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Définition et systématisation de la « pratique » onusienne

Section 2. La pratique onusienne d’édification de l’état de droit et ses enseignements potentiels

2. Définition et systématisation de la « pratique » onusienne

Les contours de l’étude ainsi posés appellent des précisions quant au matériau analysé, à savoir la « pratique » onusienne. Le terme désigne ici le « comportement habituel d’un organe »158 lui permettant « de remplir les objectifs qui lui ont été assignés par son acte constitutif »159. Elle n’est donc pas limitée aux actes juridiques mais inclut également les activités opérationnelles décrites comme

« l’une des modalités par lesquelles les organisations internationales exercent les compétences qui leur ont été conférées par leurs Etats membres. (…) [F]ace souvent méconnue de l’action quotidienne de certaines institutions internationales qui trouverait moins sa concrétisation dans l’adoption d’actes juridiques que dans la réalisation d’actes matériels accomplis directement sur le terrain »160

.

Cette pratique est composée, d’une part, de ce que l’on désignera comme le « discours », c’est-à-dire l’expression d’opinions, d’analyses, de positions mais aussi, le cas échéant, de normes, et d’autre part de la réalisation concrète d’activités permettant d’atteindre les objectifs et buts161 poursuivis par les acteurs onusiens. Concrètement, la pratique onusienne

Ordine internazionale e diritti umani, n° 2, 2014, pp.181‑221. C’est ce que constate pour sa part M. CHEMILLIER-GENDREAU, Humanité et souverainetés : Essai sur la fonction du droit international, op. cit., p.48.Voir de nouveau, pour les Nations Unies, S/2004/616, dont le résumé p.3.

158 J. SALMON (éd.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2001, p.860.

159SOCIETE FRANÇAISE POUR LE DROIT INTERNATIONAL (éd.), La pratique et le droit international: colloque de

Genève, Paris, Pedone, 2004, p.37.

160 P.-F. LAVAL, « Chapitre 24 - Les activités opérationnelles, du conseil à l’administration internationale de territoire », art. cit., p.769, et le reste du chapitre.

161 Le terme « objectif » relativement à la pratique onusienne désignera de préférence un objectif concret et « intermédiaire » (par exemple la protection des droits humains), en comparaison d’un « but », qui caractérise davantage un objectif général et abstrait (tel que la paix), et d’une « finalité » qui revêt une connotation plus sociologique et est en général non explicite (par exemple la perpétuation des intérêts des États dominants dans

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est pour l’essentiel appréhendée à travers la documentation onusienne (à l’exception des quelques sessions d’observation directe effectuées dans le cadre de cette recherche162

), soit les résolutions du Conseil de sécurité et les déclarations de son président, les résolutions de l’Assemblée générale, les rapports du Secrétaire général, et les différents accords, documents de programme, projets, et rapports établis par les agences, fonds et programmes.

Ces documents ne revêtent certes pas, d’un point de vue juridique, la même valeur. L’intérêt de la recherche proposée ici est en effet de dépasser l’étude des actes juridiques – résolutions du Conseil de sécurité et accords conclus entre les entités onusiennes et les Etats – pour analyser de la façon la plus précise possibleles détails de la pratique (sous réserve de la disponibilité de l’information). Ces détails, généralement ignorés tant dans les travaux théoriques sur la notion d’état de droit que dans les études relatives à la pratique onusienne de paix, sont pourtant indispensables pour comprendre le sens d’un concept163. Par exemple, face à l’organisation d’une session de formation par les Nations Unies dans le cadre de l’édification de l’état de droit, il sera utile de s’interroger sur les fonctions des participants et le contenu de la formation ce qui, à coup sûr, dépasse largement la définition plus restreinte de la pratique en droit international, mais permettra d’identifier le contenu propre du concept au-delà des énoncés génériques des résolutions du Conseil de sécurité ou même des rapports du Secrétaire général.

Une telle démarche implique de considérer que les informations contenues dans lesdits documents, y compris dans ceux dépourvus de toute valeur juridique, reflètent ce qui s’est effectivement déroulé sur le terrain, ce qui à vrai dire n’est pas toujours le cas164. Ce parti-pris est préférable pour deux raisons : d’une part pour une raison pratique de faisabilité, puisqu’il serait impossible de vérifier la « véracité » de l’abondante documentation onusienne étudiée, d’autre part parce que, que la documentation corresponde fidèlement ou non à la réalité, il

l’ordre international). Certains éléments peuvent appartenir à plusieurs catégories : c’est en particulier le cas de la sécurité qui, au niveau opérationnel, constitue généralement l’un des objectifs des missions de paix, mais également un but plus général (ainsi de la sécurité internationale qu’il s’agit de préserver). D’après l’organisation de la pratique onusienne, l’état de droit relève généralement des objectifs.

162 Infra, § 2, II, 1. Liste proposée à l’annexe 2.

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M. Foucault avance qu’« il faut, au contraire, qu’il faudrait – c’est une précaution de méthode à suivre – faire une analyse ascendante du pouvoir, c’est-à-dire partir des mécanismes infinitésimaux (…) qui ont […] leur solidité », précisant que cela consiste à s’intéresser « au niveau effectif », aux « agents réels », aux « techniques et tactiques »,M. FOUCAULT, Il faut défendre la société: cours au Collège de France, 1975-1976, Paris, Gallimard - Seuil, 1997, pp.27‑30 (Hautes études).

164 Observation personnelle de l’auteure. Voir aussi R.Z. SANNERHOLM, Rule of law after war and crisis, op. cit., pp.6‑7.

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n’en reste pas moins que les éléments qui y sont contenus, quand bien même ils divergeraient de la réalité des faits, reflètent en revanche bien la conception onusienne en la matière. Ainsi, peu importe que telle activité annoncée dans un document de projet n’ait pas été réalisée, ou que tel événement relaté par le Secrétaire général ne corresponde qu’imparfaitement à ce qui s’est passé, puisque l’une comme l’autre sont révélateurs de la conception onusienne des choses.

La pratique d’édification de l’état de droit étudiée ici correspond donc à l’ensemble de la pratique onusienne, comprenant les discours formulés et les activités réalisées, tournée vers l’objectif d’établir l’état de droit165

, que ce soit dans une situation donnée ou indépendamment d’un contexte précis. Dans le second cas, c’est-à-dire pour désigner la pratique émanant du siège et non cantonnée à un contexte national (ou régional) particulier, on parlera de pratique « générale », « au plan général » ou « de portée générale ». La pratique « de terrain » renvoie à tout ce qui a (physiquement) lieu dans un contexte national précis – il peut s’agir de discours et d’activités. Bien qu’elle la recoupe en partie, la pratique « opérationnelle » n’est pas strictement équivalente à la pratique de terrain, ni aux activités : cette formulation fait référence à la pratique (discours et activités) dont la vocation est la réalisation d’une action concrète, y compris lorsqu’elle prend une forme juridique ou « programmatoire ». Ainsi, les mandats des missions de paix relèvent de la pratique opérationnelle, bien qu’il ne s’agisse ni d’une pratique de terrain, puisqu’elle émane du siège de l’Organisation, ni de la réalisation d’activités concrètes. La pratique opérationnelle s’oppose à la dimension « conceptuelle » de la pratique onusienne, qui fait référence aux efforts de réflexion, de systématisation, bref de conceptualisation par les Nations Unies de leur action. Le rapport du Secrétaire général proposant une définition de l’état de droit relève ainsi de la pratique onusienne dite conceptuelle et, en l’occurrence, de portée générale, de même que certains propos abstraits du Conseil de sécurité sur, par exemple, les liens d’interdépendance entre l’état de droit et la paix. La pratique de paix est envisagée de façon identique, si ce n’est que cette formulation désigne la pratique tournée vers un but de paix. La pratique d’édification de l’état de droit étudiée ici relève intégralement de la pratique de paix.

C’est donc, en résumé, sur la conception onusienne de l’état de droit telle qu’elle émane de la

165 Elle est en ce sens synonyme de « démarche », terme qui, employé à propos de la pratique onusienne, désignera une « pratique » spécifiquement tournée vers la réalisation d’un objectif précis. Le terme « pratique » pourra en revanche être utilisé de façon plus large pour désigner toute forme d’action (discours compris) onusienne.

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pratique onusienne de paix dans les situations conflictuelles et post-conflictuelles à partir de 2000 que le présent travail porte.

§ 2. L’angle et les méthodes retenus pour mieux comprendre le concept onusien d’état de droit

L’objet de la recherche ainsi délimité reste vaste et ouvre de nombreuses pistes de recherche. Il a souvent été traité en réponse à l’objectif pragmatique d’amélioration de la pratique (onusienne le cas échéant) d’édification de l’état de droit166. La littérature sur la question souligne, par exemple, l’importance de prendre en compte les caractéristiques locales pour mieux renforcer l’état de droit167, ou critique la démarche onusienne pour son aspect excessivement technique168 ou pour ses effets mitigés169.

Ce n’est toutefois pas là l’approche qui nous semble le mieux à même de saisir le concept d’état de droit dans toutes ses ambivalences et dans toute sa complexité. Elle ne cherche pas en effet à remettre celui-ci dans le contexte dans lequel il évolue, et laisse de côté des interrogations plus fondamentales sur les fonctions davantage sociologiques et sur les soubassements idéologiques du concept170 ; c’est là le propre de la « problem-solving

166 Un exemple des plus emblématiques de cette littérature est l’ouvrage de A. Hurwitz qui affiche clairement l’ambition d’« assess the relevance and use of rule of law programs, (...) identify policy-relevant

recommendations in different areas of rule of law programming », A.G. HURWITZ et R. HUANG (éds.), Civil war

and the rule of law: security, development, human rights, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2008, p.4.Voir

aussi, entre autres, J. FAUNDEZ, « The Rule of Law Enterprise - Towards a Dialogue between Practitioners and Academics », Democratization, vol. 12, n° 4, 2005, pp.567‑586 ; J. STROMSETH, « Post-conflict Rule of Law Building: The Need for a Multi-Layered, Synergistic Approach », William & Mary Law Review, vol. 49, n° 4, mars 2008, p.1443.; V. O’CONNOR, « Rule of Law and Human Rights Protections through Criminal Law Reform: Model Codes for Post-conflict Criminal Justice », International Peacekeeping, vol. 13, n° 4, décembre 2006, pp.517‑530 ; J. STROMSETH, D. WIPPMAN et R. BROOKS, Can Might Make Rights? Building the Rule of

Law after Military Interventions, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2006. Voir aussi les

travaux cités infra, Chapitre III, Section 1, § 2, II.

167 T. CAROTHERS, « Promoting the Rule of Law Abroad: The Problem of Knowledge », Carnegie Endowment

Working Papers, Carnegie Endowment for International Peace, 28 janvier 2003, p.11, disponible en ligne à

l’adresse suivante: http://carnegieendowment.org/2003/01/28/promoting-rule-of-law-abroad-problem-of-knowledge, consulté le 1 avril 2015. Sur ce point, voir infra, Chapitre III, Section 2, § 1, I, et § 2, II.

168 B. RAJAGOPAL, « Invoking the Rule of Law in Post-conflict Rebuilding », art. cit., p.1359 ; D. MARSHALL

(éd.), The International Rule of Law Movement, op. cit., p. xv ; J.H. PETERSON, « ‘Rule of Law’ initiatives and the liberal peace: the impact of politicised reform in post-conflict states », Disasters, vol. 34, janvier 2010, p.34. 169 T. CAROTHERS, « Promoting the Rule of Law Abroad », op. cit., p. 12.

170

« Bien que parfois très critiques sur les méthodes ou certains effets pervers constatés, [ces travaux] empruntent souvent sans les discuter les cadres conceptuels du peace-building », A. CATTARUZZA et E. DORIER, « Postconflit : entre guerre et paix ? », Herodote, n° 3, novembre 2015, p.6. Sur l’incapacité de cette littérature à interroger le concept d’état de droit, N. CHEESMAN, « Taking the Rule of Law’s Opposition Seriously », Hague

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theory »171 à laquelle la plupart des travaux précités appartiennent. Après avoir précisé et justifié quelle sera l’hypothèse envisagée pour aborder le concept onusien d’état de droit (I), il s’agira d’identifier les méthodes les plus appropriées pour la tester (II).

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