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CHAPITRE 3 LE GRAND TOURNANT VERS UN CHANGEMENT CULTUREL

3. Des acteurs en marche vers une conscience postconventionnelle

3.1. De la quête de sens du pèlerin à la décision du converti

Pour plusieurs contemporains, ce nouveau contexte marqué par la turbulence croissante de nos environnements, l’effacement des repères jadis structurants, la pression intérieure d’un appel à une plus grande autonomie et l’influence d’événements qui bousculent la vie, ont provoqué une réflexion personnelle et critique propice à la quête personnelle de l’authenticité.473 Dans ce

contexte, on observe l’apparition de nouvelles demandes de sens pour répondre aux différentes quêtes identitaires. Comme l’indique Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions, une « nouvelle culture spirituelle » s’est développée, à partir des années 1960, avec l’émergence de « nouveaux mouvements religieux » qui empruntent leurs pratiques aux différentes traditions

comme par la recherche rationnelle de l’intérêt ; l’autre en défendant la liberté autocréatrice et en rejetant les influences et les contraintes imposées par les milieux dirigeants. » Ibid., p. 270.

471 Ibid., p. 271-272.

472 Pour une analyse plus approfondie de ces acteurs, voir Sylvie LAVIOLETTE. « De la quête de sens du pèlerin à la

décision du converti : en marche vers une conscience post-conventionnelle », Scriptura, vol. 12, n° 2, mars 2013, p. 9- 21.

473 Nous nous référons aux travaux du philosophe Charles Taylor sur l’idéal moderne de l’authenticité qui en est un de

« véracité à soi-même » et qui se profile derrière la recherche de l’épanouissement de soi. Ainsi, chacun aspire à sa façon à vivre sa vie en étant sincère envers soi-même, ce qui signifie être fidèle à sa propre originalité en écoutant sa voix intérieure et non en se conformant aux conventions sociales. Charles TAYLOR. Grandeur et misère de la modernité, Traduit de l’anglais par C. Melançon, Montréal, Bellarmin, 1992, p. 28 et 44.

spirituelles en les combinant avec des pratiques psychologiques pour favoriser la réalisation de soi et le développement de la conscience.474

Dans un univers complexe et continuellement changeant, il y a, selon l’auteur, apparition de nouveaux phénomènes religieux : dérégulation du croire et prolifération des croyances bricolées475.

À partir de ces constats, Hervieu-Léger propose deux idéaux-types de croyants, le pèlerin et le converti, pour décrire « la scène religieuse contemporaine comme une scène en mouvement »476 ce

qui contraste avec la figure du pratiquant régulier qui s’inscrit à l’intérieur d’un cadre institutionnel. Autrement dit, avec la désinstitutionalisation et l’émergence d’un individualisme moderne et d’un individualisme religieux, nous entrons dans une nouvelle ère, marquée par un processus de formation identitaire qui se distance d’« une identité qui vient du dehors » pour se rapprocher de « celle que nous-mêmes essayons d’établir du dedans ».477 Afin d’apporter des outils

de compréhension à ce nouveau contexte caractérisé par la rupture avec l’ordre religieux dominant, nous explorons ces trois figures sociologiques pour décrire ce mouvement d’individualisation et de subjectivation des croyances et des pratiques.

3.1.1. Le pratiquant régulier

Très attentive aux normes sociales, la figure du pratiquant régulier, qui caractérisait les sociétés traditionnelles de la première modernité, se conformait au système de sens collectif qui structurait la vie commune478. Pour Hervieu-Léger, cette figure marquée par la stabilité d’une identité

religieuse héritée, la croyance et l’appartenance à une communauté inscrite dans un rituel et des

474 Danielle HERVIEU-LÉGER. « Productions religieuses de la modernité : les phénomènes du croire dans les sociétés

modernes », dans Brigitte CAULIER (dir.), Religion, sécularisation, modernité : les expériences francophones en Amérique du Nord, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1996, p. 41. Par ailleurs, l’auteure se réfère aux travaux de Beckford et Levasseur pour mettre en relief le profil des adeptes de ces nouveaux mouvements religieux : ce sont des jeunes adultes éduqués (25-40 ans) provenant de milieux urbains, de classes moyennes, culturellement et économiquement privilégiés qui sont habitués aux voyages à l’étranger. James A. BECKFORD et Martine LEVASSEUR. « New religious movements in western Europe », dans James. A. BECKFORD (dir.), New Religious Movements and Rapid Social Change, London, Sage, 1986, p, 29-54, cité par Danièle, HERVIEU-LÉGER et Grace, DAVIE, « Le déferlement spirituel des nouveaux mouvements religieux », dans Grace DAVIE et Danielle HERVIEU- LÉGER (dir.), Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1990, p.273.

475 Ce double phénomène se manifeste « surtout dans la liberté que s’accordent les individus de “bricoler” leur propre

système de croyant, hors de toute référence à un corps de croyances institutionnellement validé ». Danielle HERVIEU- LÉGER. Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999, p. 43.

476 Ibid., p. 157.

477 Claude LÉVI-STRAUSS. L’identité, Paris, Grasset, 1977, p. 72, cité par Jean-Claude KAUFMANN, L’invention

de soi […], p. 59.

pratiques particulières, et la conformité aux vérités prescrites par une institution, perd aujourd’hui de sa pertinence comme modèle de référence à la « normalité religieuse ».479 La « crise de la

transmission », qui est à l’œuvre dans nos sociétés, a profondément changé de nature; elle se caractérise par l’éclatement des anciens cadres de référence.480 Selon le philosophe Charles Taylor,

« la révolution culturelle des années 1960 a déstabilisé des formes antérieures de religion »481 et

les nouvelles générations se sont profondément éloignées du « modèle traditionnel de la foi chrétienne en Occident »482. Cette figure, fondée sur l’identification du sujet à un nous garant du

lien social, renvoie au troisième stade de conscience conventionnel, dit Conformiste ou Diplomate, selon une perspective de développement du Moi.483 C’est le stade de l’identité collective, ce qui

implique d’« intégrer les conventions sociale, soit les façons de voir, de penser et d’agir prises pour vraies par la majorité ».484 Cette figure correspond à ce que Hervieu-Léger qualifie de régime institutionnel de la validation du croire : les autorités religieuses « définissent les règles qui sont, pour les individus, les repères stables de la conformité croyante et pratiquante ».485

3.1.2. La quête de sens du pèlerin

En revanche, la modernité avancée implique un modèle de société « qui place dans l’homme le pouvoir de fonder l’histoire, la vérité, la loi et le sens de ses propres actes ».486 Alors que la société

a connu des bouleversements majeurs, pour plusieurs adultes contemporains, ce contexte marqué par la mutation des croyances a favorisé le développement d’une conscience plus réflexive et authentique qui se distance du nous pour se centrer sur le je et mettre l’accent sur l’individu et son expérience. La nécessité de se tourner vers soi et de suivre son propre chemin spirituel, caractérisé par la figure du pèlerin, décrit le style de vie extrêmement mobile de notre paysage spirituel contemporain. C’est à chacun de forger lui-même le sens qu’il entend donner à sa vie à travers la diversité des situations qu’il expérimente, les parcours qu’il dessine, en fonction de ses propres

479 Ibid., p. 92-96. 480 Ibid., p. 62.

481 Charles TAYLOR. « La religion aujourd’hui », Charles TAYLOR, L’âge séculier, Montréal, Les Éditions du

Boréal, 2007, p. 896.

482 Charles TAYLOR. « L’âge de l’authenticité », Charles TAYLOR, L’âge séculier, p. 846.

483 Voir Tableau 1.1 à la page 25. Alors même que les disciplines que sont la psychologie et la sociologie relèvent

d’univers théoriques différents, il est néanmoins possible de pointer des correspondances que certains écrits en psychologie peuvent avoir avec les transformations dans les figures que Hervieu-Léger a élaborées afin de saisir les façons dont les individus vont se positionner et valider leur expérience dans le paysage religieux contemporain.

484 Charles BARON. Le processus de développement […], p. 24. 485 HERVIEU-LÉGER. Le pèlerin et le converti […], p. 183. 486 Ibid., p. 31.

ressources et dispositions487. Plusieurs observateurs de la scène religieuse décrivent cette transition

cruciale comme une rupture ou une distanciation des formes religieuses précédentes. Le fait, par exemple d’être « spirituel mais pas religieux », de « croire sans appartenir », d’opter pour une « religion minimale » ou de rechercher une expérience plus directe du sacré sont des phénomènes typiques d’une forme d’exploration autonome.488 Cette figure associée à une culture de quête de

sens apparaît essentiellement au dernier stade conventionnel, dit Consciencieux ou Performant, et au premier stade post-conventionnel, dit Individualité ou Individualiste.489 Par ailleurs, ces

nouvelles formes de quêtes spirituelles que l’on associe à la figure du pèlerin correspondent à ce qu’Hervieu-Léger qualifie de régime d’autovalidation du croire, « dans lequel le sujet ne reconnaît qu’à lui-même la capacité d’attester la vérité de ce à quoi il croit ».490 Elles peuvent aussi être

associées au régime de validation mutuelle du croire fondé sur une construction commune à travers le témoignage personnel et l’échange des expériences individuelles491.

3.1.3. La décision du converti

La montée des conversions est, selon Hervieu-Léger, un phénomène majeur dans les sociétés modernes sécularisées depuis la fin du XXe siècle. La figure du converti « manifeste et accomplit

ce postulat fondamental de la modernité religieuse selon lequel une identité religieuse “authentique” ne peut être qu’une identité choisie. L’acte de conversion cristallise la valeur reconnue à l’engagement personnel de l’individu qui témoigne ainsi par excellence de son autonomie de sujet croyant. »492 L’auteure parle d’une transformation des individus dans le sens

d’une réorganisation fondamentale de la vie selon des normes nouvelles et son incorporation à une communauté, ce qui correspond au régime de validation communautaire du croire493..Le besoin de

sens passe par des lieux où on puisse vivre l’intensité de l’engagement individuel et collectif494. Il

existe, selon elle, trois modalités de conversion religieuse : celle de l’individu qui change de religion, celle de l’individu n’ayant jamais appartenu à une tradition religieuse et qui embrasse

487 Ibid., p. 98-99.

488 L’auteur fait référence aux travaux de Grace Davie (1990, 1996) en Grande-Bretagne, de Mikhaïl Epstein en Russie

(1999) et de Wade Clark Roof aux États-Unis (1989). Charles TAYLOR. « La religion aujourd’hui », p. 874-912.

489 Voir Tableau 1.1 (p. 25) et le Chapitre 1, section 3.1 Le développement du Moi (p. 38-39) pour une description de

ces stades.

490 Danièle HERVIEU-LÉGER, Le pèlerin et le converti […], p. 180. 491 Ibid., p. 186-187.

492 Ibid., p. 129. 493 Ibid., p. 129-130. 494 Ibid., p. 186-187.

volontairement une religion, et celle de l’individu qui (re)découvre sa religion d’origine495.

Hervieu-Léger met en perspective les deux pôles sociaux représentant le mouvement actuel des conversions au catholicisme. D’une part, celui des convertis « issus des couches sociales les plus défavorisées ». D’autre part, celui des convertis « socialement privilégiés et détenteurs d’un bagage culturel élevé » qui prennent leurs distances par rapport aux critères de la réussite sociale qu’ils ont atteint pour vivre la conversion comme un nouvel accomplissement de soi.496 Selon l’auteure, la

conversion au christianisme génère un changement de valeurs et de vie; elle témoigne en même temps de la puissance de transformation de la présence et de l’action divine, et de mise en ordre du monde497. Les observations d’Hervieu-Léger montrent que dans un contexte chrétien, la conversion

est à la fois un événement et un processus, qualifié d’authentique et de profond, dans le sens d’une réorganisation fondamentale du système de sens de l’individu. La décision du converti de s’engager dans une communauté croyante indique, selon l’auteur, l’authenticité du choix personnel de l’individu. Il semble donc que la conversion religieuse authentique décrite par Hervieu-Léger dans un paradigme chrétien et juif serait susceptible de se déployer à partir du stade, dit Individualité ou Individualiste.

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