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CHAPITRE 3 LE GRAND TOURNANT VERS UN CHANGEMENT CULTUREL

2. Le passage du monde de la société à celui de l’individu

2.3. La formation de la conscience du sujet

Touraine émet l’hypothèse « qu’un individu ou un groupe vit une situation en fonction du lien qu’elle renforce ou au contraire menace entre lui, l’individu réel, et son moi idéal, qui n’est pas un super ego mais, au contraire, un porteur de droits, avant tout du droit d’être reconnu comme acteur autonome, libre et responsable de ses propres conduites ».422 On ne peut parler de l’ensemble des

droits de l’homme sans reconnaître les êtres humains comme être doués de conscience. En parlant d’intériorité, de conscience, de prière ou d’engagement, l’auteur reconnaît « notre capacité à nous

417 Ibid., p. 157.

418 Ces mouvements de libération n’ont pas seulement affaibli ou supprimé les dominations sociales, mais ils

revendiquaient déjà des droits culturels. Comme ils étaient traités comme des objets, ils sont sortis de l’ombre et du silence pour devenir des sujets. Ibid., p. 158-159.

419 Ibid., p. 159 420 Ibid., p. 173. 421 Ibid., p. 177.

créer nous-mêmes par l’acte de nous nommer, de dessiner notre image ou de poser des limites à nos appartenances et à nos identités. Rien n’est plus fondamental que la distance de soi à soi dont la parole est à la fois l’instrument et la cause. » Le monde des droits et des devoirs n’existe que s’il est exprimé. En parlant de sujet, l’auteur reconnaît « le droit d’établir et de maintenir une relation avec soi-même qui soit supérieure à soi, puisqu’elle en est la conscience ».423

Aujourd’hui, Touraine constate que « la fin du social entraîne la fin des morales sociales ».424 De

fait, la conscience morale est de moins en moins sociale et « de plus en plus méfiante à l’égard des lois de la société, des discours du pouvoir, des préjugés par lesquels chaque groupe protège sa supériorité ou sa différence ». Dans ce contexte, chacun cherche, au milieu des événements où il est plongé, « à construire sa vie individuelle, avec sa différence par rapport à tous les autres et sa capacité de donner un sens général à chaque événement particulier. Cette recherche ne saurait être celle d’une identité, puisque nous sommes de plus en plus composés de fragments d’identités différentes. Elle ne peut être que la quête du droit d’être l’auteur, le sujet de sa propre existence et de sa propre capacité à résister à tout ce qui nous en prive – et rend notre vie incohérente. »425 Voilà

pourquoi ce penseur affirme que les conduites et les situations conformes à l’éthique « renforcent la conscience de l’individu d’être un sujet défini par des droits universels » qui doivent être au sommet de « toutes les lois et les règles d’une société particulière, quelle qu’elle soit ».426 Car, dit-

il, « les lois trahissent bien souvent ces droits ».427 Ainsi, cette conscience d’être un sujet créateur

capable de se transformer et de changer son environnement est liée à la capacité réelle d’une société de se transformer elle-même428. Cette capacité ne devient consciente que dans les sociétés qui

possèdent une forte historicité de création et transformation.429

423 Ce que l’auteur entend par conscience est « la présence chez un individu ou un groupe d’individus de représentations

de soi qui portent en elles des jugements de valeurs moraux sur les conduites de cet individu ou de ce groupe ». La conscience morale, dit-il, « n’est pas reconnaissance des valeurs et des normes d’une société, mais une exigence vis- à-vis de nous-même, et donc de nos droits au sein de la société. On ne peut parler de droits humains sans penser que l’être humain agit au nom des droits fondamentaux qui doivent être défendus contre toutes formes d’autorité. » (p. 175- 176) Ibid., p. 174-175.

424 Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 227.

425 Alain TOURAINE. Un nouveau paradigme […], p. 172-173. 426 Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 220.

427 Ibid., p. 234. 428 Ibid., p. 220.

429 Selon l’auteur, le sujet « se manifeste dans tous les types de sociétés, même si c’est seulement dans les plus

autocréatrices et les plus autoformatrices qu’il apparaît le plus directement et le plus consciemment ». (p. 222) Ibid., p. 16.

Pour Touraine, le sujet se forme en se détachant de tous les mécanismes sociaux, et même des relations interpersonnelles430. L’émergence du sujet dans l’individu se réalise lorsque « celui-ci

s’est d’abord détaché de lui-même, de ses appartenances, de ses goûts, de ses projets ».431 Cette

rupture permet au sujet de s’opposer au pouvoir en place et de se définir en réfléchissant sur lui- même et en s’autolégitimant432. Ainsi, le sujet se forme en luttant contre les formes de domination

qui lui ôtent le sens de son existence433. Autrement dit, devenir pleinement sujet implique de se

reconnaître et de se faire reconnaître comme individu, c’est-à-dire comme être individué, défendant et construisant sa singularité, et donnant à travers ses actes de résistance, un sens à sa vie434. Il va

de soi qu’en certaines circonstances, il faille choisir, se reconnaître ou se renier comme sujet. De plus, selon Touraine, si on ne se considère pas comme un sujet, en revanche on peut découvrir « la marque du sujet dans tous les individus, de la même façon que d’autres ont reconnu en chaque individu la présence d’une “âme” ou le droit d’être citoyen ».435

Dans ce grand mouvement d’idées qui met en lumière « le passage du monde de la société à celui de l’individu, en tant qu’acteur tourné vers lui-même », Touraine observe une distance qui sépare le soi du sujet. La recherche de Giddens sur la self identity soutient un individualisme moderne orienté vers la présence à soi, la réflexion sur soi, l’authenticité et aussi l’intimité, l’amour et l’engagement, ce qui implique un détachement aussi complet que possible des rôles sociaux.436 Or

la réflexion de Touraine ne s’inscrit pas dans l’univers de l’identité prédéfinie, au sens où c’est plutôt la conviction du sujet qui joue un rôle d’animatrice du mouvement social et qui tient lieu de

430 Alain TOURAINE. Penser autrement, p. 178. 431 Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 225. 432 Alain TOURAINE. Penser autrement, p. 179.

433 Comme l’explique ce sociologue, le sujet se forme « dans la volonté d’échapper aux forces, aux règles, aux pouvoirs

qui nous empêchent d’être nous-mêmes, qui cherchent à nous réduire à l’état de composantes de leur emprise sur l’activité, et dans les interactions de chacun avec tous. Ces luttes contre ce qui nous prive du sens de notre existence sont toujours des luttes inégales contre un pouvoir, contre un ordre. Il n’y a de sujet que rebelle, partagé entre la colère qu’il subit et l’espoir de l’existence libre, de la construction de soi – qui est sa préoccupation constante. » Alain TOURAINE. Un nouveau paradigme […], p. 161.

434 Et comme le rappelle l’auteur, « aujourd’hui comme dans n’importe quelle culture passée, il n’y a pas de figure du

sujet sans sacrifice et sans joie ». Parler des droits humains, c’est reconnaître « que de plus en plus nombreux sont les êtres humains qui évaluent leurs actes et leur situation en termes de capacité à se créer eux-mêmes et de vivre comme des êtres libres et responsables » (p. 171). Ibid., p. 170.

435 Ibid., p. 179.

436 Si Touraine se rattache à ce courant d’idées, la notion de sujet, selon lui, est très étrangère aux représentations de

l’individu que présentent Giddens et tant d’autres, et ce pour deux différences majeures. La première est qu’il définit le sujet « dans sa résistance au monde impersonnel de la consommation, ou à celui de la violence et de la guerre ». La seconde différence est que le sujet « ne s’identifie jamais complètement à lui-même, et il reste placé dans l’ordre des droits et des devoirs, dans l’ordre de la moralité et non dans celui de l’expérience ». Ibid., p. 166.

référence aux institutions.437 Certains sociologues, dit-il, oublient que « c’est l’action collective,

politique et sociale, qui peut seule protéger contre les pouvoirs et les dominations qui, s’ils ne sont pas arrêtés dans leur puissance, détruisent l’individuation lorsque celle-ci oublie les conditions qui rendent possible son existence ».438 Si le vide social est susceptible de conduire aux chaos, il peut

aussi conduire à un retour sur soi, à la conscience du sujet. D’ailleurs, pour que cette conscience du sujet se forme, Touraine affirme que trois composantes doivent apparaître et se combiner :

D’abord un rapport à soi, à l’être individuel, comme porteur de droits fondamentaux. Ce qui marque une rupture avec la référence à des principes universalistes, ou même une loi divine. Le sujet est sa propre fin. En deuxième lieu, le sujet ne se forme, aujourd’hui comme hier, que s’il entre en conflit avec les forces dominantes qui lui dénient le droit et la possibilité d’agir comme un sujet. Enfin, chacun, en tant que sujet, propose une certaine conception générale de l’individu.439

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