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Chapitre II – La fonction répressive de l’état de droit

Section 2. La prééminence de la fonction répressive dans le cadre de l’édification de l’état de droit

I. Les interventions semi-directes

Depuis le fait d’émettre des recommandations aux partenaires nationaux jusqu’à l’élaboration directe de réformes en passant par la colocation entre équipes onusiennes et nationales, la frontière entre le soutien au sens strict fourni par les Nations Unies aux institutions de l’état de droit et le fait pour les Nations Unies d’agir directement et à la place de ces mêmes institutions est souvent floue et fluctuante. La question n’est pas tant, au demeurant, le degré d’interventionnisme qui caractérise la pratique onusienne, mais le fait que, derrière cette tendance, se cache de nouveau un objectif d’efficacité. En effet, bien souvent, l’idée prévaut qu’afin de parvenir à des « résultats », il est préférable de mettre en œuvre directement certaines activités. C’est cette vision qu’il s’agit ici de révéler, en parcourant quelques exemples d’activités où l’objectif de résultats et, partant, le fait d’assurer la fonction répressive de l’état de droit, prend le pas sur le soutien institutionnel, que ce soit dans le déroulement « quotidien » des activités réalisées par les Nations Unies avec (ou à la place des) institutions de l’état de droit (1) ou dans la création de structures remplaçant ou concurrençant les institutions nationales (2).

1. La mise en œuvre des activités d’édification de l’état de droit par les Nations Unies : avec ou à la place des institutions nationales ?

La façon dont est réalisé le travail quotidien du personnel onusien auprès des institutions locales indique que bien souvent, les Nations Unies agissent directement plutôt qu’elles ne contribuent à renforcer les capacités des institutions concernées.

C’est particulièrement vrai dans le cadre du système de colocation entre les policiers des Nations Unies et les policiers locaux. Dans ce cadre, les membres de la police onusienne et les agents de la police locale procèdent à des patrouilles et des opérations conjointes712, et travaillent ensemble dans les prisons et centres de détention713. Le Secrétaire général rapporte

712 Voir l’ensemble des rapports d’activités des missions de paix à l’exception de la Manua dans la mesure où le soutien à la police afghane est pris en charge par la mission de la Force internationale et par le PNUD. Voir à titre d’illustration : « [l]a composante force de police de l’Onuci (…) a effectué des patrouilles communes et mené des enquêtes conjointes avec la police nationale ivoirienne et la gendarmerie pour renforcer la capacité professionnelle de ces forces », A/63/610 par. 10 ou A/67/642 par. 47 pour la Côte d’Ivoire ; A/60/646 p.10 ou A/66/658 par. 12 pour la Minustah ; A/71/651 par. 26 pour la Minusca, etc.

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En particulier en République centrafricaine, voir notamment S/2017/94 par. 49. C’est également le cas en Haïti, d’après les observations directes de l’auteure 2013-2016 à Port-au-Prince, Haïti et les entretiens avec des

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par exemple que l’Onuci s’est attachée « à aider la police ivoirienne à gagner en efficacité en effectuant régulièrement des patrouilles aux côtés de la police locale »714. Les Nations Unies participent en outre à toutes les activités de recrutement et de gestion des ressources humaines des institutions de la chaîne pénale tels que les programmes de « vetting », ou vérification des antécédents du personnel nouvellement recruté et du personnel en place, qui sont effectués par des « équipes mixtes »715. Or, il est fréquent que les membres de la police onusienne disposent d’un matériel bien plus performant (voire, soient les seuls à posséder un ordinateur au sein d’une antenne de police pour rédiger des comptes-rendus, et/ou un véhicule avec de l’essence pour effectuer des déplacements716), et/ou de compétences leur permettant d’effectuer des tâches que les agents de police locale effectueront plus difficilement717 et, en conséquence, exécutent eux-mêmes les activités en question, à tout le moins les activités administratives.

Un certain nombre d’activités sont de même exécutées de façon « conjointe » par le personnel onusien et le personnel des institutions locales. Par exemple, les réformes, en particulier législatives, ou les documents programmatiques gouvernementaux (Plan stratégique de la police, etc.) sont officiellement rédigés avec le soutien des Nations Unies. En réalité, ce soutien signifie fréquemment que ce sont les Nations Unies elles-mêmes qui, par le biais de consultants qu’elles rémunèrent ou à travers leur propre personnel, rédigent les documents en question, soumis ensuite pour approbation au gouvernement718.

Enfin, l’important programme (tant sur le plan financier qu’opérationnel) du PNUD en Afghanistan intitulé « Law and Order Trust Fund » est une illustration non plus de « co-gestion » mais de co-gestion directe, le PNUD étant responsable du paiement des salaires de la quasi-totalité des agents de police afghans719 en lieu et place du ministère de l’Intérieur720.

membres du personnel onusien, juin 2016, Port-au-Prince, Haïti.

714 A/64/584 par. 26, et la plupart des rapports de performance dont A/62/642 p.7. 715

Dans le cadre du « programme d’assainissement de la police (…) les dossiers sont examinés par des équipes mixtes comprenant des représentants de la Police nationale d’Haïti et de la MINUSTAH » S/2007/503 par. 36. Voir sur le « vetting », infra, Chapitre VI, Section 1, § 1, II, 2, ii).

716 Observation directe de l’auteure au commissariat principal de Cité Soleil sur la période 2013-2016. 717

Observation directe de l’auteure au commissariat principal de Cité Soleil en 2013-2016 et entretiens avec des membres du personnel onusien en juin 2016, Port-au-Prince, Haïti. Consultables à l’annexe 3.

718 C’est par exemple le cas du premier Plan stratégique de la Police nationale d’Haïti, entretien avec un membre du personnel onusien, 6 juillet 2016, Port-au-Prince, Haïti.

719 Voir le document d’information « Project in Spotlight – Law and Order Trust Fund », et le « Final Progress

Report for LOTFA Akheri-Inception Phase », janvier-juillet 2015, pp.7-12.

720 Le Président Ghani avait demandé, en termes assez virulents, que le PNUD transfère la gestion de ce fonds à l’Etat afghan, dans le contexte d’une polémique quant à la gestion du PNUD. Voir A. AHMED, « Afghan Leader Tells U.N. Agency to Relinquish Control of Funds, Officials Say », The New York Times, 24 décembre 2014, disponible en ligne à l’adresse suivante :

https://www.nytimes.com/2014/12/25/world/asia/president-ashraf-139

La distinction entre les activités de soutien institutionnel au sens strict, et les activités plus ou moins directement mises en œuvre par les Nations Unies est bien sûr délicate sur le terrain. La répartition des responsabilités dans ces cas de figure est variable, mais il n’est pas rare que le personnel onusien se retrouve à agir directement afin d’obtenir plus efficacement des « résultats ». Si ce constat n’est pas systématique et ne relève pas nécessairement d’un schéma établi et intentionnel – certains auteurs estiment toutefois que c’est le cas721, il constitue néanmoins le premier échelon de la tendance des Nations Unies à privilégier le résultat au renforcement institutionnel. D’autres exemples révèlent de façon beaucoup plus nette l’idée qu’il s’agit avant tout, pour les Nations Unies, de garantir la fonction répressive et non de renforcer les institutions qui l’assurent.

2. Le cas des juridictions ad hoc et spéciales

Dans plusieurs des cas étudiés, les Nations Unies, en parallèle de leur appui au système judiciaire national, ont procédé ou contribué à la création de juridictions ad hoc. Ainsi, une Cour pénale spéciale a été créée en République centrafricaine722, comme ce fut le cas également en Sierra Leone avec le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL)723. Dans ces deux cas, il s’agit de juridictions « hybrides », c’est-à-dire dont la composition est à la fois nationale et internationale724, ce qui constitue une première limite au renforcement institutionnel local, en particulier au renforcement des capacités humaines. Mais le principe même de la création de telles juridictions suggère un relatif abandon de l’ambition de renforcer les systèmes de justice pénale existant dans les Etats hôtes afin que ceux-ci

ghani-of-afghanistan-tells-united-nations-agency-to-relinquish-control-of-funds-officials-say.html, consultée le 24 mai 2019 ; « Ghani, UNDP, and the NYT: Who Really “Overreached” on Paying the Afghan Police? »,

Foreign Policy, s.d., disponible en ligne à l’adresse suivante

:https://foreignpolicy.com/2015/02/02/ghani-undp-and-the-new-york-times-who-really-overreached-on-paying-the-afghan-police/, consultée le 23 octobre 2017. 721« [E]n réalité, les fonctionnaires internationaux et les donateurs ne font guère confiance aux nouveaux gouvernements en place et déploient de multiples stratégies pour éviter de devoir collaborer avec eux », S.L. WOODWARD, « Construire l’État : légitimité internationale contre légitimité nationale ? », Critique

internationale, vol. 28, n° 3, 2005, pp.151‑152. 722

Loi organique n° 15 – 003 portant création, organisation et fonctionnement de la Cour pénale spéciale, 3 juin 2015, art. 3.

723 Accord entre l'Organisation des Nations Unies et le Gouvernement sierra-léonais et Statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, S/2002/246, disponible en ligne à l’adresse suivante : https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/Treaty.xsp?documentId=0D909D3998AA71A9C1256BAD0027E08F&actio n=openDocument, consultée le 21 novembre 2016.

724 Pour la Cour pénale spéciale, voir la Loi organique n° 15 – 003 portant création, organisation et fonctionnement de la Cour pénale spéciale, 3 juin 2015, art. 9, art. 11 à 14 ; pour le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, voir l’Accord entre l'Organisation des Nations Unies et le Gouvernement sierra-léonais, art. 2, et le Statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, art. 12.

140 apportent eux-mêmes une réponse aux actes commis.

Il arrive également que les Nations Unies cherchent à mettre en place de nouvelles juridictions nationales, non prévues dans le droit du pays, lorsque les juridictions nationales existantes sont perçues comme incapables ou insuffisantes pour rendre la justice dans certains domaines spécifiques. C’est ce qu’elles ont essayé de faire, sans succès, en Haïti avec les « chambres spécialisées » censées connaître de certains crimes graves725, et ce qu’elles ont fait en Afghanistan où le PNUD a travaillé à la mise en place d’une Cour spéciale chargée de connaître des cas de violences contre les femmes, suite à l’analyse des Nations Unies selon laquelle les cas de violence contre les femmes ne sont – et on retrouve là une exigence d’efficacité – pas assez rapidement traitées par le système en place726

. Si ces juridictions ne se situent pas hors du système judiciaire national, leur création suggère tout de même, en filigrane, un relatif abandon des juridictions existantes, au profit de juridictions largement soutenues par les Nations Unies, à des fins d’efficacité, et au demeurant situées dans la capitale727, au détriment donc des zones rurales. C’est ce que le Secrétaire général laisse lui-même entendre à propos des chambres spéciales en Haïti, en précisant que leur création est « [e]n sus [des] projets de renforcement des capacités »728. Le même point de vue pourrait être adopté à propos de la Cour spéciale pour lutter contre les violences contre les femmes en Afghanistan, dans le sens où un renforcement des capacités des juridictions existantes en la matière était peut-être également envisageable. Cette contradiction n’a d’ailleurs pas échappé à l’Etat haïtien qui s’est opposé à la création de telles chambres, de sorte que les ressources que les Nations Unies comptaient leur allouer ont été redirigées vers le renforcement des capacités des juridictions existantes729.

On voit donc qu’il arrive que l’objectif de rendre et faire appliquer la justice pénale ou de maintenir l’ordre se trouve parfois privilégié, à un niveau très opérationnel ou plus

725 Il s’agit de « chambres spécialisées dans les affaires à caractère politique, y compris les enlèvements, et dans les crimes d’ordre financier », A/63/549 p.30.

726 « The proposed specialized court would help speed up the decision making process and address the sensitive

concerns specific to cases of violence against women », rapport annuel du projet « Justice and Human Rights in Afghanistan » du PNUD en Afghanistan 2014, p.15 (italique ajouté). Voir aussi le rapport annuel pour le même

projet 2015 p.2.

727 Voir pour la Cour spécialisée dans les violences faites aux femmes, Document de projet « Access to justice in

Afghanistan » du PNUD en Afghanistan 2015-2019 p.23 ; voir pour les chambres spécialisées, S/2008/586

par. 36.

728 S/2008/586 par. 38.

729 « [J]ugées contraires à la Constitution haïtienne, les chambres judiciaires spéciales n’étaient plus une priorité du Ministère de la justice et de la sécurité publique. À la place, un encadrement a été offert à 30 juges qui auront probablement à connaître des affaires de corruption portées devant les tribunaux haïtiens », A/67/605 p.36.

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stratégique, par rapport à la démarche de soutien et renforcement des institutions locales et nationales capables d’assurer ces mêmes fonctions, lorsqu’il apparaît que de meilleurs « résultats » seront obtenus en agissant directement. Un auteur y voit alors une contradiction avec l’édification même de l’état de droit, estimant que « systematically circumventing criminal statutes and the court system on the grounds of expediency can have deleterious effects on the rule of law in the long-term »730. Si les situations évoquées dans les lignes qui précèdent semblent insuffisament convaincantes, le cas des mesures temporaires d’urgence exécutées par la Minusca, analysé ci-dessous, est indubitablement révélateur de la priorité accordée à la fonction répressive par les Nations Unies dans les situations de conflit et post-conflit, puisqu’elles agissent dans ce cas directement et explicitement à la place de l’Etat.

II. L’intervention directe : le cas des « mesures temporaires d’urgence »

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