• Aucun résultat trouvé

Section 2. La pratique onusienne d’édification de l’état de droit et ses enseignements potentiels

I. Problématique, portée et limites de la recherche

On se trouve ici en présence à la fois d’un apparent paradoxe et d’un potentiel risque : l’état de droit, bien que dépourvu de signification précise, est largement mobilisé par les Nations Unies, y compris en ce qu’il fonde une vaste pratique d’édification dans les situations conflictuelles et post-conflictuelles. Cette combinaison de facteurs constitue un paradoxe dans le sens où une notion indéterminée fonde une vaste pratique, et un « risque », à tout le moins en termes de cohérence, puisque cette pratique pourrait consister en la réalisation d’éléments des plus variables et inattendus. Le sujet ainsi présenté amène alors naturellement à la double question du contenu du concept d’état de droit tel qu’édifié par les Nations Unies dans les situations conflictuelles et post-conflictuelles, et du « pourquoi » de ce contenu.

Après avoir fait le constat d’une conception onusienne spécifique de l’état de droit dans les situations de conflit et sortie de conflit caractérisée par une tension entre une dimension répressive et une dimension protectrice du concept, on posera l’hypothèse que cette conception a une utilité dans la pratique onusienne de paix et dans l’ordre international, dans le sens où elle répond à des intérêts, buts ou finalités172 caractérisant ces deux environnements (onusien et international). On préfère le terme « utilité » au terme « fonction » parce que l’utilité peut être simplement constatée (« l’état de droit sert à tel phénomène ») sans que cela suppose une intention quelconque, contrairement à la « fonction » qui sera ici comprise comme le résultat d’une intention. En conséquence, le terme « fonction » sera utilisé pour désigner les fonctions protectrice et répressive intentionnellement attachées au concept d’état de droit par les Nations Unies, tandis que son utilité renverra à ce à quoi il sert (et que

171

La « problem-solving theory » est « a guide to help solve the problems posed within the terms of the

particular perspective which was the point of departure », de sorte qu’elle « takes the world as it finds it, with the prevailing social and power relationships and institutions into which they are organised, as the given framework for action. The general aim of problem-solving theory is to make these relationships and institutions work smoothly by dealing effectively with particular sources of trouble », R.W. COX, « Social Forces, States and World Orders: Beyond International Relations Theory », Millennium, vol. 10, n° 2, juin 1981, pp.128‑129. 172

Pour rappel, on définit la finalité comme un but davantage sociologique, possiblement non-explicite. La « fin » sera employée dans un sens générique désignant les objectifs, buts et finalités.

40

d’autres auteurs désignent comme une fonction173) dans l’ordre international174

. L’utilité de l’état de droit au regard de l’environnement dans lequel il est édifié suppose des liens de détermination entre ledit environnement et le contenu du concept, ce qui explique que le concept d’état de droit dont il est question se réalise « à l’épreuve » de la paix.

La démarche s’apparente à un processus de « constructive deconstruction » du concept, particulièrement indiqué pour les « fuzzwords », mots brouillés dont l’état de droit au plan international fait indéniablement partie. On reprend le point de vue selon lequel

« [b]y making evident the variant meaningsthat popular development buzzwords

carry, this process can bring into viewdissonance between these meanings. If the use of buzzwords as fuzzwordsconceals ideological differences, the process of constructive deconstructionreveals them: and, with this, opens up the possibility of reviving the debates »175.

Il s’agira donc, en premier lieu, de « construire » la notion en réponse à l’indétermination initiale qui la caractérise, c’est-à-dire d’en « décrire la substance et [d’]en révéler les critères distinctifs (…) [d’]identifier les éléments constitutifs du concept envisagé et caractériser les relations qui les unissent »176. Des travaux de théorie juridique pourront alors aider à en comprendre le fonctionnement interne. En particulier, l’état de droit tel qu’édifié par les Nations Unies dans les situations de conflit et de sortie de conflit étant largement assimilable à un système de justice pénale, l’analyse des fonctions attachées à ce système, soit les fonctions répressive et protectrice, servira de cadre conceptuel à l’aune duquel envisager l’état de droit onusien177. Puis, dans un second temps, il sera question de « déconstruire » le concept ainsi « construit », c’est-à-dire d’identifier les facteurs, y compris sociologiques et « idéologiques » (dans le sens où ils relèvent de l’ordre des valeurs et des idées), qui peuvent expliquer un tel contenu.

Ce processus permettra de révéler les contradictions propres au concept, de même que ses fondements idéologiques et son utilité dans l’ordre international, ce qui confère à la recherche

173 Voir par exemple O. CORTEN, « L’État de droit en droit international : quelle valeur juridique ajoutée ? », art.

cit., p.36.

174 Infra, Chapitre VIII, Section 2.

175

D. EADE et A. CORNWALL (éds.), Deconstructing development discourse buzzwords and fuzzwords, Warwickshire, Oxfam, 2010, p.14.

176 J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, op. cit., p.230.

177 On pense en particulier à la théorie des fonctions « épée » et « bouclier » du droit pénal, traitée entre autres par Y. CARTUYVELS (éd.), Les droits de l’homme, bouclier ou épée du droit pénal?, Bruxelles, Bruylant, 2007 ; F. TULKENS, « The Paradoxical Relationship between Criminal Law and Human Rights », Journal of

International Criminal Justice, vol. 9, n° 3, juillet 2011, pp.577‑595, et plus largement à la théorie du droit pénal.

41

une teinte critique et nécessairement interdisciplinaire. L’approche critique du droit (international) est en effet caractérisée par la « mise en relation du phénomène juridique avec la réalité sociale »178 et par l’ambition d’identifier les liens de causalité entre cette dernière et l’objet étudié179, qui peut également être, comme l’est l’état de droit dans l’ordre international, une « norme proclamée »180.

La problématique ainsi présentée laisse toutefois de côté certaines interrogations légitimes quant au concept d’état de droit « onusien ». Il ne sera ainsi pas question de procéder à une comparaison, ou à tout le moins pas de façon systématique, de la conception de l’état de droit propre aux Nations Unies dans les situations conflictuelles et post-conflictuelles, avec les autres perspectives onusiennes sur le concept, qu’il s’agisse de la conception onusienne de l’état de droit hors situations de conflit, de la définition du Secrétaire général, des conceptualisations des autres entités onusiennes, ou des éléments associés au concept par l’Assemblée générale ou par les Etats membres. D’une part, ces différentes conceptions ne constituent pas une définition formelle et unique (ni même unifiée) du concept. D’autre part, une fois identifié et analysé le contenu du concept onusien d’état de droit dans les situations de conflit et sortie de conflit, les divergences majeures entre celui-ci et celles-là apparaîtront d’elles-mêmes. Il ne sera pas non plus fait de comparaison avec les définitions doctrinales du concept exposées plus haut, ces dernières étant par trop nombreuses et débattues. En revanche, le « noyau » du concept pourra ponctuellement être invoqué pour mettre en perspective la conception de l’état de droit présentée dans ce travail.

178

J. SALMON (éd.), Dictionnaire de droit international public, op. cit., p.290. Cette approche est encore décrite comme le fait de « compren[dre] et expliqu[er] la réalité internationale de façon à dévoiler les contradictions et incohérences contenues dans le discours et la pratique internationaux », H. MAYRAND, « L’apport mutuel entre constructivisme et théories critiques », dans R. BACHAND (éd.), Théories critiques et droit international, Bruylant, 2013, p.148. L’approche commune entre l’Ecole de Reims et les « Nouvelles approches du droit international » (« New approaches to international law », dites NAIL) consiste à « aborder le droit international à travers les rapports qu’il entretient avec la société dans laquelle il s’inscrit et [à] révéler les dynamiques qui se développent en son sein et qui en expliquent les mutations, en recourant à des grilles d’analyse extra-juridiques, qu’elles soient de nature historique, économique, politique, sociologique, anthropologique ou autres », A. LAGERWALL, « « Kennedy et moi » : qu’est-ce qu’une internationaliste francophone peut apprendre des NAIL qu’elle n’aurait pas déjà appris de l’école de Reims à propos de la guerre en Lybie ? », dans R. BACHAND (éd.),

Théories critiques et droit international, Bruylant, 2013, p.13.

179 O. Corten propose de procéder à une « analyse de type explicatif mettant en évidence les rapports de force et les contradictions qui sous-tendent et déterminent la règle de droit et son interprétation », O. CORTEN, « Existe-t-il une approche critique francophone du droit international ? Réflexions à partir de l’ouvrage Théories critiques du droit international », Revue Belge de Droit International, vol. 2013, n° 1, 2013, p.269. Dans une approche critique en effet, « les réalités sociales et les conflits d’intérêts (…) expliquent les formes précises prises par [le droit international] », R. BACHAND, « Pour une théorie critique en droit international », dans R. BACHAND (éd.),

Théories critiques et droit international, Bruylant, 2013, p.129.

180

M. CHEMILLIER-GENDREAU, « Contribution of the Reims School to the Debate on the Critical Analysis of International Law: Assessment and Limits », European Journal of International Law, vol. 22, n° 3, 2011, p.655.

42

La question de la normativité du concept ne sera pas non plus abordée directement, ce qui découle logiquement de l’objet même de la recherche, à savoir le concept onusien d’état de droit, et de la question principale de recherche, soit le contenu de ce concept et le « pourquoi » d’un tel contenu. La question de la normativité de l’état de droit se pose en effet surtout pour ce qui est de l’état de droit en tant qu’élément de droit international. Pour y répondre, il faudrait préalablement s’accorder sur la contribution des Nations Unies à la formation du droit international181, question dépassant largement le cadre de l’étude proposée ici. Cette question a de plus été traitée dans de précédents travaux tendant à répondre par la négative à l’existence d’une règle de droit international imposant l’« état de droit » dans l’ordre juridique interne des Etats182

. C’est cette position que l’on retient comme point de départ des développements à venir. Elle sera ponctuellement commentée et enrichie lorsque l’étude de la diffusion du concept, mais surtout de ses usages et de son rôle dans l’ordre international, le permettra.

Enfin, et il s’agit là d’une critique fréquemment formulée à l’encontre, précisément, des approches dites critiques du droit international : si la présente étude s’attache à construire puis à déconstruire le concept, elle n’en propose en revanche pas de version « reconstruite ». Le présent travail n’a pas la légitimité pour ce faire, essentiellement parce qu’il est intellectuellement situé dans un contexte précis, en l’occurrence académique. Une fois révélée la « face cachée » de l’état de droit onusien, il revient aux Nations Unies elles-mêmes, aux sujets de droit international ou encore aux personnes concernées par l’édification de l’état de droit183, de décider du sort qu’il convient de réserver à celui-ci, et qui pourrait très bien consister, dans une perspective critique telle que proposée par M. Chemillier-Gendreau, à « abandoning the concepts that no longer reflect reality and therefore maintain dangerous illusions »184.

Dès lors, tant le but poursuivi par la recherche, c’est-à-dire chercher à expliquer le contenu du

181 A. PELLET, « La formation du droit international dans le cadre des Nations Unies », art. cit. ; A.-T. NORODOM, L’influence du droit des Nations Unies sur le développement du droit international, Thèse de doctorat, Paris I - Panthéon-Sorbonne, 2009 ; P. SZASZ, « General law-making processes », art. cit., parmi une liste trop longue pour être présentée ici.

182

O. CORTEN, « L’État de droit en droit international : quelle valeur juridique ajoutée ? », art. cit., p.36 ; J.-Y. MORIN, L’Etat de droit : émergence d’un principe du droit international, op. cit.

183 Voir sur ce dernier point, R. BACHAND, Les subalternes et le droit international, op. cit., p.55. 184

M. CHEMILLIER-GENDREAU, « Contribution of the Reims School to the Debate on the Critical Analysis of International Law: Assessment and Limits », art. cit., p.659.

43

concept d’état de droit « onusien », y compris en le situant dans un environnement pratique et théorique plus large, que les caractéristiques de l’objet, en particulier son indétermination, et le matériau mobilisé, soit la pratique onusienne, impliquent le recours à des méthodes spécifiques dont certaines empruntent à d’autres disciplines que le droit. La recherche est donc marquée par une certaine interdisciplinarité185, au demeurant plus nécessaire que délibérément choisie. Le travail proposé est en particulier fondé sur une large recherche empirique.

Outline

Documents relatifs