• Aucun résultat trouvé

L’état de droit comme moyen pour la réalisation d’autres objectifs

Chapitre III – Construction de l’état de droit répressif

Section 2. L’influence du contexte d’édification sur le contenu de l’état de droit

II. L’usage instrumental de l’état de droit dans la pratique onusienne

2. L’état de droit comme moyen pour la réalisation d’autres objectifs

En dépit de cette « interdépendance » affichée, le fait que l’état de droit soit mobilisé afin d’atteindre certains objectifs ou buts poursuivis par les Nations Unies est manifeste tant dans les discours onusiens au plan général (i), que dans la façon dont la pratique onusienne est organisée sur le terrain dans les cas étudiés, puisque l’édification de l’état de droit y est systématiquement inféodée à un objectif plus large (ii).

i) L’état de droit comme moyen dans la pratique générale

La déclaration de l’Assemblée générale, qui avait donc affirmé l’interdépendance des « droits de l’homme, [de] l’état de droit et [de] la démocratie », et de l’état de droit et du développement969, illustre nettement le fait que l’interdépendance dont il est question est de principe, et que l’état de droit constitue en fait un élément ou un moyen concourant à la réalisation des objectifs énoncés, tandis que la configuration inverse n’existe pas dans la conception onusienne.

Le seul paragraphe composant le préambule de la déclaration met en effet en avant le caractère instrumental de l’état de droit puisqu’il y est rappelé l’« importance fondamentale [de l’état de droit] (…) pour le renforcement de l’action relevant de la triple vocation de l’Organisation : paix et sécurité internationales, promotion des droits de l’homme, développement »970. En outre, l’Assemblée générale affirme « que la promotion de l’état de droit aux niveaux national et international est indispensable à la croissance économique (…) »971

, puis rappelle « l’importance de l’état de droit pour la protection des droits de l’enfant »972

et « l’importance de l’état de droit en tant que l’un des éléments essentiels de la prévention des conflits, du maintien de la paix, du règlement des conflits et de la consolidation de la paix »973. En revanche, nulle part dans cette déclaration ces mêmes objectifs ou buts n’apparaissent comme éléments contribuant en retour à la réalisation de l’état de droit. Dans le même ordre d’idées, la déclaration faisant suite au Sommet mondial de

969

A/RES/67/1 par. 5 et 7 respectivement. 970 Ibid., préambule.

971 Ibid., par. 7.

972

Ibid., par. 17.

195

2005 envisage l’état de droit comme essentiel « pour une croissance économique soutenue, un développement durable et l’élimination de la pauvreté et de la faim »974

, sans que la réciproque soit évoquée.

On retrouve la même façon de procéder au Haut-Commissariat aux droits de l’homme, par exemple dans une résolution de la Commission des droits de l’homme qui « [r]appelle que l’interdépendance entre une démocratie qui fonctionne, des institutions solides et responsables et un état de droit effectif est essentielle pour un gouvernement légitime et efficace, respectueux des droits de l’homme »975. Si cet extrait annonce une relation d’interdépendance, à bien lire la formulation, il s’avère que la finalité poursuivie est celle d’un « gouvernement légitime et efficace, respectueux des droits de l’homme ».

Plus explicite, dans les déclarations de son Président, le Conseil de sécurité ne se préoccupe pas d’interdépendance en matière d’état de droit mais considère en revanche l’état de droit comme un des « facteurs indispensables à la coexistence pacifique et à la prévention des conflits armés », présentant l’état de droit comme un « élément clef de la prévention des conflits, du maintien de la paix, du règlement des conflits et de la consolidation de la paix »976. Les résolutions générales du Conseil de sécurité sur l’importance de l’état de droit dans la pratique onusienne de paix vont dans le même sens977, de sorte qu’on peut estimer que « the Security Council has now also come to accept the functional utility of the concept »978.

Le Secrétaire général a rédigé en 2014 un rapport portant précisément sur « certaines des relations les plus importantes entre l’état de droit, les droits de l’homme, la paix et la sécurité et le développement »979. Ce rapport rappelle, comme il se doit, que l’état de droit entretient avec ces objectifs des relations d’interdépendance980, et affirme en outre, ce qui est plus rare, que les droits humains sont nécessaires à la réalisation de l’état de droit autant que l’état de droit est nécessaire à la réalisation des droits humains981. En revanche, il constate que « [d]ans la déclaration sur l’état de droit, les Etats Membres ont noté l’importance de l’état de droit en

974 A/RES/60/1 par. 11.

975 Résolution de la Commission des droits de l’homme 2005/32 par. 8. 976 S/PRST/2014/5 p.1, voir également la déclaration S/PRST/2012/1 p.1. 977 Supra, section 1, § 1, I, 1, i).

978

A. MARSCHIK, « Enhancing Rule of Law », dans J. GENSER et B. STAGNO UGARTE (éds.), The United Nations

Security Council in the age of human rights, New York, Cambridge University Press, 2016, p.269.

979 A/68/213/Add.1, résumé. 980

Supra, note 968.

196

tant que l’un des éléments essentiels de la prévention des conflits, du maintien de la paix, du règlement des conflits et de la consolidation de la paix »982, puis envisage dans les paragraphes suivants l’état de droit uniquement comme moyen en vue de la réalisation de la paix et de la sécurité983. Enfin, relativement au développement, le Secrétaire général affirme que « l’état de droit est nécessaire pour créer un environnement qui fournisse des moyens d’existence durables et élimine la pauvreté »984

, la perspective étant « que l’état de droit favorise l’obtention de résultats en matière de développement durable »985

.

A la lecture de ces extraits, il est manifeste que l’état de droit, dont il est dit qu’il entretient des liens d’interdépendance avec la paix et la sécurité, le développement et les droits humains, voire avec la démocratie, est bien davantage un élément ou moyen en vue de la réalisation de ces objectifs et « relève de ce point de vue de l’ordre des moyens »986. S. Chesterman estime en effet que « seeing the rule of law as a means rather than an end (...) more accurately reflects how the rule of law developed and has been imported or imposed around the world »987. D’autres auteurs opèrent le même constat de l’état de droit comme moyen dans la pratique internationale en général988, et onusienne en particulier989, de sorte que la majorité des recherches sur ce point s’accorde à dire qu’« [a]s reflected in the daily work of the organization (…), the rule of law primarily serves functional purposes »990

. Cette perspective est confirmée par l’historique de l’inclusion de l’état de droit dans la pratique onusienne, qui

982 Ibid., par. 36.

983 Le Secrétaire général estime ensuite que « les Etats qui se caractérisent par la faiblesse de l’état de droit et le non-respect des droits de l’homme font peser de lourdes menaces sur la paix et la sécurité », ibid. par. 42, et qu’il « est vital d’établir des institutions garantes de l’état de droit pour assurer la sécurité immédiate ainsi que la stabilité », par. 47.

984 Ibid., par. 61. Il ajoute encore que « le respect de l’état de droit en matière de protection des ressources

naturelles est essentiel pour assurer une croissance économique et un développement inclusifs et durables », par. 68.

985 Reprenant la formulation de l’Assemblée générale dans sa déclaration, ibid., par. 62. 986

M. Forteau explique que « l’Etat de droit est en effet englobé par, ou mis au service, d’autres objectifs, d’autres valeurs ou d’autres principes. Il relève de ce point de vue de l’ordre des moyens ». Il ajoute au demeurant : « Ce qui n’est pas sans susciter quelque perplexité, s’agissant d’une notion qui est elle-même conçue comme un objectif, une valeur ou un principe, dont il importe d’assurer la promotion » et poursuit encore sur l’abondance d’objectifs auxquels l’état de droit est censé concourir, M. FORTEAU, « Existe-t-il une définition et une conception univoques de l’Etat de droit dans la pratique des organisations régionales ou politiques ? », art.

cit., pp.280‑281. 987

S. CHESTERMAN, « An International Rule of Law? », art. cit., p.39. Il affirme encore que « closer examination

reveals that rule of law assistance is supported because of perceived outcomes it may achieve in the recipient community: in addition to promoting human rights and providing a stable foundation for economic development » ibid. p.14, et que « in the efforts to achieve human rights, development, and peace, the international rule of law presently offers a means rather than an end », ibid. p.38.

988

Voir par exemple les usages énumérés par C. BLEIKER et M. KRUPANSKI, « The Rule of Law and Security Sector Reform: Conceptualising a Complex Relationship », op. cit., p.25.

989 Aisni, « [r]ule of law is popular as a concept, and people want it for different reasons in different contexts » d’après R.Z. SANNERHOLM, Rule of law after war and crisis, op. cit., p.47., voir aussi p.55.

197

montre que « the rule of law agenda has been guided for the most part by external considerations, rather than domestic demands »991. Cette approche de l’état de droit s’oppose à l’état de droit « at home », c’est-à-dire hors cadre de son édification par des acteurs internationaux, et qui constituerait quant à lui une fin en soi992.

ii) L’état de droit comme moyen dans les cas étudiés

La démonstration selon laquelle l’état de droit est, sur le terrain, mobilisé afin de réaliser des objectifs plus larges, se passe de longs développements. Si l’organisation de la pratique est des plus complexes, répartie en « composantes », « domaines » d’action, « résultats » ou encore « effets escomptés » agencés de façon variable993, sur le statut de l’état de droit en revanche, la pratique onusienne est relativement claire, puisque celui-ci ne constitue (presque) jamais une « composante » à part entière de la pratique onusienne, mais est systématiquement associé à un objectif plus large, qui peut être, dépendamment des acteurs concernés (missions, agences, etc.) et des circonstances, la sécurité, les droits humains, la gouvernance, etc. Le tableau ci-dessous résume les différentes composantes relativement auxquelles l’édification de l’état de droit peut être rattachée dans les cas étudiés.

991 A. HURWITZ, « Rule of Law Programs in Multidimensional Peace Operations: Legitimacy and Ownership », dans A. EBNÖTHER et P. FLURI (éds.), After intervention : public security management in post-conflict societies, Genève - Vienne, 2005, p.343.

992 « [W]hereas – at least at the rhetorical level – the rule of law at home is a good in itself, an end , the rule of

law abroad is rather a means , motivated by other goods, notably prosperity (...) and stability », S. HUMPHREYS,

Theatre of the Rule of Law, op. cit., p.9.

993 Bien souvent, les mandats des missions de paix sont au mieux organisés par thèmes : c’est le cas des mandats de l’Onuci (S/RES/1528 par. 6 et résolutions suivantes), des mandats de la Minusca (S/RES/2149 par. 30) et du premier mandat de la Minustah (S/RES/1542 par. 7), tandis que d’autres mandats consistent simplement en une liste d’éléments formulés sous forme d’activités, ou de situations à atteindre : ainsi des mandats de la Manua (S/RES/1806 et suivantes) et de la plupart des mandats de la Minustah à l’exception du premier (de S/RES/1576 à S/RES/2313). Les Plans cadres sont organisés par « domaines » thématiques ou prioritaires, tels que la « consolidation de la paix », mais aussi la « gouvernance démocratique », le « développement humain » ou le « relèvement économique » durables, la « gestion de l’environnement et des risques naturels », etc. (voir l’ensemble des Plans cadres dans les cas étudiés, dont les Plans cadres relatifs à l’Afghanistan (organisés en «

priority areas »), le Plan cadre des Nations Unies pour l’aide au développement en Haïti 2009-2011 annexe p.i,

le Plan cadre des Nations Unies pour l’aide au développement en République centrafricaine 2018-2021 pp.34-38. Le Plan cadre des Nations Unies pour l’aide au développement en Côte d’Ivoire 2009-2013 est organisé en « effets », qui sont peu ou prou similaires aux « domaines », dont la « consolidation de la paix », etc., p.42 et suivantes). Les budgets et rapports d’activités du Secrétaire général sont eux aussi organisés de façon plus systématique et constante : les « composantes », équivalant à des grands domaines d’action, sont ensuite découpées en « réalisations escomptées ».

198

Tableau résumant les liens opérationnels entre l’état de droit et les autres secteurs d’activité

Secteurs Cas Type d’ acteur Sécurité (et affiliés) Paix et processus politique Gouver -nance Droits humains Autorité de l’Etat Afghanistan Mission X Système onusien (X « stabilité »)* Côte d’Ivoire

Mission X (dont « ordre public ») Système

onusien

X** X** X** X**

Haïti Mission X (« climat sûr et

stable ») X Système onusien X République centra-fricaine Mission X X Système onusien X X (dont « cohésion sociale ») X Mali Mission X (« stabilisation ») X Système onusien X Sierra Leone Mission Système onusien X

* Dans un seul des Plans cadres et de façon peu évidente ; dans les autres Plans cadres, l’état de droit figure dans l’intitulé même des grandes priorités, de sorte qu’il n’est pas intégré dans l’un ou l’autre secteur.

** Dans un seul et même document, et dans le cadre de deux priorités intitulées respectivement « gouvernance et droits de l’homme » et « paix et sécurité ».

La Minusma et la Minujusth constituent à cet égard un cas spécial. Dans le mandat de la première en effet, le « [r]établissement de l’état de droit et [le] relèvement dans le centre et le nord du Mali » y constituent une composante propre994. De façon plus singulière encore, le mandat de la mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti, entièrement inscrit « dans le contexte de l’amélioration de l’état de droit en Haïti »995, la charge « d’aider le Gouvernement haïtien à renforcer les institutions de l’état de droit en Haïti ; d’appuyer et de développer encore la Police nationale d’Haïti, et de suivre la situation en matière de droits de

994 Voir entre autres A/71/842 p.50 et suivantes, et les budgets et rapports d’activités précédents. 995

S/RES/2410 par. 2, même formulation dans la résolution S/RES/2350 par. 3, qui semble concerner tant la Minustah dont le mandat prend fin, que la future Minujusth.

199

l’homme, d’en rendre compte et de l’analyser »996. L’édification de l’état de droit apparaît donc comme constituant la raison d’être de cette nouvelle mission, et comme l’objectif général poursuivi par le Conseil de sécurité en Haïti, tout en étant en même temps présentée sur le même plan que d’autres objectifs dans le pays. Mais il est de toute façon évident que les Nations Unies travaillent à mettre en place l’état de droit dans les cas étudiés précisément parce qu’elles estiment que celui-ci constitue l’un des moyens d’établir ou de garantir la paix. Son caractère instrumental est donc incontestable, même dans les deux cas cités ici.

L’état de droit est ainsi non seulement un instrument dans la pratique onusienne, mais c’est de surcroît un concept suffisamment « tout terrain » pour servir des fins relativement variées997, que ce soit dans la pratique générale où il est rattaché, entre autres, au développement ou aux droits humains, ou dans la pratique de paix où il s’articule avec des objectifs divers. Au croisement de la pratique générale et de la pratique de terrain, la pratique onusienne de paix apparaît alors comme un contexte fonctionnel : il s’agit dans les lignes qui suivent d’éclaircir ce point. Ainsi, si la conceptualisation téléologique de l’état de droit d’après laquelle il est défini, déterminé et concrétisé à partir de sa raison d’être ne correspond pas à l’état de droit dans la pratique onusienne, cette lecture permet toutefois de comprendre la façon dont les Nations Unies conçoivent l’état de droit en tant qu’outil dont le contenu serait déterminé par le but de paix.

§ 2. L’identification du « contexte » d’édification

Les caractéristiques, circonstances et usages de l’état de droit présentés ci-dessus forment les conditions dans lesquelles on observe la transformation de l’état de droit en un concept répressif dans les situations de conflit et sortie de conflit, donc dans le cadre de la pratique onusienne de paix. Si donc c’est a priori la « paix » qui constitue le but déterminant le contenu concret de l’état de droit, il reste nécessaire de confirmer cette hypothèse en vérifiant que la paix représente bien l’un des « contextes fonctionnels » de la pratique onusienne (I). Face au caractère particulièrement déterminant du contexte fonctionnel, donc de la fin ou du

996 Ibid., par. 6.

997

« [T]he rule of law is extremely malleable. It has a unique ability to espouse wide-ranging policy

objectives », A.G. HURWITZ et R. HUANG (éds.), Civil war and the rule of law, op. cit., p. 289. Voir aussi A. MARSCHIK, « Enhancing Rule of Law », art. cit., p.269, pour qui « the rule of law is an eminently practical

instrument ». L’état de droit serait de même « attached to a greater number of public goods », S. HUMPHREYS,

200

but poursuivis par les Nations Unies et pour la réaliastion duquel l’état de droit est mobilisé, il n’est pas étonnant de constater que le contexte national ou local est, lui, de moindre influence quant aux mesures concrètes réalisant l’état de droit (II).

Outline

Documents relatifs