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L’ancrage et la diffusion de la conception répressive de l’état de droit dans la littérature académique

Chapitre III – Construction de l’état de droit répressif

Section 1. L’institutionnalisation de l’état de droit répressif dans les situations conflictuelles et post-conflictuelles

II. L’ancrage de l’état de droit répressif dans les sphères académique et privée

2. L’ancrage et la diffusion de la conception répressive de l’état de droit dans la littérature académique

Les positions et les travaux émis par les institutions gravitant autour des Nations Unies révèlent donc le caractère institutionnalisé d’une conception répressive de l’état de droit dans la pratique onusienne, et internationale, de paix, puisque cette conception constitue généralement le fondement de leur analyse. Partant, ces travaux contribuent à l’ancrer davantage dans le discours et la pratique internationaux en la matière, de même que le fait une certaine partie de la production académique.

2. L’ancrage et la diffusion de la conception répressive de l’état de droit dans la littérature académique

La « doctrine » présentée ici n’est pas limitée aux écrits des « publicistes les plus qualifiés des différentes nations » et n’est pas envisagée comme « moyen auxiliaire de détermination des règles de droit »907. Il est plutôt question de montrer que de nombreux travaux académiques

903

« Assistance to Justice and the Rule of Law in Afghanistan - A strategic analysis », HD Report, Centre pour le Dialogue Humanitaire, février 2004, pp.2 et 3.

904 C’est-à-dire ici les « rapports de tout genre et de toute taille », et les « travaux non publiés (working papers, pre-prints », J. SCHÖPFEL, « Littérature grise : Typologie et description », Documentaliste : Sciences de

l’information, vol. 52, n° 1, 2015, p.42.

905

C’est par exemple le cas de T. Carothers travaillant au Carnegie Endowment for Peace ou de R. Sannerholm précédemment rattaché à la Folke Bernadotte Academy.

906 W. DURCH et al., « Independent Progress Review on the UN Global Focal Point for Police, Justice and

Corrections », op. cit., p.9.

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s’intéressant aux questions de paix et conflit reprennent et véhiculent une conception répressive de l’état de droit, ce qui contribue en quelque sorte à « adouber » cette conception sur un plan plus scientifique que juridique. Ces écrits relèvent principalement de la « problem-solving theory », distinguée de l’approche critique par R. Cox, en ce qu’elle consiste à proposer des améliorations sans remettre en cause le fondement d’une situation ou d’une pratique908.

Comme indiqué, et bien que l’on s’attache ici à distinguer la production des think tanks, traitée ci-dessus, de celle plus strictement universitaire, les liens restent étroits entre ces sphères, ne serait-ce que parce que nombre d’auteurs interviennent souvent dans les deux. De plus, et bien que leurs écrits ne reflètent « que le point de vue personnel de leur auteur » et non la position officielle de l’organisation, certains auteurs sont (ou ont été) également membres du personnel onusien909, ce qui là encore facilite le passage de la conception onusienne de l’état de droit à la sphère académique. Etant donné qu’il serait laborieux d’étudier la carrière ou les activités de chacun des auteurs présentés plus bas afin d’établir s’ils entretiennent ou non des liens professionnels avec les Nations Unies, on définira ici la production académique par les sources desquelles émanent les travaux étudiés, en retenant les ouvrages et articles publiés par des maisons d’édition ou revues académiques910.

A l’instar de la production des centres de recherche cités plus haut, certains travaux ont pour ambition d’identifier les causes des « échecs » de l’édification de l’état de droit dans les situations de sortie de conflit et de proposer des solutions qui permettraient de mener à bien cette démarche avec plus d’efficacité ou de succès. Ils adoptent alors souvent pour point de départ la conception de l’état de droit qui émane de la pratique en question, donc une conception répressive. Ainsi, D. Marshall, dans l’introduction de l’ouvrage intitulé « The International Rule of Law Movement » portant sur la démarche d’édification de l’état de droit

908

R.W. COX, « Social Forces, States and World Orders », art. cit., pp. 128‑129.Voir supra, Inotrduction générale, note 171, et M. PUGH, « Peacekeeping and critical theory », art. cit., p.41.

909 C’est au demeurant le cas de nombre d’auteurs abordant des questions de construction de la paix. « L’essentiel de la littérature sur ces dispositifs postconflit émane d’experts participant à ces programmes [Pirotte, Husson et Grünewald, 2000 ; Collier et al., 2003]. Bien que parfois très critiques sur les méthodes ou certains effets pervers constatés, ils empruntent souvent sans les discuter les cadres conceptuels du peace-building. », A. CATTARUZZA et E. DORIER, « Postconflit : entre guerre et paix ? », Hérodote, n° 3, novembre 2015, pp.6‑15. C’est dans les lignes suivantes le cas, entre autres, d’E. Selous, G. Bassu, W. O’Neill ou R. Galand.

910 En opposition à la « littérature grise » citée plus haut, définie par les travaux non encore repris par l’édition commerciale, J. SCHÖPFEL, « Comprendre la littérature grise », I2D Information, données, documents, vol. 52, n° 1, avril 2015, p.52.

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par les acteurs internationaux, note que « the international rule of law movement has been predominantly focused on the reform of criminal justice systems through a state-centric, top-down approach »911. Il poursuit non pas en critiquant ou questionnant ce prisme, mais plutôt en avançant qu’il est nécessaire de prendre également en compte les facteurs sociopolitiques influençant le fonctionnement des institutions susnommées si l’on veut mener à bien l’entreprise d’édification de l’état de droit912

.

De la même façon, R. Sannerholm, dans plusieurs de ses écrits sur la pratique d’édification de l’état de droit par les acteurs internationaux et en particulier par les Nations Unies, semble initialement critiquer la focalisation sur le maintien de l’ordre dans la pratique de ces acteurs913. Cependant, de nouveau, la critique ne porte pas tant sur le fait que le maintien de l’ordre constitue un élément essentiel de l’état de droit dans la pratique qu’il étudie, mais plutôt sur le fait que cette focalisation se fasse de façon insuffisamment « comprehensive and integrated »914. Au demeurant, l’auteur estime que la tendance à prioriser le maintien de l’ordre en matière d’édification de l’état de droit présente l’avantage de constituer « a positive resource mobilisation and growing knowledge repository »915. Comme mentionné plus haut relativement au phénomène de « path dependency », un tel « répertoire de connaissance » renforce par ailleurs l’orientation de la pratique dans la direction initialement prise, en l’occurrence le maintien de l’ordre.

Allant plus loin, J. Farrall constate lui aussi que « [t]he dominant UN approach to strengthening the rule of law is thus to focus upon (re)building institutions: police forces, prisons, courts and human rights and transitional justice bodies », ce qui constitue à ses yeux « an uncontroversial policy to (re)build rule of law institutions, as few people would argue

911

D. MARSHALL (éd.), The International Rule of Law Movement, op. cit., p.xv.

912 L’ensemble de l’extrait se lit comme suit :« the international rule of law movement has been predominantly

focused on the reform of criminal justice systems through a state-centric, top-down approach. Perhaps this is because manifestations of dysfunctional justice systems are more easily identified when seen through the lens of crumbling court houses, overcrowded prisons, and limited number of police. But deficiencies in the criminal justice system are often a reflection of social and cultural attitudes, political inequalities, distributional disparities, and the power dynamics between elites and the population they serve. The international rule of law movement has been slow to recognize this », ibid.

913 R.Z. SANNERHOLM, Rule of law after war and crisis, op. cit. ; R.Z. SANNERHOLM et al., « Looking Back,

Moving Forward », art. cit. ; R. SANNERHOLM, « Securitisation, sectorisation and goal displacement: rule of law assistance in UN peace operations », op. cit.

914 R.Z. SANNERHOLM et al., « Looking Back, Moving Forward », art. cit., p.361.

915

R. SANNERHOLM, « Securitisation, sectorisation and goal displacement: rule of law assistance in UN peace operations », op. cit., p.22.

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that these institutions are not essential in a stable society »916. De façon similaire, d’autres auteurs estiment que « United Nations support has typically focused on traditional rule of law areas, such as justice and security needs including infrastructure and capacity building in courts, police and corrections institutions »917.

De façon plus révélatrice encore pour ce qui est de l’ancrage académique d’une conception répressive de l’état de droit, certaines recherches estiment, exactement comme le font les Nations Unies mais indépendamment de l’étude de leur pratique, que l’état de droit qu’il s’agit de garantir dans les situations conflictuelles consiste, au moins dans un premier temps, en un système de justice pénale fonctionnel918. Ces auteurs, s’interrogeant de façon théorique sur l’édification de l’état de droit dans les pays en conflit ou sortant d’un conflit, associent celui-ci à la chaîne pénale ou à sa fonction répressive. Le chapitre six de l’ouvrage « Can Might Make Rights ? Rebuilding the Rule of Law After Military Interventions » est un exemple de ce type d’approche : tout en insistant sur l’importance de la prise en compte du contexte culturel et d’une approche « synergistic » censée dépasser l’édification d’un état de droit pénal et institutionnel dans les situations post-conflit, les propositions des auteurs en vue de procéder à l’édification de l’état de droit reposent tout de même sur cette conception spécifique, qu’il convient seulement de contextualiser afin de la rendre plus fonctionnelle919. On peut de même lire dans un chapitre intitulé « Judicial Reform : Building Institutions for the Rule of Law » relativement aux opérations de paix onusiennes, qu’« in the early days and weeks after the cessation of hostilities, there is a need to immediately reestablish basic justice mechanisms in order to contain crime and disorder »920, ou que « [w]ith such a rule of law

916

J.M. FARRALL, « United Nations peacekeeping and the rule of law », op. cit., p.6.L’auteur estime ensuite que les deux principaux inconvénients d’une telle approche sont d’une part le risque que la population locale perçoive ces institutions comme imposées, et qu’elle soit insuffisante pour résoudre un autre problème prioritaire qui est la lutte contre la corruption, ibid. p.7.

917

E. SELOUS et G. BASSU, « The Rule of Law and the United Nations », dans J.R. SILKENAT (éd.), The legal

doctrines of the rule of law and the Legal State (Rechtsstaat), Cham, Springer, 2014, p.360 (Ius Gentium 38)

(italique ajouté) ; W. O’NEILL, « UN Peacekeeping Operations and Rule of Law Programs », art. cit., et plus largement l’ensemble de l’ouvrage : A.G. HURWITZ et R. HUANG (éds.), Civil war and the rule of law, op. cit. 918

Les institutions essentielles de l’état de droit sont ainsi « the judiciary, including customary justice

mechanisms, prosecutors’ offices, correctional institutions, and bar associations » - la police faisant partie du

« deuxième cercle », de même que certains ministères et organisations de protection des droits humains, pour A.G. HURWITZ et R. HUANG (éds.), Civil war and the rule of law, op. cit., pp.3‑4. Voir aussi V. O’CONNOR, « Rule of Law and Human Rights Protections through Criminal Law Reform », art. cit.

919J. STROMSETH, D. WIPPMAN et R. BROOKS, Can Might Make Rights?,op. cit., p.178 et suivantes, et p.181 pour l’approche « synergistic ».

920

T. BENNER, S. MERGENTHALER et P. ROTMANN, The new world of UN peace operations, op. cit., p.114. Dans le même sens mais spécifiquement à propos de l’Afghanistan, « in order to enhance security in Aghanistan and

improve the rule of law, building professional police should be the top priority (...). (Strengthening the judicial system and improving governance should be addressed concurrently). (…) The police are the most visible face of a government’s commitment to and capacity to uphold the rule of law », S. MIAKHEL, « Human security and the

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vacuum, criminality can quickly fill the void. Rule of law activities usually begin in this environment. Basic criminal justice must be addressed »921.

De façon similaire et sans procéder à une définition préalable de la « rule of law », certains auteurs fusionnent de prime abord l’état de droit dans les situations de sortie de conflit à la question sécuritaire et au maintien de l’ordre922

, estimant par exemple que « the concept of rule of law comprises (…) the need for creating order and stability »923

. Dès lors, C. Call, entre autres auteurs, propose de remplacer l’expression « rule of law » par celle de « justice and security sector reform » pour désigner plus adéquatement l’action qu’il s’agit de mener dans les contextes de sortie de conflit924. Une occurrence particulièrement importante émane de la Max Planck Encyclopedia of Public International Law, du fait justement qu’il s’agit là d’un ouvrage à vocation définitionnelle, et dans lequel on peut lire que dans un cadre de construction de la paix, le renforcement des « [i]nstitutions associated with the rule of law (for example, the judiciary and the police) » est central925. Au-delà de l’approche institutionnelle, un auteur comme P. McAuliffe associe plus directement et clairement l’état de droit à sa fonction répressive et punitive dans les contextes de sortie de conflit, par opposition cette fois aux mécanismes « alternatifs » de justice transitionnelle926.

Ces écrits masquent donc la question de la pertinence même d’une conception répressive de l’état de droit en faisant de celle-ci l’objet de la recherche – quand bien même il s’agirait, d’après certains, seulement d’une première étape ou d’une des facettes de l’état de droit. Ainsi, ce pan de la littérature, tout en prétendant poser un regard « critique » sur l’édification d’un état de droit (uniquement) équivalant à la chaîne pénale, ne conteste pas ce postulat de départ mais plutôt ses modalités de mise en œuvre. Cela montre que la conception de l’état de

rule of law - Afghanistan experience », dans W. MASON (éd.), The rule of law in Afghanistan: missing in

inaction, Cambridge - New York, Cambridge University Press, 2011, p.94.

921 G. BASSU, « Law Overruled: Strengthening the Rule of Law in Postconflict States », Global Governance, vol. 14, n° 1, janvier 2008, p.23.

922 Par exemple S. HAGGARD et L. TIEDE, « The Revival of the Rule of Law in the Wake of Civil War », Hague

Journal on the Rule of Law, vol. 4, n° 1, janvier 2012, pp.120‑121.

923 W. OOSTERVELD et R. GALAND, « Justice Reform, Security Sector Reform and Local Ownership », Hague

Journal on the Rule of Law, suppl. Special Issue on Security Sector Reform and Rule of Law, vol. 4, n° 1, 2012,

p.196., note de bas de page n°7.

924 C. CALL (éd.), Constructing justice and security after war, op. cit., p. 7. Voir dans le même sens, E. van VEEN

et M. DERKS, « The Deaf, the Blind and the Politician: The Troubles of Justice and Security Interventions in Fragile States », Hague Journal on the Rule of Law, vol. 4, n° 1, janvier 2012, pp.76‑97.

925 R. WOLFRUM et INSTITUT MAX-PLANCK DE DROIT PUBLIC ET INTERNATIONAL COMPARÉ (éds.), The Max

Planck Encyclopedia of Public International Law, Oxford - New York, Oxford University Press, 2012, vol. VIII

pp.170-171.

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droit répressif est une conception au moins en partie considérée comme valable, non pas tant sur un plan normatif mais ontologique, dans le sens où elle est conciliable avec, voire constitue la définition de l’état de droit sur laquelle ces travaux reposent.

La même observation peut être faite pour les centres de recherche et, plus largement, pour tous les acteurs dont la pratique a été étudiée dans les lignes précédentes. Leur conception de l’état de droit dans les situations conflictuelles est en effet, a minima, compatible, voire quasiment identique, à l’état de droit répressif mis en œuvre et institutionnalisé sur les plans tant normatif qu’institutionnel dans le cadre onusien. On observe alors « a securitisation of rule of law reform in peace operations »927, et qui serait désormais la « common image » de l’état de droit dans la pratique onusienne de paix928, ce qui permet de conclure avec d’autres que « the UN has elevated its institutional rule of law model to a dominant international rhetoric which emphasises formal criminal justice models »929.

La condition commune entre le phénomène d’institutionnalisation de l’état de droit répressif au sein des Nations Unies, les pratiques des acteurs non-onusiens et les discours et conceptions académiques reprenant cette conception répressive apparaît être le « contexte » (institutionnel, concret ou théorique) de mise en œuvre de l’état de droit, c’est-à-dire les circonstances conflictuelles et post-conflictuelles. C’est la façon dont cette condition commune peut influencer le contenu concret de l’état de droit qui va donc être analysée désormais.

Section 2. L’influence du contexte d’édification sur le contenu de l’état

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