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1.1 Le narcissisme, la pulsion et la relation d’objet

1.1.3 Le soi (Self) et le Moi

Un certain nombre d’auteurs se sont int´eress´es au devenir du narcissisme du point de vue de la constitution de l’id´eal du moi et de son rapport au moi, et donc du point de vue de l’estime de soi qui en d´ecoule. (. . . ) C’est un aspect du narcissisme irr´eductible au premier et qui m´erite d’ˆetre trait´e s´epar´ement. (Athanassiou-Popesco, 2003, p. 90)

Nous allons en partie traiter cet aspect ici. Cependant, la notion de honte faisant appel au concept de l’id´eal du moi cet aspect du narcissisme sera plus d´evelopp´e dans le troisi`eme chapitre en lien avec la notion de honte.

1.1.3.1 Hartmann et l’Egopsychologie

Hartmann note que le concept de narcissisme regroupe deux dynamiques d’´el´ements oppo- s´es : `a la fois le soi, en tant que personnalit´e dans son ensemble en r´eciprocit´e avec l’Objet et le moi en tant qu’instance en opposition au ¸ca, au surmoi et `a la r´ealit´e. Il souhaite clarifier ce double mouvement en proposant de parler de narcissisme comme retour de la libido dans le soi et non dans le moi. Ainsi,

En parlant d’investissement du soi, nous n’impliquons pas que cet investissement est situ´e dans le ¸ca, dans le moi ou dans le surmoi. Cette formulation prend en consid´eration le fait que nous trouvons en r´ealit´e le « narcissisme » dans ces trois syst`emes psychiques. Mais dans tous ces cas, il y a opposition `a l’investissement objectal (et r´eciprocit´e avec lui). Ce sera par cons´equent un ´eclaircissement si nous d´efinissons le narcissisme comme l’investissement libidinal non pas du moi, mais du soi (the self ). (Hartmann, 1950, p. 352)

Le self est alors la partie du moi qui est en lien avec l’Objet. Le moi instance est r´eduit `

a une zone fronti`ere entre la r´ealit´e et les pulsions, une aire libre de conflits pouvant neutraliser les pulsions si la r´ealit´e n’en entrave pas la maturation. Il a donc principalement une fonction d’adaptation et de r´egulation. Comme le moi instance a pour fonction de neutraliser les conflits (oral, anal, œdipien, etc.), le d´eveloppement sain implique qu’il n’y ait plus de conflit et que le moi puisse faire fonctionner librement ses fonctions autonomes primaires (penser, comprendre, parler, apprendre, synth´etiser), qui sont des fonctions inn´ee et aconflictuelles (Koch et al., 2009, 53).

1.1.3.2 Le self chez Winnicott

Winnicott (1962) utilise le terme « Moi » pour parler du d´ebut de la personne et utilise le terme « Soi » pour parler du moment o`u l’enfant acquiert une conscience de lui-mˆeme. Le soi et la r´ealit´e psychique interne sont ´etroitement li´es chez Winnicott : « Le soi central pourrait ˆetre consid´er´e comme le potentiel inn´e qui vit une continuit´e d’ˆetre et acquiert `a sa fa¸con et `a son rythme une r´ealit´e psychique personnelle et un sch´ema corporel propre » (Winnicott, 1960, p. 247). « Psych´e », « fantasme », « r´ealit´e interne » sont tr`es souvent synonymes dans les ´ecrits de Winnicott. Un des points essentiels de sa th´eorie est la d´e- pendance du b´eb´e `a son environnement, et donc l’impossibilit´e de d´ecrire un b´eb´e sans d´ecrire celui qui s’en occupe et la relation entre eux.

Pour Winnicott, le d´eveloppement de l’enfant passe d’un stade de non int´egration `a l’in- t´egration. Au d´epart, l’enfant est fragment´e, se constituant en amas anatomique. Le sen- timent de continuit´e d’exister, qui se construit sur la base de soins suffisamment bons, d’un bon holding (soutien) permet `a l’enfant d’int´egrer son moi et d’avoir le sentiment d’ˆetre. Si l’int´egration est suffisamment solide, la r´egression `a des ´etats de non int´egration est transitoirement possible sans angoisse. Winniccott d´ecrit ´egalement un processus de « personnalisation », d’installation de la psych´e dans le soma, que le b´eb´e peut atteindre grˆace au bon handling, lorsque « la personne qui prend soin de l’enfant est capable de s’occuper du b´eb´e et du corps du b´eb´e comme si les deux formaient une unit´e » (Winni- cott, 1969, p. 89). Chez Winnicott, les premi`eres formes de relation d’objet sont pour le b´eb´e un sentiment de trouv´e/cr´e´e l’objet qu’il d´esirait sans le savoir. C’est sur la mul- tiplication d’exp´eriences de trouv´e/cr´e´e, bas´ees sur la qualit´e de l’object-presenting, que l’enfant pourra construire ses relations d’objet ult´erieures dans une continuit´e entre sa r´ealit´e interne et la r´ealit´e externe.

1.1.3.3 Le narcissisme chez Grunberger

En 1971, Grunberger publie un ouvrage consacr´e au narcissisme. En s’appuyant sur les textes freudiens, Grunberger en pointe les lacunes.

D’un point de vue ´economique, nous l’avons vu, il y a pour Freud l’id´ee d’une balance entre la libido investie dans le moi et celle « ´emise » vers l’objet, plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit. La libido, qu’elle soit vers l’objet ou dans le moi est toujours d’essence pulsionnelle d’apr`es Freud. Or, c’est l`a que Grunberger marque une insuffisance th´eorique : S’il existe un certain ´equilibre et un balancement entre l’amour objectal et l’amour narcissique, on observe tr`es souvent que plus l’homme est capable d’investir son propre moi sur un certain mode et plus il dispose de libido pour le monde objec- tal. (. . . ) Le balancement entre libido objectale et libido narcissique devra donc ˆetre envisag´e dans une autre perspective, non comme une situation d’´equilibre entre nar- cissisme et libido objectale, mais comme une relation dialectique entre composante pulsionnelle et composante narcissique. (Grunberger, 1971, p. 19-20)

Grunberger postule d’une forme de relation entre le narcissisme et la libido pulsionnelle du sujet, son narcissisme lui permettant ou non d’accepter de son ¸ca une certaine quantit´e de libido, mesurable alors que le narcissisme ne l’est pas : « le niveau de charge libidinale (qui est ou non narcissiquement investi) est soumis `a des oscillations, alors que le narcissisme

reste ´etale » (Grunberger, 1971, p. 21). Il y a donc pour lui une v´eritable s´eparation th´eorique entre narcissisme et pulsionnel. Le narcissisme a sa propre dynamique et ne peut ˆetre d´efini de mani`ere satisfaisante s’il est envisag´e dans le cadre pulsionnel, c’est d’apr`es lui la raison de l’oscillation chez Freud de situer le narcissisme d’abord dans le moi puis dans le ¸ca puis de nouveau dans le moi. Cependant, la composante pulsionnelle et la composante narcissique sont ´etroitement interd´ependantes, aboutissant dans leur ´evolution normale `a une indiff´erenciation. Au niveau clinique, Grunberger constate ´egalement un probl`eme quant `a la formulation de 1914 du narcissisme comme compl´ement libidinal de l’´ego¨ısme :

Nous observons souvent des situations conflictuelles entre le narcissisme et le moi, dans lesquelles le narcissisme, au lieu de soutenir le moi, s’oppose `a lui. Nous consta- tons souvent que la poursuite d’un id´eal narcissique hautement valoris´e pr´evaut sur tous les int´erˆets ´egotiques du sujet, ce qui peut aller, `a travers une succession sys- t´ematique d’actes hostiles au moi, jusqu’`a sa suppression compl`ete (par la mort). (Grunberger, 1971, p. 21)

Le socle de la th´eorie de Grunberger va consister `a appuyer la forme primitive, fœtale, du narcissisme et d’en faire une instance autonome dans la topique moi-¸ca-surmoi :

Le narcissisme [est] pr´esent dans l’individu depuis toujours et il [est] n´ecessaire pour la compr´ehension satisfaisante du d´eveloppement psycho-physiologique de l’enfant (et de l’adulte) d’op´erer un clivage entre le moi dans son sens Freudien (en tant qu’agence centrale de coordination ou instance) et le facteur narcissique ou le soi. (Grunberger, 1971, p. 33)

Cette instance tend `a maintenir, ou r´etablir, un ´etat aconflictuel, apulsionnel dans lequel se trouvait l’individu au cours de sa vie fœtale. « Le fœtus vit dans un ´etat ´elationnel [terme anglais qu’il francise] qui constitue une hom´eostase parfaite » (Grunberger, 1971, p. 30), c’est la trace de cet ´etat ´elationnel, m´egalomaniaque, immortel – « dont le souvenir d’harmonie suprˆeme et de toute-puissance ne s’effacera jamais » (Grunberger, 1971, p. 36) – qui va constituer le noyaux narcissique, source d’´energie psychique qui restera active jusqu’`a la mort. Le narcissisme « manquant de support somatique sp´ecifique » ne peut agir qu’au travers des autres instances ce qui tend `a la confusion.

Le narcissisme utilise ainsi la libido, mais ne se confond pas avec elle, et c’est ce mouvement narcissisant et valorisant du soi qui charge libidinalement les objets mais aussi le moi lui-mˆeme, (. . . ) que nous appelons ”investissement narcissique”. (. . . ) La libido vient du ¸ca, et le moi – grˆace `a l’investissement narcissique – peut en quelque sorte en b´en´eficier. (Grunberger, 1971, p. 41)

Selon Grunberger, la blessure narcissique de ne pouvoir rester dans un ´etat narcissique pur du fait de l’achoppement au r´eel, ouvre en mˆeme temps la voie `a la maturation du moi et des pulsions et

. . . permet au sujet de jouir des satisfactions pulsionnelles que la vie va lui offrir. Mais le r´egime pulsionnel est au d´ebut antagoniste du r´egime narcissique et il faut qu’un certain nombre de conditions soient r´eunies pour que le sujet parvienne `a retrouver sur un mode nouveau (celui des pulsions) un ´equivalent de l’´etat ´elationnel pr´enatal. (Grunberger, 1971, p. 48)

C’est grˆace `a ce qu’il appelle la confirmation narcissique que l’enfant va saisir dans les attitudes et le regard de sa m`ere qu’il est un ˆetre de valeur, aim´e et estim´e. `Achaque ´etape de sa maturation pulsionnelle, l’enfant cherchera `a r´etablir le sentiment de compl´etude narcissique. Il y a donc `a la fois la satisfaction pulsionnelle proprement dite obtenue grˆace `

a l’acte qui r´eduit la tension et « l’investissement narcissique de ce mˆeme acte qui lui conf`erera valeur et dignit´e, concourant ainsi `a l’´etablissement du sentiment d’estime de soi » (Dessuant, 1983, p. 87). Par exemple, au stade anal, l’exercice musculaire procure `a l’enfant une satisfaction pulsionnelle motrice `a laquelle s’ajoute « la satisfaction narcissique d’avoir un corps propre `a accomplir des exploits, qui fonctionne bien et ob´eit parfaitement » (Dessuant, 1983, p. 87) et augmente chez l’enfant son sentiment de valeur. C’est cet aspect du narcissisme qui se retrouve lorsqu’une femme est fi`ere de tomber rapidement enceinte, ou qui est mis `a mal lorsqu’elle a le sentiment que son corps a mal fonctionn´e, dans les naissances pr´ematur´ees par exemple. Bien que Grunberger adh`ere `a l’id´ee d’un d´esir, actif la vie durant, de retrouver la compl´etude de la vie fœtale, pour lui ce d´esir de retour ne constitue pas l’appui de la pulsion de mort – `a laquelle il n’adh`ere pas – mais est du cˆot´e de la vie. Il consid`ere que ce n’est pas ´equivalent de dire que la recherche de la vie pr´enatale est une r´eaction `a la crainte des pulsions, que d’appeler « instinct de mort » la peur des pulsions, qui peut aller dans certains cas jusqu’`a un d´esir de mort des pulsions. Il distingue en revanche une agressivit´e primitive, profonde, cannibalique, vampirique, composante du narcissisme – qu’il nomme « anubienne », en opposant alors Anubis (qui introduit, dans la mythologie ´egyptienne, au royaume des morts) `a Narcisse – d’une agressivit´e pulsionnelle qui s’adresse aux objets et qui peut se rapprocher de la notion d’emprise (Denis, 2012).

1.1.3.4 Kohut et la Self-psychologie

Pour Kohut, psychanalyste am´ericain, le narcissisme est l’investissement libidinal du self, de tout ce qui constitue ou contribue `a constituer le self. Il n’est pas un stade dans l’´evo- lution libidinale mais une ligne de d´eveloppement (Denis, 2012). Kohut se situe dans la lign´ee d’Hartmann quant `a la distinction Soi-moi. Il adh`ere ´egalement au point de vue de Grunberger sur le narcissisme en tant que force autonome. Face `a l’impuissance de la cure classique quant au traitement des pathologies dites « limites », Kohut change de paradigme et s’opposera tr`es fortement `a Hartmann. « Avec Kohut, le self, noyau d’identifications et centre des processus de d´efense et de r´esistance, va se s´eparer davantage encore du moi et devenir autonome au point de fonder une nouvelle m´etapsychologie » (Neau, 2009, p. 30). Kohut d´efinit le concept de selfobjet apportant un nouvel ´el´ement de r´eponse `a la question des rapports entre objets internes et objets d’amour. Le selfobjet est l’objet qui remplit pour le psychisme de l’enfant la fonction d’assurer la continuit´e de son self, il y a donc une « relation narcissique » qui n’est pas une relation `a une personne mais `a la fonction de cette personne qui le fait exister, « relation de selfobjet ». Le caract`ere archa¨ıque des selfobjets disparaˆıt avec le temps, mais le besoin du self en selfobjets persiste la vie enti`ere. « Ce qui caract´erise la relation avec un « objet » qui a le rˆole d’un selfobjet c’est qu’il n’est pas reconnu dans ses qualit´es sp´ecifiques d’objet distinct, il n’est pas psychologique- ment distinct du self mais connu seulement `a travers la fonction qu’il remplit » (Denis,

2012, p. 14). Tandis que les relations objectales impliquent une reconnaissance de l’autre s´epar´e de soi, dans ses qualit´es, ses d´efauts et besoins propres et avec qui la relation est marqu´ee de r´eciprocit´e. Kohut travaillait avec la clinique des pathologies du narcissisme, d´efinie par un self faible ou carenc´e par un d´eficit de selfobjets. « Le narcissisme ne peut plus ˆetre compris comme un retrait libidinal sur le moi, ce n’est pas la cible qui le d´efinira, mais la qualit´e de l’exp´erience » (Oppenheimer, 1996 cit´e par Neau, 2009, p. 31).

La distinction moi et soi a ´et´e tr`es critiqu´ee par les psychanalystes, et tr`es violemment par Lacan. Laplanche et Pontalis pensent que cette distinction n’est pas valable car « l’articu- lation de ces deux sens est pr´ecis´ement au cœur de la probl´ematique du moi » (Laplanche & Pontalis, 1967c, p. 242) et le regroupement qu’effectue Hartmann modifie la substance mˆeme du moi-instance. Le moi de l’Ego-psychologie appauvrit finalement la complexit´e des processus psychiques en voulant tout y int´egrer. En effet,

. . . au lieu de se centrer sur la r´ealit´e psychique interne, comme le propose Freud, elle souligne l’impact du monde ext´erieur sur le d´eveloppement de l’individu, ce qui l’am`ene `a compl´eter et parfois transformer la th´eorisation freudienne du moi (. . . ) [et] `a diluer le vif de la d´ecouverte analytique – la conflictualit´e intrapsychique, le sexuel et l’inconscient. (Neau, 2009, p. 29).

Hartmann sera cependant consid´er´e par Anna Freud comme le repr´esentant de l’orthodoxie freudienne.

Bien que la pertinence m´etapsychologique du concept de self soit contestable, les travaux de Kohut, conc`ede Pontalis, ont permis d’explorer plus finement les troubles narcissiques. En ce qui nous concerne, nous nous demandons si la notion de selfobjet pourrait apporter un ´el´ement de r´eponse la question du statut du fœtus. Enfin, la th´eorie de Grunberger sur le d´eveloppement parall`ele du narcissisme et du pulsionnel nous apparaˆıt ´egalement comme une piste pertinente dans l’´etude des repr´esentations du fœtus dans la psych´e maternelle au cours de la grossesse (voir Chapitre 1.2).