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1.1 Le narcissisme, la pulsion et la relation d’objet

1.1.1 Narcissisme dans la th´ eorie freudienne

Le moi n’a pas exist´e d’embl´ee dans la th´eorie freudienne. Au d´epart, le « moi » freu- dien est le « soi » dans le sens de la personne propre, la personnalit´e dans son ensemble. Ce n’est qu’en 1920, lors de l’av`enement de la seconde topique, qu’il acquiert le statut d’instance : « l’appareil ex´ecutif du psychisme, qui maintien l’´equilibre entre les exigences souvent conflictuelles des pulsions instinctuelles [¸ca], le surmoi et la r´ealit´e ext´erieure » (Yorke & Hacker, 2014, p. 45). Sa gen`ese n’est pas claire, et ne sera pas fixe au cours de l’œuvre de Freud : appareil adaptatif prenant source dans le ¸ca au contact de la r´ealit´e externe ou produit d’identifications provenant, non de perceptions de la r´ealit´e externe, mais des relations avec l’autre, qui par une op´eration psychique sp´ecifique devient un objet d’amour investi par le ¸ca.

Avant 1900, dans le « Projet de psychologie scientifique » le moi se situe dans le sys- t`eme psy (oppos´e alors au syst`eme perceptif w), son rˆole est d’empˆecher l’hallucination, distinguer ce qui est de l’int´erieur et ce qui est de la r´ealit´e externe. En 1900, dans « l’in- terpr´etation des rˆeves », le moi est un agent d´efensif de la fonction de censure, il n’est pas encore con¸cu comme organisation complexe, il ne sert que de barri`ere `a l’inconscient, mais il apparaˆıt d´ej`a comme organisation libidinalement investie dans le d´esir de dormir. Entre 1900 et 1914 se d´eroule une p´eriode de tˆatonnement par rapport `a la notion du moi. Dans « Les trois essais. . . », Freud (1905) ´etablit sa premi`ere th´eorie des pulsions distin- guant les pulsions sexuelles, reli´ees au plaisir et les pulsions du moi ou d’autoconservation, reli´ees aux fonctions vitales et `a la r´ealit´e. Le moi prend donc une fonction par rapport au principe de r´ealit´e et aux pulsions d’autoconservation : « Il fait l’´epreuve de la r´ealit´e par

l’interm´ediaire des pulsions d’autoconservation et tente ensuite d’imposer les normes de la r´ealit´e aux pulsions sexuelles » (Laplanche & Pontalis, 1967a, p. 247). Dans le mˆeme texte est d´efini l’auto-´erotisme qui renvoie au tout premier stade du d´eveloppement pul- sionnel : Le premier choix de l’enfant est son propre corps investi sous la forme de pulsions partielles dirig´ees vers les diff´erentes zones ´erog`enes. Dans « Formulation sur les deux principes », Freud (1911a) complexifie le concept de moi en distinguant le moi-plaisir, qui suit le d´eveloppement des pulsions sexuelles – plus longtemps sous la coupe du principe de plaisir et plus en lien avec les fantasmes – du moi-r´ealit´e – qui suit le d´eveloppement des pulsions du moi, d’autoconservation, plus en lien avec le principe de r´ealit´e et l’activit´e de pens´ee. Le moi n’est plus alors de seul agent de la barri`ere int´erieur-ext´erieur mais prend une profondeur en trois dimensions pouvant ˆetre sous-divis´e. Si nous devan¸cons quelque peu le processus de th´eorisation freudien, ce qui est nomm´e ici le moi-plaisir, partie cliv´ee de l’activit´e psychique qui reste soumise au principe de plaisir, lieu de la « cr´eation de fantasmes », sera rebaptis´e le ¸ca en 1920.

Freud est confront´e au probl`eme du passage de l’auto-´erotisme, investissement libidinal des zones ´erog`enes par des pulsions partielles `a l’amour d’objet total ou « allo-´erotisme ». En 1914, il publie « Pour introduire le narcissisme », concept qui va, entre autre, lui fournir le stade interm´ediaire. En effet, dans cet article est d´ecrite la constitution du moi unifi´e sous l’action du narcissisme. Le moi n’est plus pens´e comme ´etant pr´esent d’embl´ee dans la vie psychique mais exigeant pour se constituer une « nouvelle action psychique ». Le narcis- sisme s’en trouve d´efinit comme le moi unifi´e, total, pris comme propre objet d’amour. Il naˆıt donc parall`element au moi. Freud voit alors le narcissisme non pas comme une perver- sion mais comme le « compl´ement libidinal `a l’´ego¨ısme de la pulsion d’autoconservation » (Freud, 1914, p. 218). L’introduction du narcissisme entraˆıne des remaniements majeurs dans la d´efinition du moi. Le moi n’est ainsi vraiment plus consid´er´e comme l’ensemble du psychisme (comme il l’´etait avant 1900) mais comme le r´eservoir de la libido : « Le moi doit ˆetre consid´er´e comme un grand r´eservoir de libido, d’o`u la libido est envoy´ee vers les objets et qui est toujours prˆet `a absorber de la libido qui reflue `a partir des objets » (Freud, 1923, p. 248).

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A ce stade Freud avait distingu´e au sein des pulsions les pulsions sexuelles et les pulsions du moi (ou d’autoconservation). L’´energie des pulsions sexuelles ´etant la libido et celle des pulsions du moi, l’int´erˆet. Dans cet article de 1914, il ´etablit pour la premi`ere fois une distinction au sein des pulsions sexuelles entre « libido du moi » ou « libido narcissique » et « libido d’objet » pour diff´erencier les pulsions sexuelles dirig´ees vers le moi par l’action du narcissisme et celle dirig´ees vers l’objet par l’action de l’amour d’objet. D’un point de vue ´economique, Freud con¸coit un syst`eme de balancement o`u « plus l’une consomme, plus l’autre s’appauvrit » (Freud, 1914, p. 220), ce qui, nous le verrons, pourra ˆetre remis en cause par la suite. L’objet est ici l’objet externe et

. . . Freud garde sans doute `a l’esprit qu’il y aurait une certaine contradiction th´eo- rique (. . . ) entre l’hypoth`ese d’un investissement libidinal du moi en tant qu’objet, et l’id´ee de ce qu’est vraiment « l’objet » dans le psychisme humain, `a savoir quelque chose de fondamentalement « hors de soi », comme il le d´ecrit dans les Trois essais (Freud, 1905), et comme Francis Pasche (1965) l’a particuli`erement d´evelopp´e, en

liant l’objectalit´e `a l’activit´e perceptive et `a l’anti-narcissisme. (Girard & Kapsam- belis, 2014, p. 10)

Dans la distinction entre pulsions du moi et pulsions sexuelles, « les pulsions du moi ´emanent du moi et se rapportent `a des objets ind´ependants (par exemple la nourriture) ; mais le moi peut ˆetre objet pour la pulsion sexuelle (libido du moi) » (Laplanche & Pon- talis, 1967d, p. 382). La th´eorie du choix d’objet dans son ensemble est remani´ee par l’introduction du narcissisme. Va en d´ecouler la distinction de deux choix d’objet : choix d’objet par ´etayage – sur le mod`ele des premiers objets de l’enfant, ceux qui l’ont nourri et soign´e – et choix d’objet narcissique – sur le propre mod`ele du moi (voir Chapitre 1.1.5). Toujours dans le mˆeme article, Freud ´etablit une distinction entre le narcissisme primaire et secondaire. `A ce moment-l`a du d´eveloppement de sa th´eorie, le narcissisme primaire est une phase d´eveloppementale, lorsque l’enfant se prend lui-mˆeme comme objet d’amour, parall`element `a la formation du moi. `A cette ´epoque, cette phase est secondaire `a l’auto- ´erotisme et vient avant l’amour d’objet. Le narcissisme secondaire d´esigne d’abord des cas extrˆemes de r´egression `a un narcissisme primaire o`u les objets ext´erieurs sont totalement d´esinvestis. Il est secondaire car il ´etait `a l’origine dirig´e vers des objets externes et vient ensuite augmenter le narcissisme primaire pr´eexistant (Yorke & Hacker, 2014).

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A l’´epoque, Freud pensait que le trouble fondamental de la psychose venait de cette retraite de la libido, qui trouvait plus de satisfaction l`a o`u elle avait trouv´e asile que dans l’aventure de la libido d’objet, sources d’autres satisfactions mais aussi de combien de d´eceptions, de menaces, d’incertitude. (Green, 1983, p. 10)

Cependant, le narcissisme secondaire pour Freud n’est pas qu’un cas extrˆeme, il se retrouve dans la vie psychique courante dans la balance ´energ´etique entre les investissements du moi et les investissements d’objet et aussi dans l’id´eal du moi, une formation narcissique qui n’est jamais abandonn´ee. En effet, dans cet article est ´egalement introduit le concept d’un id´eal du moi, comme une issue « `a l’enfermement narcissique originaire qui se met au service du d´eveloppement du moi plutˆot que de s’opposer `a lui » (Athanassiou-Popesco, 2003, p. 50) (voir Chapitre 3.1.4). En 1915c, dans « Deuil et M´elancolie », Freud modifie la notion de moi. Aux identifications secondaires qui le constituent, s’ajoutent, `a un stade plus archa¨ıque, des incorporations orales. Des parties du moi peuvent s’en s´eparer par clivage, comme l’instance d’autocritique ou conscience morale qui va juger l’autre partie du moi. « Ainsi s’affirme l’id´ee d´ej`a pr´esente dans « Pour introduire le narcissisme » selon laquelle la grande opposition de la libido du moi et de la libido d’objet ne suffit pas `

a rendre compte de toutes les modalit´es du retrait narcissique de la libido » (Laplanche & Pontalis, 1967a, p. 249). Se constitue alors tout un syst`eme du moi complexe compos´e des instances moi id´eal, surmoi, id´eal du moi, objets potentiels de la libido narcissique. En 1920, avec « Au-del`a du principe de plaisir », Freud marque un tournant dans la m´etapsychologie en introduisant la seconde topique. La conscience (d’abord rattach´ee au syst`eme perceptif w, puis au Pcs) est maintenant le « noyau du moi » ; les fonctions du Pcs sont contenues dans le moi ; Le moi est en grande partie inconscient et a des m´ecanismes de d´efense d’allure primaire (compulsion, r´ep´etition, d´er´ealisation) ; le moi est un m´ediateur entre le surmoi, le ¸ca et la r´ealit´e. Il est aussi « le r´eservoir v´eritable et originel de la libido, qui doit partir de l`a avant d’ˆetre ´etendue `a l’objet » (Freud, 1920, p. 325). Dans

cet article, Freud ´elabore ´egalement la troisi`eme th´eorie des pulsions en distinguant les pulsions de vie ( ´Eros), qui agissent par des processus de liaison, des pulsions de mort qui tentent de retrouver l’´etat inorganique initial par des processus de d´eliaison. Les pulsions de vie cherchent `a « pousser l’une vers l’autre et `a maintenir en coh´esion les parties de la substance vivante (note de bas de page 335) et les pulsions sexuelles sont alors la partie d’ ´Eros tourn´ee vers l’objet, tandis que les pulsions du moi sont la partie d’ ´Eros tourn´ee vers le syst`eme du moi.

D`es 1914, l’opposition libido du moi – libido d’objet va rapidement amoindrir l’int´erˆet de la dualit´e pulsions du moi – pulsions sexuelles « si nous posions, au fondement, une ´energie psychique unitaire, cela n’´epargnerait-il pas toutes les difficult´es qu’il y a `a s´eparer une ´energie des pulsions du moi et une libido du moi, une libido du moi et une libido d’objet ? » (Freud, 1914, p. 220-221). En effet, dans de nombreuses situations (maladie, sommeil, hypocondrie) la libido du moi et les pulsions du moi sont indiff´erenciables, indique Freud. En 1920, avec l’introduction du dualisme pulsions de vie – pulsions de mort Freud ent´erine cette indiff´erenciation. L’autoconservation sera finalement vue par Freud comme l’amour de soi, donc la libido du moi. Sur le concept de « pulsions du moi », une note dans l’article de 1920, ajout´ee en 1921 r´esume le parcours de l’auteur sur cette id´ee :

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A l’origine nous appelions ainsi toutes les directions pulsionnelles, connues de nous approximativement, qui peuvent se d´emarquer des pulsions sexuelles dirig´ees vers l’objet et nous mettions les pulsions du moi en opposition avec les pulsions sexuelles dont l’expression est la libido. Plus tard, nous nous rapprochˆames de l’analyse du moi et reconnˆumes qu’une partie des « pulsions du moi » est elle aussi de nature libidinale et a pris le moi propre pour objet. Il fallait donc mettre d´esormais les pul- sions d’autoconservation narcissiques au nombre des pulsions sexuelles libidinales. L’opposition entre pulsions du moi et pulsions sexuelles se transformait en l’oppo- sition entre pulsions du moi et pulsions d’objet, les unes et les autres de nature libidinale. Mais `a la place de la premi`ere opposition en apparut une nouvelle, entre les pulsions libidinales (pulsions du moi et d’objet) et d’autres pulsions dont il faut poser l’existence dans le moi et qu’il faut peut-ˆetre reconnaˆıtre dans les pulsions de destruction. La sp´eculation transmue cette opposition en celle des pulsions de vie ( ´Eros) et des pulsions de mort. (Freud, 1920, p. 335)

Enfin, apr`es l’´elaboration de la seconde topique, le narcissisme primaire se voit d´efini comme le premier ´etat de la vie, ´etat anobjectal, « processus auxquels nous avons donn´e le nom de narcissiques, parce qu’ils sont caract´eris´es par le fait que la satisfaction de besoins et de d´esirs est recherch´ee et obtenue par l’individu en dehors et ind´ependamment de l’influence d’autres personnes » (Freud, 1921, p. 7). La vie intra-ut´erine est pour Freud le paroxysme de cet ´etat :

La naissance repr´esente le passage d’un narcissisme se suffisant `a lui-mˆeme `a la perception d’un monde ext´erieur variable et `a la premi`ere d´ecouverte d’objets ; il r´esulte de cette transition trop radicale que nous ne sommes pas capables de supporter pendant longtemps le nouvel ´etat cr´e´e par la naissance, que nous nous en ´evadons p´eriodiquement, pour retrouver dans le sommeil notre ´etat ant´erieur d’impassibilit´e et d’isolement du monde ext´erieur. (Freud, 1921, p. 60-61)

Cette notion a fait beaucoup d´ebat, ses d´efinitions dans la litt´erature post-freudienne sont variables et certains auteurs vont mˆeme jusqu’`a en nier l’existence, comme Klein.

Freud publie en 1923 « Le moi et le ¸ca ». Il y appui l’id´ee d’un moi divis´e en des par- ties conscientes et des parts inconscientes : Le moi conscient est un moi corps, il est la projection psychique de la surface du corps, construit par les perceptions `a cette surface. Mais « il nous faut dire : non seulement le plus profond, mais aussi le plus ´elev´e chez le moi peut ˆetre inconscient » (Freud, 1923, p. 271). Par ailleurs, la constitution du moi et ses modifications se voient complexifi´ees. En effet, d’une part le moi est « la part modifi´ee du ¸ca sous l’influence du syst`eme de perception, le repr´esentant du monde ext´erieur r´eel dans l’animique » (Freud, 1923, p. 272). Par ailleurs, apr`es avoir compris dans « Deuil et M´elancolie » le processus d’introjection par le moi de l’objet perdu puis d’identification `

a celui-ci, dans l’article pr´esent Freud fait de ce m´ecanisme celui qui instaure de fa¸con plus g´en´erale le caract`ere du Moi – r´esultant alors de la s´edimentation des investissements d’objet abandonn´es : « La transposition d’un choix d’objet ´erotique en une modification du moi est aussi une voie par laquelle le moi peut maˆıtriser le ¸ca et approfondir ses relations avec lui (. . . ). La transposition de libido d’objet en libido narcissique qui se produit ici entraˆıne manifestement un abandon des buts sexuels, une d´esexualisation, donc une sorte de sublimation. » (Freud, 1923, p. 274). C’est ce que Freud nomme les « identifications d’objet du Moi ». Les investissements d’objet sont relay´es par des identifications aux objets perdus. Freud de conclure que le « grand r´eservoir de la libido au sens de l’Introduction du narcissisme (. . . ) c’est le ¸ca. La libido, qui afflue vers le moi par les identifications ici d´ecrites, instaure son narcissisme secondaire » (Freud, 1923, note de bas de page 274). Le narcissisme primaire s’en trouve donc d´efini de deux fa¸cons que Freud ne tranchera pas :

— L’organisation des pulsions partielles du moi en investissement unitaire du moi, uni- fication du monde pulsionnel contemporain de la formation du Moi : moi narcissique comme Un issu de n pulsions partielles – par l’action d’Eros. Le moi est pris comme objet d’amour, d’o`u le terme de « narcissisme primaire objectal ».

— Freud parle dans « psychologie collective » d’un narcissisme dont la vie intra ut´e- rine serait le prototype, un narcissisme anobjectal, le narcissisme primaire absolu, comme expression de la tendance `a la r´eduction des investissements au niveau z´ero : expression du principe d’inertie, principe du Nirvˆana.

A partir de ce moment-l`a Freud met de cˆot´e le narcissisme, certains diront que c’est du fait du conflit avec Jung, et il n’y a pas eu de nouvelle conceptualisation du narcissisme sous l’angle de la deuxi`eme topique. Le narcissisme perd du terrain et il n’y a plus que la m´elancolie qui est d´ecrite comme pathologie narcissique (la schizophr´enie et la parano¨ıa ayant trouv´e d’autres ´etiologies).