in relation to reality as a whole. »49 Quatrièmement, ce projet d’intégration de la vie se

poursuit en fonction d’une transcendance de soi qui donne un sens fondamental à la vie dans son ensemble en situant la personne de façon dynamique sur un horizon ultime. Le terme spiritualité est, selon elle, habituellement employé « for a somewhat developed relationality to self, others, the world, and the Transcendent, whether the last is called God or designated by some other term ».50

De même, Manon Jourdenais et Jean-Guy Nadeau constatent que la position dominante dans la littérature considère la spiritualité « comme une dynamique d’élaboration et d’unification de la personne, comme “la façon dont les personnes cherchent, de différentes manières et par des moyens variés, un pôle unificateur à leur vie”51. Il s’agit donc d’une quête personnelle, d’un travail de sens

et d’intégration que chacun fait sur soi-même. »52 Si cette position a de fortes connotations

psychologiques, c’est parce que « psychologie et spiritualité réfèrent initialement à une même réalité, l’esprit : spiritus en latin et psyché en grec ». Ces termes renvoient au « souffle vital » de la personne. Ce qui est nouveau aujourd’hui, « c’est qu’on tend à refaire l’unité du psyché et du spiritus en considérant la spiritualité comme une composante majeure de l’identité aussi bien psychologique que religieuse ».53 Comme le soutient André Charron, la spiritualité est un processus

dynamique qui suppose l’activité de l’esprit, de la conscience éveillée pour découvrir sa véritable nature :

49 Ibid., p. 5. 50 Ibid., p. 3.

51 Jean-Claude BRETON. Approches contemporaines de la vie spirituelle, Montréal, Bellarmin, 1990, p. 17, cité par

Manon JOURDENAIS et Jean-Guy NADEAU. « La spiritualité n’est plus ce qu’elle était », Prêtre et Pasteur, février 2000, p. 69.

52 Par ailleurs, les auteurs relèvent sept dimensions de la vie spirituelle, qui sont étroitement liés et s’influencent

réciproquement : l’intégration personnelle, la quête et l’élaboration d’un sens à sa vie, la relation avec la transcendance, l’élaboration éthique, l’appartenance, la ritualité et l’espérance (p. 71) Bien que les composantes varient d’un auteur à l’autre, bien souvent, elles se rejoignent et concernent toutes notre quête et notre réalisation du bonheur. « L’existence humaine se déroule sur plusieurs dimensions : physique, émotionnelle, intellectuelle, sociale, occupationnelle et spirituelle. Si certains auteurs considèrent la spiritualité comme une dimension parmi d’autres, la plupart en font celle qui intègre les autres dimensions. » Manon JOURDENAIS et Jean-Guy NADEAU. « La spiritualité […] », p. 69.

Conquérir son identité humaine, devenir ce que l’on est, suppose l’activité spirituelle, l’activité du spiritus, de la conscience éveillée. Vivre spirituellement, c’est se mettre en mouvement vers la plénitude de sa vie humaine. La spiritualité est ainsi l’entreprise d’unifier et d’orienter sa vie en rapport avec une valeur première, voire ultime. Cela implique dès lors une recherche qui devrait conduire à la découverte d’une foi, à un acte de croire, c’est-à-dire à une prise de position responsable sur le choix d’un sens déterminant pour sa vie.54

Contrairement à ce que plusieurs pensent, il ne s’agit pas seulement d’un état – d’être ou de connaissance – qu’il faudrait atteindre, et dont bénéficient certains privilégiés, mais bien aussi d’un processus dynamique d’intériorisation et d’extériorisation qui est toujours à l’œuvre dans l’existence. « La spiritualité est quête, avant d’être découverte : quête et découverte d’une paix avec soi-même, d’un fondement à son existence, de sa place dans l’univers et du sens de sa vie au sein de la Vie… et de la mort. »Elle est aussi incarnée dans l’expérience quotidienne et « toujours en dialogue avec sa culture et son temps, avec son environnement, avec les autres ».55

D’autres écrits convergent pour dire qu’en Occident le sens du terme spiritualité a dépassé la référence première de relation à Dieu pour se rattacher au développement complet de la personne. D’après Christina Sergi, le mot spiritualité signifie, « au-delà de l’affiliation religieuse, l’expérience spirituelle en général et le fait de “devenir une personne au sens plein” ». Si la spiritualité est perçue aujourd’hui comme une dimension de l’être humain, elle est aussi définie comme ayant un double aspect, « un besoin de dépassement de soi dans la perspective d’une réalité ultime, transcendante », soit l’expérience d’un engagement personnel au plan existentiel (l’axe horizontal) et au plan transcendant (l’axe vertical). « Cette réalité transcendante, écrit-elle, est vécue comme une relation à un Tout Autre de même qu’expérimentée comme une réalité immanente, c’est-à-dire comme la conscience de l’Être essentiel en soi, pour reprendre l’expression de Dürckheim. »56 Par ailleurs, la spiritualité semble émaner d’un besoin « de manifester dans la

matière les potentialités de l’esprit qui s’actualisent par des qualités d’être telles que la compassion, le partage, le détachement, etc. » Ainsi, l’expérience du transcendant « permet à l’être humain de

54 André CHARRON. « L’identité chrétienne et la question discutée du resserrement des exigences en matière

d’appartenance à l’Église », dans L’identité chrétienne en question, Montréal, Fides, 1994, p. 43, cité par Manon JOURDENAIS et Jean-Guy NADEAU. « La spiritualité […] », p. 70.

55 Manon JOURDENAIS et Jean-Guy NADEAU. « La spiritualité […], p. 71.

56 Christina SERGI. Croissance spirituelle et processus du devenir Soi : proposition d’un d’accompagnement spirituel

à partir d’une interprétation psycho-symbolique du récit de Jésus, Thèse en théologie pratique (Ph. D.), Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal, 2009, p, 47.

vivre sa vie de manière verticale, c’est-à-dire de tendre vers un au-delà de lui-même qui donne sens à son existence. Sa capacité de dépassement de soi lui permet de vivre sa vie horizontale, quotidienne, en incarnant des qualités d’être qui rendent manifeste cette conscience du transcendant. »57 Enfin, le terme spiritualité renvoie aussi aujourd’hui à une nouvelle discipline

« une science de l’être, qui étudie le besoin de croissance, de dépassement de soi ou de réalisation de soi dans la perspective d’une transcendance et qui s’intéresse aux moyens pratiques pour y parvenir ».58

Quant à Sallie McFague, elle explicite le sens relationnel qu’elle attribue à la notion de spiritualité en intégrant les axes horizontal et vertical :

It defines spirituality as “an exploration into what is involved in becoming human”, and describes “becoming human” as “an attempt to grow in sensitivity to self, to others, to the non-human creation, and to God who is within and beyond this totality.”59 The stress

in this definition is on becoming human through relationships, with nature included as a central one. The way we become human is “to grow in sensitivity,” to develop awareness of, feeling for, sympathy with, these others. Christian spirituality is not, then, principally a “religious” relationship. It is not mainly our only about a relationship with God: the individual alone with God, as some popular views of it would suggest. In these views, spirituality is the opposite of ethics, whereas it should actually be seen as the preparation or grounding for action. Spirituality is developing attention to, awareness of, knowledge about, the other (whether a person, a lifeform or entity in nature, God, or even the self) so that one can respond to that other appropriately. Leonardo Boff speaks of Christian spirituality as solidarity with the poor and of people who practice this solidarity as “contemplatives in liberation.”60 Prayer is not one thing (practiced by

contemplatives) and Christian praxis something else (practiced by activists). Prayer and action must go together: “a synthesis of prayer in acting, prayer within activity, prayer with the deed.”61 Or as Jon Sobrino says, Christian prayer is “nothing more than life in

the Spirit of Jesus.”62.63

57 Ibid., p. 48.

58 Traditionnellement, cette discipline était appelée « théologie spirituelle » et était subordonnée à la théologie

dogmatique. Elle était concernée par la vie de perfection chrétienne. Ibid., p. 49.

59 L’auteure s’appuie sur une définition élaborée en 1977 par le Scottish Council of Churches, aujourd’hui sous la

dénomination de Action of Churches Together in Scotland (ACTS). « Working Party Report on “Spirituality” », Dunblane, Scottish Churches House, 1977, p. 3, cité par Sally McFAGUE, Super, Natural Christians. How we should love nature, Minneapolis, Fortress Press, 1997, p. 10.

60 Leonardo BOFF. « Spirituality and Politics », dans Curt CADORETTE et al. (eds.), Liberation Theology: An

Introductory Reader, Maryknoll, NY, Orbis Books, 1992, p. 237, cité par Sally McFAGUE, Super, Natural Christians […], p. 10.

61 Ibid., p. 238, cité par Sally McFAGUE. Super, Natural Christians […], p. 10.

62 Jon SOBRINO. « Christian Prayer and New Testament Theology: A Basis for Social Justice and Spirituality », dans

Matthew FOX (ed.), Western Spirituality: Historical Roots, Ecumenical Routes, Notre Dame, IN, Fides/Claretian, 1979, p. 87, cité par Sally McFAGUE. Super, Natural Christians […], p. 10.

Cette définition envisage la spiritualité comme un processus d’intégration dans lequel le sujet en tant qu’être relationnel s’engage en vue d’une transformation continue pour devenir pleinement humain. D’ailleurs, l’auteure insiste fortement sur la notion de conscience qui rejoint, d’après nous, la définition de Bernard Lonergan : « Conscience (consciousness) s’entend d’une perception interne (awareness) immanente aux actes cognitifs. Mais comme il y a différents genres d’actes cognitifs, la perception interne comporte différents genres correspondants. »64 En d’autres termes,

la conscience est « le fait que le sujet soit présent à lui-même à travers ses opérations. On peut objectiver cette conscience en atteignant un degré de conscience plus élevé. »65 Ainsi, Lonergan

fait valoir que le développement de la conscience est un mouvement progressif qui s’élève du bas vers le haut et comprend quatre niveaux : l’expérience, la compréhension, la réflexion, la responsabilité. Au premier niveau, la conscience attentive, c’est la présence à soi-même, l’attention à l’expérience. On passe au niveau suivant, la conscience intelligente, qui cherche à comprendre cette expérience. Puis s’ajoute un troisième niveau, la conscience rationnelle, celui de la réflexion conduisant au discernement. En quatrième lieu, nous accédons à la conscience responsable, celle qui implique une décision, une action. Par ailleurs, Lonergan introduit un autre niveau, la conscience religieuse, avec la notion de l’amour, qui est une dynamique qui procède du haut vers le bas et s’inscrit dans le développement religieux de la personne.66 Notons que nous aurons

l’occasion d’approfondir la démarche transcendantale de Lonergan dans une section ultérieure. Il semble se dégager trois principales caractéristiques selon une vision intégrative des définitions de la spiritualité contemporaine les plus significatives. En premier lieu, on constate que la spiritualité s’inscrit dans une perspective anthropologique marquée par une prise de conscience de la nature profondément relationnelle de l’existence humaine. Être vivant signifie « être avec », ce qui veut dire faire l’expérience de la rencontre avec soi-même, avec les autres (avec le monde), avec la nature et avec la transcendance en vue d’une transformation continue pour devenir pleinement humain. La spiritualité contemporaine est donc perçue comme un besoin de dépassement de soi dans la perspective d’une réalité ultime, transcendante, mettant en valeur l’axe

64 Bernard LONERGAN. L’insight. Étude de la compréhension humaine, Traduit de l’anglais par P. Lambert,

Montréal, Bellarmin, 1996 [1957], p. 340.

65 Louis ROY. « Glossaire », dans Bernard LONERGAN, Pour une méthode en théologie, Traduit de l’anglais par L.

Roy, Montréal, Fides, 1978 [1972], p. 461.

66 Bernard LONERGAN. « L’expérience religieuse », Les voies d’une théologie méthodique. Écrits théologiques

horizontal – le rapport avec soi et avec les autres (avec le monde) – associé à la réalité existentielle et l’axe vertical – le rapport avec la nature et avec la transcendance – correspondant à la réalité essentielle. En second lieu, la spiritualité contemporaine est envisagée comme une recherche d’intégrité pour devenir ce que l’on est, comme une démarche d’intégration du « devenir horizontal » et du « devenir vertical »67, comme une dynamique d’élaboration et d’unification de

la vie. D’ailleurs, quel que soit leur tradition, les maîtres, les mystiques et les sages affirment dans les textes spirituels que « les deux ordres, l’essentiel et l’existentiel, sont interagissants, et que les chercheurs d’absolu aspirent à leur harmonie ».68 En troisième lieu, on définit la spiritualité comme

un processus d’humanisation, qui suppose l’activité de l’esprit, de la conscience éveillée. Ceci implique de cultiver une conscience attentive, intelligente, rationnelle, responsable et religieuse. Bref, la voie proposée aujourd’hui par les auteurs de ce champ est un chemin accessible à partir de l’expérience de la personne qui cherche à intégrer toutes les dimensions de son être et de sa vie. Entreprendre une démarche spirituelle, c’est découvrir et approfondir de façon authentique sa vie relationnelle pour être pleinement soi-même, conscient, humain, vivant et inspirant. La spiritualité vise à développer l’activité de la conscience éveillée en cultivant une qualité de présence attentive à soi, à l’autre, à la nature et à la transcendance qui nous habite, dans le but de développer un agir responsable. Il s’agit ici d’un processus d’unification intérieure qui cherche à développer une profonde synergie entre contemplation et action. Dans cette recherche, nous adoptons cette définition de la spiritualité qui intègre la notion de conscience, ce qui reflète la réalité de notre condition humaine et de nos défis relationnels dans un contexte contemporain.

Documents relatifs