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Les conditions gouvernant la concrétisation de l’état de droit

Chapitre III – Construction de l’état de droit répressif

Section 2. L’influence du contexte d’édification sur le contenu de l’état de droit

I. Les conditions gouvernant la concrétisation de l’état de droit

Du fait de l’indétermination et de l’abstraction du concept d’état de droit, le processus consistant à le transformer en mesures concrètes – ce que l’on désigne comme le processus de concrétisation, ou la concrétisation de l’état de droit – se révèle potentiellement aléatoire pour ce qui est du contenu concret attribué au concept (1). Les liens entre ce contenu particulier

930 Le terme « but » est ici indiqué étant donné que la paix est un des buts des Nations Unies au sens de l’article 1 de la Charte, toutefois, on utilisera également le terme « fin » de façon générique pour désigner ce vers quoi tendent les Nations Unies dans le cadre d’une pratique quelle qu’elle soit.

931 Infra, Chapitre VIII, Section 2, § 1, I, 2.

932

Supra, Introduction générale, Section 1, § 1, II.

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dans une situation donnée et les circonstances d’édification (c’est-à-dire ici de concrétisation) ont été systématisés par la conceptualisation téléologique de l’état de droit. Cette approche se révélera une grille de lecture utile de la pratique onusienne, non parce qu’elle y correspondrait parfaitement mais plutôt, au contraire, car elle s’en démarque sur des points essentiels, ce qui permet de mettre en lumière les spécificités de l’approche onusienne (2).

1. Le processus de concrétisation de l’état de droit

L’état de droit, en tant que concept abstrait, ou en tant que « principe »934

, est appelé à « passer par un processus de concrétisation »935, c’est-à-dire à ce que lui soit attribué un contenu concret, matériel. R. Kolb, présentant le propre du « principe » en droit international, s’intéresse plus particulièrement à l’« Etat de droit » et note à ce sujet que

« [l]e principe n’est pas destiné à rester une abstraction. Il exprime le fond commun d’une série de normes plus concrètes et plus opératoires. Ainsi, le principe de l’Etat de droit (…) peut se décomposer en principe de la légalité des actes administratifs, de la subordination de l’exécutif au pouvoir judiciaire, de la séparation des pouvoirs, de l’égalité juridique, de la publicité des lois (…) de l’indépendance du juge (…) »936

.

Plus précisément dans la pratique des organisations internationales, l’« Etat de droit y est perçu comme quelque chose appelant une concrétisation »937. Certains Etats membres des Nations Unies appellent en effet à la transformation de l’état de droit d’un « principe juridique abstrait » à des « mesures pratiques »938. Or sur ce point, les discours des Etats au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale abondent de rappels à laisser le choix des mesures concrètes de réalisation de l’état de droit aux Etats concernés, ce qui débouche logiquement sur une indépassable diversité des manifestations concrètes du concept939. La Colombie met

934

Ibid. et voir infra, Chapitre VIII, Section 2, § 1, I, 2, ii).

935

M. VIRALLY, « Le rôle des “principes” dans le développement du droit international », dans Le droit

international en devenir : Essais écrits au fil des ans, Genève, Graduate Institute Publications, 1968, pp.

531‑554, disponible en ligne à l’adresse suivante :http://books.openedition.org/iheid/4393, consultée le 26 novembre 2016, par. 8.

936 R. KOLB, Interprétation et création du droit internationa l: esquisses d’une herméneutique juridique moderne

pour le droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 234 (Collection de droit international 63).

937

M. FORTEAU, « Existe-t-il une définition et une conception univoques de l’Etat de droit dans la pratique des organisations régionales ou politiques ? », art. cit., p.274.

938 « Pour la Nouvelle-Zélande, il n’est plus acceptable de confiner les débats à un principe juridique abstrait. Nous devons mettre l’accent sur les mesures pratiques » S/PV/7113 p.55, voir dans le même sens et parmi d’autres, les déclarations de l’Afrique du sud (au nom du groupe des Etats d'Afrique) A/C.6/69/SR.4 p.16, du Bélarus A/C.6/69/SR.5 p.5, du Soudan qui « s'abstiendra de toutediscussion de théorie juridique pour axer son intervention sur les aspects concrets de la question » A/C.6/61/SR.7 par.7, de la Turquie S/PV/7113 p.70. 939 Voir par exemple les déclarations de l’Afrique du sud (au nom du groupe des Etats d'Afrique) A/C.6/69/SR.4 p.16, de l’Albanie S/PV/7113 p.64, de l’Arabie Saoudite S/PV/7113 p.92 etA/C.6/69/SR.8 par. 2, de l’Argentine S/PV/7113 p.12, de l’Arménie A/C.6/69/SR.7 par. 70, du Bangladesh A/67/PV.3 p.39, du Chili S/PV/7113 p.5,

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ainsi en garde contre « des conceptualisations ou des généralisations qui pourraient ne pas être adaptées aux réalités sur le terrain »940.

L’abstraction et l’indétermination de l’état de droit résultent donc en « de sérieux problèmes pour sa réalisation concrète »941, qui peuvent potentiellement déboucher sur des « solutions concrètes distinctes »942. En l’occurrence, plusieurs auteurs constatent que relativement à son édification par des acteurs internationaux943, ou plus précisément par les Nations Unies dans les situations de conflit et de sortie de conflit944, l’état de droit se compose dans les circonstances particulières dans lesquelles il est édifié, d’éléments fort éloignés du concept censé être à leur origine. D’après S. Humphreys, l’état de droit tel que mis en œuvre par les Nations Unies « bear little obvious relation to the rule of law ideal »945.

Ce constat impose de s’interroger sur les « circonstances pertinentes »946

qui vont agir comme déterminants au cours du processus de concrétisation de l’état de droit tel qu’il est édifié par les Nations Unies. Pour expliquer le constat d’une différence frappante entre le concept et son incarnation concrète, certains auteurs se sont intéressés aux dynamiques institutionnelles propres aux Nations Unies947, estimant en particulier que la nature des négociations au sein du Conseil de sécurité pouvait déboucher sur des résolutions relativement sibyllines948,

de la Chine S/PV/7113 p.18, de la République de Corée A/67/PV.5 p.12, de la France A/67/PV.4 p.16, du Guatemala A/C.6/69/SR.5 par. 45, des Etats-Unis S/PV/7113 p.15, de l’Iran S/PV/7113 p.81, du Mexique A/C.6/69/SR.7 par. 45, de la Russie S/PV/7113 p.17 ou A/C.6/69/SR.5 par. 80, du Sri Lanka A/C.6/69/SR.7 par. 1, de la Turquie S/PV/7113 p.70 ; voir également les positions des Etats, dont Cuba, reprises par le Secrétaire général dans un rapport sur l’action des Nations Unies dans le domaine de l’état de droit, A/65/318 p.39.

940

S/PV/7113 p.59.

941 D. MOCKLE, « L’État de droit et la théorie de la rule of law », art. cit., p. 831.Dans le même sens, « [g]iven

this all-encompassing, mass-appeal nature of the rule of law, the existence of tensions (…) with regard to its operationalization, while problematic, is unsurprising », A.G. HURWITZ et R. HUANG (éds.), Civil war and the

rule of law, op. cit., p.9.

942 « Les notions à contenu variable permettent sous le manteau d’une norme générale, d’apporter des solutions concrètes distinctes », J. SALMON, « Les notions à contenu variable en droit international public », dans C. PERELMAN et R. VANDER ELST (éds.), Les notions à contenu variable en droit, Bruxelles, Bruylant, 1984, p.265.

943

« [I]n its ordinary mode of production and application, rule of law promotion looks almost nothing like the

ideal habitually represented in the language of the rule of law, either in its conceptual framing since the late nineteenth century or in its contemporary talismanic deployment », S. HUMPHREYS, Theatre of the Rule of Law,

op. cit., p.12.

944 J. FARRALL, « Impossible expectations? », art. cit. ; R.Z. SANNERHOLM, Rule of law after war and crisis, op.

cit. ; G. BASSU, « Law Overruled », art. cit.

945 S. HUMPHREYS, Theatre of the Rule of Law, op. cit., p.161. 946

J. SALMON, « Les notions à contenu variable en droit international public », art. cit., p.265.

947 J. Farrall a ainsi étudié « the complex journey of the rule of law from a powerful abstract political ideal in the

Secutity Council chamber to the tentative, concrete, institution-focused measures », J. FARRALL, « Impossible expectations? », art. cit., p.153.

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compliquant ainsi le travail de mise en œuvre du Secrétaire général949

. Une autre piste explicative tient aux mécanismes gouvernant le financement des programmes d’édification de l’état de droit, qui contribuent également à en modeler le contenu950

. Ces explications relevant de la sociologie institutionnelle présentent seulement un aspect des conditions à l’œuvre et doivent être complétées par une analyse plus large et plus théorique de la façon dont les Nations Unies procèdent à l’édification du concept. Pour ce faire, la conceptualisation téléologique de l’état de droit développée, entre autres, par M. Krygier, offre un schéma utile.

2. La conceptualisation téléologique de l’état de droit

M. Krygier, dans la plupart de ses écrits sur le sujet951, a proposé un schéma d’organisation du concept d’état de droit établissant des liens causaux entre les différents éléments composant la notion, qui sont en premier lieu sa « fin » ou sa « raison d’être », puis les éléments concrets permettant de réaliser cette fin, et le contexte dans lequel la transformation en mesures concrètes a lieu. Ce schéma est donc pertinent pour comprendre et systématiser le processus de concrétisation de l’état de droit. Avant de l’appliquer à la pratique d’édification onusienne de l’état de droit, il est nécessaire d’en détailler les différentes composantes.

La conceptualisation de l’état de droit développée par M. Krygier peut être qualifiée de téléologique dans le sens où il estime que

« [t]he proper way to approach the rule of law is not to offer, as lawyers often do, a

list of characteristics of laws and legal institutions supposedly necessary, if not sufficient, for the rule of law to exist ; let me call that the anatomical approach. Rather, one should begin with teleology and end with sociology. That is, I suggest we start by asking what we might want the rule of law for »952.

L’approche téléologique s’intéresse donc en premier lieu à la « raison d’être » de l’état de droit, la « fin » qu’il est censé réaliser, décrite comme « something like its telos, the point of the enterprise, goals internal to and immanent in the concept »953. Cette fin est propre et

949 Ibid., p.146.

950

En particulier du fait de la distinction, justement, entre les activités de développement et les activités sécuritaires, R.Z. SANNERHOLM, Rule of law after war and crisis, op. cit., pp.94‑95.

951 M. KRYGIER, « False Dichotomies, True Perplexities, and the Rule of Law », art. cit. ; M. KRYGIER, « The Rule of Law: An Abuser’s Guide », art. cit. ; M. KRYGIER, « The rule of law : legality, teleology, sociology »,

art. cit. ; M. KRYGIER, « What’s the rule of law got to do with it? », 6.1, Canberra, Centre for International Governance and Justice, ANU, septembre 2012.

952

M. KRYGIER, « The rule of law  : legality, teleology, sociology », art. cit., p.47. 953 Ibid.

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intrinsèque au concept. En l’occurrence il s’agit pour M. Krygier, de façon assez classique954

, de limiter l’usage arbitraire du pouvoir par l’Etat955

.

Dans un second temps, l’approche téléologique propose de s’intéresser au contexte de mise en œuvre de l’état de droit956, c’est-à-dire aux spécificités socio-politico-juridiques locales, en particulier la conception qu’a la société concernée du droit957

. Ces spécificités locales vont influencer l’incarnation concrète de l’état de droit. Au demeurant, l’idée que le contexte local dans lequel l’édification de l’état de droit a lieu devrait être pris en compte est une idée partagée par de très nombreux auteurs de même que par les Nations Unies, tout du moins, comme on le verra, en théorie958. La façon dont ces circonstances locales – et lesquelles – sont censées influencer les manifestations concrètes de l’état de droit fait l’objet d’abondantes discussions959 qu’il n’est toutefois pas utile de présenter étant donné que dans la pratique onusienne ces circonstances sont relativement peu déterminantes960.

Enfin, à partir de la fin intrinsèque de l’état de droit et des spécificités propres au contexte d’édification, il s’agit d’élaborer des mesures concrètes permettant de réaliser cette fin propre de la façon la plus pertinente possible au regard du contexte, ce qui se traduit souvent, mais pas systématiquement ou exclusivement, par la mise en place d’institutions961

. A ce stade, note l’auteur, « variety is enormous »962. Le contenu concret de l’état de droit découle donc directement de son noyau conceptuel, et sera en partie déterminé par le contexte d’édification, mais s’incarne dans les mesures concrètes les plus variées.

954 Voir supra, Introduction générale, Section 1, § 1, I. 955

« Starting at the top, then, the rule of law is commonly understood by contrast, and the contrast most often

made is with arbitrary exercise of power. That, above all, is the evil that the rule of law is supposed to curb »,

M. KRYGIER, « The Rule of Law: An Abuser’s Guide », art. cit., voir aussi M. KRYGIER, « False Dichotomies, True Perplexities, and the Rule of Law », art. cit., p.257 ; M. KRYGIER, « Approaching the rule of law », dans W. MASON (éd.), The rule of law in Afghanistan: missing in inaction, Cambridge - New York, Cambridge University Press, 2011, pp.26‑27.

956 Voir en particulier M. KRYGIER, « Approaching the rule of law », art. cit., pp.21 et suivantes. 957

M. Krygier, « The Rule of Law: An Abuser’s Guide », art. cit. , voir aussi M. KRYGIER, « The rule of law : legality, teleology, sociology », art. cit., p.69.

958 Infra, Section 2, § 2, II.

959

Voir parmi de nombreux autres exemples S. STROMSETH, D. WIPPMAN et R. BROOKS, Can Might Make

Rights?,op. cit. ; R.Z. SANNERHOLM, Rule of law after war and crisis, op. cit., pp.83‑84 ; T. CAROTHERS, « Promoting the Rule of Law Abroad », op. cit. ; C. MAY, The rule of law, op. cit., p. 97 ; D. MARSHALL (éd.),

The International Rule of Law Movement, op. cit.

960 Infra, Section 2, § 2, II.

961KRYGIER, « The rule of law : legality, teleology, sociology », art. cit., 2009, p. 47. L’auteur ajoute encore « I

distinguish between ends, conditions, and means. My claim is that it is important to separate questions about the point of the rule of law, about what in general it depends upon, and about what forms it should take », M.

KRYGIER, « False Dichotomies, True Perplexities, and the Rule of Law », art. cit., p.253. 962

Voir en particulier Ibid., p. 256., voir aussi M. KRYGIER, « The rule of law : legality, teleology, sociology »,

192

L’approche de M. Krygier, et d’autres auteurs dont les travaux ont une ambition opérationnelle963, est prescriptive dans le sens où cette conceptualisation téléologique est présentée comme la « bonne » façon de concevoir l’état de droit964, par opposition notamment aux définitions de l’état de droit consistant en une énumération d’éléments censés le constituer, tels que des dispositions législatives ou des mécanismes institutionnels. Qu’il s’agisse là de la « bonne » façon d’envisager ce concept ou non, les liens dégagés par l’auteur sont intéressants pour analyser la pratique d’édification de l’état de droit par les Nations Unies. Ils permettent en effet de voir si et dans quelle mesure la « fin » ou la « raison d’être » de l’état de droit, et le contexte d’édification, déterminent effectivement son incarnation concrète dans la pratique onusienne étudiée, et, partant, si ces déterminants potentiels peuvent contribuer à expliquer le résultat observé jusqu’à présent d’un état de droit répressif incarné dans une chaîne pénale fonctionnelle.

Or, il appert que la pratique onusienne est loin de se conformer à l’approche téléologique décrite ici. Au contraire, les Nations Unies mettent à profit la grande indétermination qui caractérise le concept d’état de droit afin de le mobiliser et de l’instrumentaliser à des fins qui, contrairement à ce que préconise M. Krygier, lui sont extérieures, de sorte que les mesures concrètes permettant de réaliser l’état de droit sont liées, non plus au concept lui-même, mais à ces fins autres.

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