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CHAPITRE IV : LES FONDEMENTS ÉTHIQUES DU BIEN COMMUN Introduction

4.2 La notion du bien commun

4.2.1 Les différentes conceptions du bien commun

Quand il s’agit de la réflexion sur ce qu’est le bien commun, il faut d’emblée souligner que cette notion n’est pas statique ou figée mais qu’elle évolue au fur et à mesure du temps et de l’espace, des circonstances et des contextes, des auteurs et des doctrines. La réflexion d’auteurs récents et plus anciens, et également celle de doctrines comme particulièrement le socialisme et le libéralisme, sans oublier le néolibéralisme, forment un éventail de propositions qu’il importe de scruter maintenant.

4.2.1.1 La conception du bien commun selon différents auteurs

Dans le monde d’aujourd’hui, lorsque nous parlons de la notion du bien commun, celle-ci est loin d’être exclusive ou particulière. Elle est effectivement inclusive c’est-à-dire qu’elle embrasse tout ce qui concerne la dimension intégrale de la vie de l’homme : économique, politique, sociale, culturelle, environnementale et même spirituelle.694 Cela veut

dire qu’on considère le bien commun comme quelque chose de substantiel et de tangible. D’où la présence fréquente de cette notion dans le discours politique, économique et même écologique. Elle est utilisée dans des sens divers : un bien commun est un bien qui n’est pas la propriété individuelle ou collective de personnes. Il est donc accessible à tous, comme l’océan ou l’air que nous respirons.695

Si nous remontons à la période scolastique, Thomas d’Aquin articule, dans sa Somme

Théologique, l’apport de la pensée d’Aristote avec les exigences de la pensée chrétienne.

L’homme est un être politique qui vit par et dans la cité. Fondamentalement, le politique est la visée ultime et organisatrice des relations entre les hommes. Son principe d’action est le plus grand bien de la cité, le bien parfait qui se suffit à lui-même, le souverain bien ou bien humain. La communauté politique n’a pas pour but d’asservir l’homme mais de le faire naître à lui-même en l’aidant à atteindre une fin plus haute : le bien vivre ou le bonheur de vivre ensemble.696 Déjà Cicéron confirmant que le bien commun est l’essence de la politique. Si la vie politique est le bien propre de l’homme, disait-il, nous avons là première définition du bien commun. Il existe sans doute des biens propres à chaque individu. Mais il y a un bien de l’homme en tant qu’homme et par définition, ce bien ne peut pas être propre à chaque individu, il est commun à tous ceux qui vivent dans la Cité. Par conséquent agir en vue de la vie dans une Cité juste, c’est ce que tout homme raisonnable peut faire de mieux en vue de

693 Cf. B.-M. DUFFE, Actualité du discours social de l’Eglise. Actes du Colloque du 16 mars 1991, Université Catholique de

Lyon, Profac, Lyon, 1991, p. 34.

694 Cf. I. BERTEN, A. BUEKENS et L. MARTINEZ, Enterrée, la doctrine sociale ?, op. cit., p. 24. 695 Cf. ibid.

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son bien véritable. Ce bien n’est autre chose que le bien commun qui réside d’abord dans l’ordre légal qui régit la Cité.697

Par contre, F. Flahault, en donnant une définition du bien commun, part de la mise en valeur de la coexistence sociale des personnes humaines. L’état de nature de l’être humain, c’est l’état social. Aucune personne humaine n’a pu venir à l’existence hors d’un être à plusieurs.698 On peut dire alors que, dans ce sens, la société devient indispensable pour

l’homme. Un homme ne peut jamais vivre sans être parmi les hommes. De plus l’auteur met aussi l’accent sur l’importance de l’air, car, dit-il, l’air fait partie des éléments vitaux grâce auxquels vivent nos organismes. La coexistence constitue elle aussi l’élément vital indispensable à nos existences en tant que personnes. C’est la raison pour laquelle il définit le bien commun comme « l’ensemble de ce qui soutient la coexistence et par conséquent l’être même de la personne ».699 De même, le juriste E. Fatôme s’aligne sur l’idée de Fahault en proposant sa définition du bien commun. Les biens communs sont, affirme-t-il, «…réservés à l’usage de tous, ils ne peuvent faire l’objet d’aucune appropriation. Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous ».700 Tous les autres biens étant

en principe appropriables, cette catégorie de biens communs où n’entre pas la propriété privée est une exception à la règle de l’appropriation. Et il classe l’environnement, à savoir l’air, la mer, la terre701 comme des biens communs.

La défense de la conception substantielle du bien commun est, de nos jours, une revendication forte de nombreux mouvements sociaux. Elle inclut tant les éléments indispensables à la vie comme l’eau et les semences que les services publics, aujourd’hui démantelés par les politiques néolibérales, au Sud comme au Nord. La lutte de ces organisations consiste en une opposition aux vagues de privatisations qui ont affecté la plus grande partie des réseaux publics, depuis les chemins de fer, l’électricité, l’eau, les transports, la téléphonie, jusqu’à la santé et l’éducation, mais aussi les forêts, les rivières et les terres.702

Pourquoi lutte-t-on pour la défense de l’ensemble de ces biens, dès lors qu’ils sont estimés comme biens communs de tous, c’est-à-dire qu’ils concernent intrinsèquement la vie quotidienne de l’homme ?

C’est dans ce sens que Minnerath considère le bien commun comme relatif à la nature humaine. Il le définit substantiellement comme quelque chose «…au-delà des intérêts de groupes ethniques, professionnels ou autres, il n’est véritablement le patrimoine de tous les membres d’une société donnée que s’il représente la satisfaction des besoins inhérents à tout homme. Le bien commun inclut alors tous les biens, physiques, économiques, intellectuels, artistiques qui ne sont accessibles à l’homme que grâce à la société ».703 On peut dire dans ce

sens que le bien commun, d’après la définition donnée par Minnerath, est l’ensemble des éléments indispensables qui permettent aux personnes et aux communautés humaines

697 Cf. CICERON traduit par M. TESTARD, Les devoirs. T. II, Livres II et III, Cerf, Paris, 2003, p. 118. 698 Cf. F. FLAHAULT, Où est passé le bien commun ?, Mille et une nuits, Paris, 2011, p. 113.

699 Ibid., p. 114.

700 E. FATÔME, Bien public, bien commun, Dalloz, Paris, 2011, p. 100. 701 Cf. ibid., p. 99.

702 Cf. F. HOUTART, Des biens communs au Bien commun de l’humanité, op. cit., p. 7.

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d’atteindre, grâce à leur insertion dans la société, leur plein épanouissement et leur développement intégral, c’est-à-dire le développement de tout homme et de tout l’homme.

Pour sa part, le philosophe J. Maritain met également l’accent sur la définition substantielle du bien commun. Pour le définir, il importe tout d’abord de déterminer ce qu’il n’est pas. Dès le début du premier chapitre de son ouvrage sur la démocratie, chapitre intitulé « la société des personnes humaines »704, il précise ce que le bien commun n’est pas. Il n'est

pas un bien individuel ou une collection de biens individuels. En cela le philosophe s'oppose au libéralisme qui nie la dimension sociale de la personne humaine. Pour J. Maritain, la société n'est pas accessoire. Elle est une condition essentielle de l'épanouissement de la personne. Il s'ensuit que, dans sa dimension économique, le bien commun ne relève pas de la microéconomie mais de la macroéconomie. Pour échapper aux difficultés des détails, l'économiste doit réfléchir à la vie humaine du point de vue de l'ensemble et non pas simplement du point de vue des individus. De ce que le bien commun n'est pas individuel, l'auteur déduit que le travail politique ne consiste pas simplement à veiller au respect de la liberté de chacun. Il doit contribuer à la reconnaissance des droits fondamentaux de chaque personne.

Par ailleurs, Maritain définit le bien commun comme la bonne vie humaine pour la multitude. Il s'agit de donner à chacun et à chacune la mesure d'indépendance qui convient à la vie civilisée. Le bien commun ne consiste pas simplement à nourrir, loger, soigner et éduquer les personnes. Il est une réalité qui intègre la dimension politique et spirituelle. « La personne a une dignité absolue parce qu'elle est dans une relation directe avec l'absolu dans lequel seul elle peut trouver son plein accomplissement ».705 Selon cette conception, le bien commun n'est propre ni au tout ni aux parties. C'est le bien que partage l'ensemble de la société et les éléments de celle-ci. Après avoir écarté la vision libérale du bien commun, J. Maritain en réfute la conception totalitaire. Le bien commun n'est pas propre à l'ensemble et donc à l'Etat qu'il représente. Il doit être redistribué et concerne toutes les personnes.

De son côté, Jean-Marie Aubert part, pour définir le bien commun, de la hiérarchie relationnelle de l’être humain. Celui-ci appartient, dit-il, à deux ordres de choses qui dépendent l’un de l’autre. L’un, fondamentale, est la relation verticale de l’homme, c’est-à- dire sa relation avec la Transcendance ; l’autre est la relation horizontale, c’est-à-dire celle avec ses semblables, qui constitue l’ordre social. Quand il s’agit de la première, elle concerne la totalité de l’homme, et sa signification la plus profonde. La seconde ne le concerne que sous l’aspect de son être social, c’est-à-dire en tant qu’il «…fait partie de la société qui lui est obligatoire, pour atteindre sa perfection terrestre, condition de sa perfection ultime ».706 Le bien propre du corps social est appelé encore le bien commun.707 Jean-Marie Aubert reprend ainsi la formule de Pie XII en définissant le bien commun comme la totalité des «…conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens, pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, intellectuelle et religieuse ».708 Cela signifie que le bien

704 Cf. J. MARITAIN, Christianisme et démocratie, les droits de l’homme, Desclée de Brouwer, Paris, 2005, p. 132. 705 Ibid., p. 133.

706 J.-M. AUBERT, Vivre en chrétien au XXe siècle, op. cit., pp. 166-167. 707 Ibid., p. 167.

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commun touche la vie intégrale de l’homme. Mais par rapport à cette vision du bien commun, comment le décrire dans les différentes doctrines, en particulier celles du socialisme, du libéralisme et du néolibéralisme dont l’analyse va suivre ?

4.2.1.2 La conception du bien commun dans différentes doctrines

C’est la vision du bien commun du socialisme et du libéralisme ou néolibéralisme qu’il importe d’analyser à présent pour percevoir en quoi ils se séparent de l’approche chrétienne. S’agissant du socialisme, inséparable en tant que système du « communisme », il appert que c’est une «…doctrine qui tend à la collectivisation des moyens de production, à la répartition des biens de consommation suivant les besoins de chacun et à la suppression des classes sociales ».709 Cette définition souligne à l’évidence qu’il y a un rapport étroit entre les deux systèmes politiques, surtout du point de vue de la finalité.

En principe, le socialisme et le communisme ont comme finalité l’égalité de tous les hommes dans une société donnée. Ils préconisent la propriété collective de tous les biens dans la société. Pour Karl Marx, le socialisme représente une phase de préparation nécessaire à l’avènement du communisme où l’ensemble des hommes seront égaux. Jean-Yves Calvez nous présente la définition suivante du mouvement communiste : « Le véritable communisme devra être l’expression positive de la suppression de la propriété privée, l’acte de supprimer la propriété privée entraînant la constitution d’une nouvelle forme de société économique, d’une société communiste ».710 Ainsi le communisme est la suite logique du principe socialiste. On évite toute forme d’accaparement des biens sociaux.711 En plus, le socialisme pense

également que pour construire le bien commun, il faut instaurer le bonheur complet sur terre, sans aucune référence à une destinée transcendante, c’est-à-dire sans référence à Dieu.712 Or

cette pensée du socialisme est à l’antipode de celle de l’Eglise catholique concernant le bien commun. Car pour l’Eglise catholique, le bien commun ne consiste pas seulement en objets matériels mais aussi spirituels, c’est-à-dire dans l’épanouissement intégral de tout homme et de tout l’homme.

Dans sa vision du bien commun, le libéralisme et surtout le néolibéralisme, selon Jean-Yves Calvez, ne tiennent aucun compte de la dimension éthique ou morale de l’homme. Ce qui compte pour eux, c’est seulement le bien-être matériel de l’homme, un homme tellement libre qu’il n’a plus aucun goût de Dieu.713 Le bien commun est, dans la conception

du libéralisme, avant tout économique, et donc constitué par la prospérité du libre échange commercial.714 Riccardo Petrella, un politologue et économiste italien, opère une analyse sur l’idée du néolibéralisme. D’après lui, le néolibéralisme réduit l’homme au rang de ressource humaine. L’homme est un objet de production. Cela signifie que le travailleur cesse d’être un sujet social. Inutile ainsi de parler de droit au travail. Le droit de la ressource humaine à l’existence et au revenu dépend de sa performance, de sa rentabilité. Elle doit prouver qu’elle est employable : de là, la substitution du principe du droit au travail par le principe

709 LAROUSSE DE POCHE, op. cit., p. 157.

710 J.-Y. CALVEZ, La pensée de Karl Marx, op. cit., p. 275.

711 Cf. J.-Y. CALVEZ, Chrétiens penseurs du social. L’après-guerre, (1945-1967), Cerf, Paris, 2006, p. 91. 712 Cf. P. de LAUBIER, La pensée sociale de l’Eglise catholique, op. cit., p. 43.

713 Cf. J.-Y. CALVEZ, Chrétiens penseurs du social. Après le Concile (1968-1988), op. cit., p. 106. 714 Cf. F. HOUTART, Des biens communs au Bien commun de l’humanité, op. cit., p. 132.

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d’employabilité.715 Pour le libéralisme ou le néolibéralisme, la notion du bien commun se

focalise essentiellement sur une conception économiste et matérialiste.

De même, d’après l’analyse opérée par Berten, le néolibéralisme n’a pas pour objectif le souci du bien commun mais l’économie de marché : une société qui de part en part est régie par le marché. Or la seule mise en valeur de l’économie de marché ne suffit pas à garantir le bien commun. Certes, poursuit le théologien catholique « le marché peut assurer de la meilleure manière la production et distribution de nombre des biens, à l’avantage de tous. Mais il est incapable d’assurer l’offre de biens non solvables, qui sont pourtant essentiels pour assurer la dignité de tous ceux dont les ressources monétaires sont très faibles pour avoir accès à ces biens ; il est incapable d’offrir des services de base à caractère universel, c’est-à- dire accessibles et de qualité égale pour tous ; il est incapable d’assurer la sauvegarde ou la promotion de biens publics comme l’environnement, la qualité des sols ou de l’eau des rivières, la beauté et la propreté de tous les espaces publics, le même niveau de sécurité pour tous les citoyens, etc. De plus, le marché laissé à lui-même creuse les écarts et développe ainsi des sociétés de plus en plus discriminantes. Fondamentalement, le marché est incapable d’assurer par lui-même le bien commun ».716 Cela nous permet de constater que lorsqu’on

parle du bien commun, il ne suffit pas seulement de se replier sur le bien matériel de l’homme, mais il convient de se soucier et de faire valoir son bien intégral. C’est dans ce sens que J. Geneviève, titulaire d’une maîtrise en mathématiques et diplômée en sciences économiques, directrice de programmes au Conseil œcuménique des Eglises, définit le bien commun comme l’ensemble des conditions de la vie en société qui permettent aux groupes sociaux et à leurs membres individuels de vivre ensemble et de s’épanouir : la justice, la paix, la solidarité, la viabilité de l’environnement en sont les caractéristiques essentielles.717 Ainsi

le bien commun affecte la vie intégrale de l’homme dans la société. Face à ces affirmations comment la doctrine sociale de l’Eglise se positionne-t-elle ?

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