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La convergence conceptuelle et opérationnelle entre état de droit et ordre public

Chapitre II – La fonction répressive de l’état de droit

Section 1. Les fonctions propres aux institutions de l’état de droit

II. La proximité des concepts d’état de droit et d’ordre public dans la pratique onusienne

1. La convergence conceptuelle et opérationnelle entre état de droit et ordre public

L’attribution à l’état de droit d’une fonction de maintien de l’ordre est confirmée par les liens entre l’état de droit et l’ordre public lui-même dans la pratique onusienne dans les cas étudiés. En effet, il existe une confusion manifeste, sur le plan conceptuel, entre l’état de droit et l’ordre public, révélée entre autres dans la terminologie employée par les Nations Unies (i). Sur le plan opérationnel, l’association de l’ordre public et de l’état de droit en tant qu’objectifs opérationnels est elle aussi confuse, mais cette confusion même indique que les deux concepts sont liés et que l’état de droit assure bien, tout du moins pour partie, une fonction de maintien de l’ordre (ii), au-delà même de la fonction répressive définissant un système de justice pénale.

i) La confusion conceptuelle entre état de droit et ordre public

La terminologie utilisée par les Nations Unies dans la documentation relative aux cas étudiés illustre la proximité, voire la confusion existant entre les concepts d’état de droit et d’ordre public. Y figurent en effet de nombreux exemples où l’un des concepts est utilisé à la place de l’autre, en particulier entre les différentes versions linguistiques des documents. Cette confusion terminologique apparaît jusque dans les résolutions du Conseil de sécurité. Ainsi, les forces de sécurité afghanes garantissent l’état de droit (« rule of law ») dans la version

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originale, mais assurent « le maintien de l’ordre » dans la version française585. De même, les « rule of law institutions » que la Minustah s’efforce de réformer dans le cadre de son mandat, deviennent à plusieurs reprises des « institutions chargées du maintien de l’ordre » dans la version française586. De même, de nombreuses occurrences des « rule-of-law institutions » ou « rule of law institutions » sont traduites en français par les « institutions chargées de faire respecter la loi »587, les « structures de l'ordre public »588, les « institutions chargées du maintien de l'ordre »589 et même les « autorités de police », voire tout simplement la « police »590.

A vrai dire, l’association de l’état de droit et de l’ordre public est telle que les deux concepts apparaissent parfois indifférenciés, comme lorsque le Secrétaire général évoque « les efforts faits actuellement pour faire respecter la légalité et l’ordre public à tous les niveaux », traduction de la version originale dans laquelle il est fait mention de « the rule of law and order »591, véritable fusion des deux concepts. Ce glissement terminologique, qu’on pourrait considérer, au moins pour ce qui est de la comparaison entre différentes versions linguistiques, comme des « erreurs » ou approximations de traduction, se retrouve pourtant dans l’organisation de la pratique, qui associe les objectifs d’état de droit et d’ordre public.

ii) La convergence opérationnelle entre les objectifs d’état de droit et d’ordre public

L’état de droit et l’ordre public, auquel on peut associer la sécurité publique qui est une notion parente de ce dernier592, également citée dans la documentation onusienne, constituent parfois

585

Le Conseil de sécurité « [w]elcomes the development of the new Afghan National Army and Afghan National

Police as important steps towards the goal of Afghan security forces providing security and ensuring the rule of law throughout the country » dans la version originale, tandis qu’il « [n]ote avec satisfaction le développement

de la nouvelle Armée nationale afghane et de la Police nationale afghane, qui représente une étape importante, l’objectif étant que les forces de sécurité afghanes assurent la sécurité et le maintien de l’ordre dans l’ensemble du pays », S/RES/1536 par. 13.

586 S/RES/1780 par. 14, S/RES/1840 par. 17.

587 En l’occurrence dans les rapports du Secrétaire général sur Haïti S/2005/631 par. 36, S/2006/60 par. 43 et par. 65.

588 S/2006/1003 p.6, sur Haïti.

589 S/2007/503 par. 49 et S/2010/200 par. 23, sur Haïti.

590 Toujours sur Haïti, S/2006/592, par. 53 et 54. Dans le même sens, au vu de la formulation d’un des objectifs adoptés dans l’accord-cadre des Nations Unies en Afghanistan pour 2015-2019 (« Capacity of justice and rule of

law institutions strengthened for improved access to justice and police services delivery », p.15), on peut

supposer que les « rule of law institutions » dont il est question sont en fait la police. 591 S/2005/525 par. 30.

592

Voir les définitions respectivement de l’ordre public comme la « [s]ituation d’un pays dans lequel règnent la tranquillité et la sécurité publique », G. CORNU, Vocabulaire juridique, op. cit., p.370., et réciproquement de la

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des objectifs distincts auxquels est associée une démarche spécifique. Pourtant, ces objectifs sont non seulement très fréquemment associés, tout en conservant un statut en quelque sorte équivalent (α), mais en outre, il arrive que l’un de ces objectifs soit regardé comme un élément permettant la réalisation de l’autre, et inversement (β), de sorte que l’état de droit, d’après la pratique onusienne dans les cas étudiés, tout à la fois contribue au maintien de l’ordre, et en même temps inclut dans sa conception même la notion d’ordre public.

α) L’état de droit et l’ordre public comme objectifs distincts mais proches

La pratique onusienne associe fréquemment l’état de droit aux objectifs d’ordre public ou de sécurité publique, de façon a priori égalitaire dans le sens où ces objectifs sont placés sur un même plan. C’est en tout cas ainsi que le Conseil de sécurité décrit le mandat qu’il a confié à la Minustah, « qui l’appelle à aider au rétablissement et au maintien de l’état de droit, de la sécurité publique et de l’ordre public »593. De même, le Conseil demande à la Minusca de « concourir au rétablissement et au maintien de la sécurité publique et de l’état de droit »594. Dans l’accord-cadre conclu avec l’Etat afghan déjà mentionné plus haut, le système des Nations Unies définit très explicitement l’état de droit (« rule of law ») de la façon suivante : « [a] state of order in which events conform to the law »595, qui implique en outre l’« [i]mpartial enforcement of laws »596

. La même association se retrouve dans les rapports du Secrétaire général. Ainsi ceux-ci mentionnent-t-il « des progrès (…) en matière d’état de droit et de maintien de l’ordre » en Afghanistan597

. En reflet de la formulation du Conseil de sécurité dans la résolution précitée relative à Haïti, on trouve parmi la liste de « produits clefs » à réaliser celui de « sécurité, ordre public et renforcement de l’état de droit », formant une seule composante598.

On peut avancer l’argument selon lequel, si les Nations Unies énumèrent les deux objectifs

sécurité publique comme « [é]lément de l’ordre public caractérisé par l’absence de périls pour la vie, la liberté ou le droit de propriété des individus », ibid. p.953. « La sécurité publique est donc (…) aussi l’expression d’un « contrat social » pour maintenir « l’ordre public », D. HIRSCHHORN, Haïti : une intervention exemplaire ? La

Réforme du Secteur de Sécurité en Haïti, Thèse de doctorat, Lyon 3, 15 septembre 2014, p.89. S’il est

certainement possible de contester le rapprochement effectué ici entre les deux notions, aucune différenciation claire n’apparaît dans la documentation onusienne, c’est pourquoi on se permet cette simplification.

593 La version originale en anglais indique : « the rule of law, public safety and public order », S/RES/1702 par. 14.

594

S/RES/2149 par. 30 f), S/RES/2217 par. 33 a), etc.

595 Plan cadre des Nations Unies pour l’aide au développement en Afghanistan 2010-2013, p.35. 596 Ibid.

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S/2013/721 par. 53.

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concomitamment, c’est qu’il s’agit bien de deux concepts distincts, quoique manifestement proches. Mais il est également fréquent que l’un des deux objectifs soit présenté comme un élément permettant la réalisation de l’autre, et inversement.

β) L’état de droit et l’ordre public comme objectifs interdépendants

L’état de droit lui-même, ou ses institutions, sont parfois explicitement rattachés à la démarche de maintien de l’ordre et à l’objectif d’ordre public. Dans plusieurs résolutions du Conseil de sécurité sur la Côte d’Ivoire, le rétablissement de l’état de droit relève du domaine d’action intitulé « ordre public »599. Le système judiciaire, qui était apparu comme le cœur institutionnel de l’édification de l’état de droit, y sert également l’objectif de maintien de l’ordre, puisque « le maintien de l’ordre et l’administration de la justice continuent de pâtir des carences du système judiciaire »600. En ce sens, on peut estimer que l’état de droit et ses institutions font partie de ces éléments qui contribuent au maintien de l’ordre dans le cas ivoirien. De façon similaire, les Nations Unies, lorsqu’elles évoquent les « law enforcement agents », énumèrent les « police, judicial and prisons officials »601.

Des auteurs ayant analysé le contenu de chacune des deux démarches notent en effet que : « [a]ctivities aimed at re-establishing public order in peacebuilding contexts include those designed to (re)establish a functioning criminal justice system in sectors such as policing, criminal justice institutions and prison reform »602.

Mais on observe également le phénomène inverse selon lequel les activités contribuant au maintien de l’ordre public, ou l’ordre public lui-même, figurent dans la pratique onusienne comme éléments de l’édification de l’état de droit603. Il s’agira de présenter ici les cas autres

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« Law and order » dans la version originale en anglais, S/RES/1739 par. 2, S/RES/1609 par. 2, S/RES/1528 par. 6. Reflétant la structure des résolutions, les budgets et rapports de performance établis par le Secrétaire général sur l’Onuci sont organisés de sorte que l’ensemble des activités d’édification de l’état de droit figure dans la composante « ordre public », voir entre autres A/69/621 p.50, A/68/632 p.45, A/67/642 p.40, A/60/630 p.20, etc. Le Secrétaire général rapporte par exemple que, sous la « Composante 5 maintien de l’ordre public : (…) des progrès significatifs ont été réalisés en vue de renforcer l’état de droit en Côte d’Ivoire », A/63/610 p.37. Cette configuration est en lien avec la place de la réforme du secteur de la sécurité dans la pratique onusienne dans le pays, infra, 2, ii).

600 S/2012/186 par. 53.

601

Plan cadre des Nations Unies pour l’aide au développement en Sierra Leone 2004-2007 p.5.

602 C. BLEIKER et M. KRUPANSKI, « The Rule of Law and Security Sector Reform: Conceptualising a Complex Relationship », op. cit., p. 60.

603

C’est également ce qu’a affirmé, à un niveau plus général, le Conseil de sécurité dans sa première résolution thématique sur la réforme du secteur de la sécurité, S/RES/2151, en particulier dans le préambule et le

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que celui de la police, déjà traité ci-dessus. Certains mandats de la Minusca sont à cet égard emblématiques. En effet, le Conseil de sécurité y prévoit que, dans le cadre de l’« [a]ction en faveur de la justice nationale et internationale et de l’état de droit », la Minusca doit fournir « une assistance en faveur du maintien de la sécurité et de l’ordre publics »604. On retrouve également cette organisation de la pratique selon laquelle les activités ou institutions visant le maintien de l’ordre sont considérées comme relevant de l’édification de l’état de droit dans plusieurs rapports du Secrétaire général concernant Haïti605 et le Mali606. En ce qui concerne l’Afghanistan, le Secrétaire général affirme qu’

« [u]ne stratégie prévoyant des actions complémentaires et coordonnées pour la réforme de la justice, de l’administration publique, des infrastructures et de la sécurité publiques (y compris la police, l’armée et le programme de désarmement, de démobilisation et de réinsertion) est indispensable à l’établissement d’un état de droit »607.

Les mesures temporaires d’urgence intégrées au mandat de la Minusca608

, qui consistent à procéder à des arrestations et détentions et sont censées servir les objectifs de « maintenir l’ordre public fondamental et lutter contre l’impunité » et de « [c]oncourir au rétablissement et au maintien de la sécurité publique et de l’état de droit »609

, illustrent également cette approche puisqu’elles relèvent de l’« action en faveur de la justice nationale et internationale et de l’état de droit »610

.

L’état de droit ou ses institutions sont donc parfois rattachés à l’ordre public, et, inversement, l’ordre public apparaît comme l’un des éléments constitutifs de l’état de droit. En dépit de son caractère variable, l’organisation de la pratique onusienne d’édification de l’état de droit et de soutien au maintien de l’ordre confirme la grande proximité, voire l’amalgame entre les deux notions. L’état de droit tel qu’il est conçu par les Nations Unies dans les cas étudiés assure donc bien une fonction de maintien de l’ordre en cohérence avec sa fonction répressive.

paragraphe 5. 604

S/RES/2149 par. 30.

605 Voir par exemple S/2007/503 où le premier des éléments de la « Réforme des structures de l’état de droit » est le « Renforcement de la capacité de maintien de l’ordre en Haïti » par. 34. Même chose dans les rapports S/2008/202 par. 26, S/2010/200 par. 58.

606

Voir encore la description de l’activité suivante réalisée par la Minusma au Mali : « réunions mensuelles avec le Ministère de la sécurité, consacrées à l’élaboration de plans stratégiques pour la réforme du secteur de la sécurité et de programmes de formation visant à améliorer les capacités de la police et autres services de maintien de l’ordre de faire respecter l’état de droit ; aux questions touchant l’état de droit dans le nord du Mali », A/70/592 p.33. Voir aussi A/71/690 p.38.

607

S/2003/1212 par. 23. 608 Voir infra, Section 2, § 2, II.

609 S/RES/2217 par. 33 a). On trouve une formulation identique dans les autres mandats de la Minusca, à l’exception du premier (S/RES/2149).

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D. Marshall va plus loin en affirmant que les « coercive institutions have remained the default entry point for the UN and much of the international rule of law industry »611. Cette approche est également manifeste dans la proximité existant entre les domaines d’action que sont l’édification de l’état de droit d’une part, et la réforme du secteur de la sécurité d’autre part.

2. La convergence entre l’édification de l’état de droit et la réforme du secteur

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