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CHAPITRE IV : LES FONDEMENTS ÉTHIQUES DU BIEN COMMUN Introduction

4.2 La notion du bien commun

4.2.2 Le bien commun dans la conception du Magistère de l’Eglise

Quel est l’enseignement du Magistère sur la conception du bien commun ? Y a-t-il évolution dans sa doctrine ? En effet la conception n’est pas statique ou figée, mais elle évolue au gré des époques et des situations. Depuis Léon XIII jusqu’à François, elle est contextuelle, c’est-à-dire marquée par les circonstances. Voilà que chacun d’eux a sa conception pour définir le bien commun.

Depuis Léon XIII à Pie XII, il n’y a pas de définition proprement dite du bien commun, la conception socio-éthique du bien commun concerne, tout d’ abord, la question de la justice sociale au sein d’une société. C’est dans cette perspective que culmine la pensée de Léon XIII au sujet de la notion du bien commun. Léon XIII, dans Rerum novarum, n’emploie pas ce terme, mais plutôt celui de l’intérêt commun.718 L’encyclique est d’abord dirigée contre

le mouvement socialiste condamné comme athée, égalitaire et prônant la lutte des classes.

715 Cf. R. PETRELLA, Pour une nouvelle narration du monde. Eco-société, Gatineau, Québec, p. 66. 716 I. BERTEN, A. BUEKENS et L. MARTINEZ, Enterrée, la doctrine sociale ?, op. cit., p. 29.

717 Cf. J. GENEVIEVE, Les droits de l’homme et l’impunité des crimes économiques, Cerf, Paris, 2009, p. 165.

718 LEON XIII, Rerum novarum, n° 26, dans COLL., Le discours social de l’Eglise catholique, de Léon XIII à Benoît XVI,

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Mais en mettant en garde les ouvriers contre la tentation du socialisme, le pape se soucie de leur sort, il décrit la condition des ouvriers exploités et prend leur défense. Car au temps de Léon XIII, l’idéologie marxiste s’affirme et gagne en audience dans la classe ouvrière. Marx décrit la vie sociale comme une lutte des classes sans compromis. A l’encontre de cette vision du monde, porteuse d’une anthropologie contraire à la perspective de filiation divine et de fraternité au sein de la famille humaine, le pape rappelle fermement le socle de la tradition : « La perfection de toute société consiste, en effet, à poursuivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fondée, en sorte que tous les mouvements et tous les actes de la vie sociale naissent du même principe d’où est née la société ».719Au sein de la société, ce n’est pas

l’affrontement des classes qui doit être le principe organisateur mais la juste relation des personnes, en fonction de leur rôle au service de tous.

Dans ce cadre, l’Etat, c'est-à-dire tout gouvernement qui répond aux préceptes de la raison naturelle et des enseignements divins, détient une autorité. Cette autorité est légitime quand elle sert l’intérêt commun ou le bien public, en favorisant la prospérité tant publique que privée et en observant les lois de la justice distributive.720 L’encyclique présente cette exigence comme un enseignement de la philosophie et de la foi chrétienne : toute autorité venant de Dieu doit être exercée selon le modèle divin d’une paternelle sollicitude pour chaque créature en particulier, comme pour leur ensemble, et veiller particulièrement au sort des plus pauvres. Cette première prise de parole, située au cœur du conflit entre classe ouvrière déshéritée et riches propriétaires, pose le socle d’une finalité sociale commune en insistant sur la valeur d’équité et de justice sociale. Sans tenir compte de ces valeurs, il n’y a pas de vision à réaliser ensemble le bien commun.

Dans son encyclique Quadragesimo anno (1931), c’est-à-dire au cœur de la crise de 1929, Pie XI dénonce la dérive du capitalisme. Car le capitalisme considère le profit comme motif essentiel du progrès économique, la concurrence comme loi suprême de l'économie, la propriété privée des biens de production comme un droit absolu, sans limites ni obligations sociales correspondantes.721 Le régime capitaliste n’est pas, dit-il, mauvais en soi mais c’est

seulement son système politique économique qui n’est pas conforme à l’esprit de la doctrine sociale de l’Eglise. Ce système tourne à l’exploitation de l’homme. Il traite seulement l’homme comme un objet de production. Il domine le genre humain tout entier. La concentration du pouvoir économique, fruit naturel de la concurrence, conduit à l’impérialisme et provoque une crise du pouvoir politique.722

Quand il s’agit de la nature du bien commun, le Pape définit que celui-ci est du domaine de l’équité et de la justice sociale. La justice sociale dont il parle se base sur la répartition équitable des biens de la création. Face à la crise profonde vécue par la majorité de la population, le Pape prend comme priorité la révision du partage de la richesse pour que tous

719 LEON XIII, Rerum novarum, n° 2.

720 Le critère de la justice distributive est « à chacun selon son dû ». Ainsi les citoyens doivent-ils apporter leur part à la

masse des biens communs et l’Etat doit-il faire en sorte que chacun reçoive une part convenable des biens que chacun a procurés à la société. Cf. M.-A. FONTELLE, Construire la Civilisation de l’amour. Synthèse de la doctrine sociale de l’Eglise, op.cit., pp. 392-393.

721 Cf. PIE VI, Popularum progressio, n° 26. 722 Cf. PIE XI, Quadragesimo anno, n° 116.

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jouissent des biens de la création en vertu de la mise en œuvre effective de la justice sociale. Le texte souligne le principe de justice sociale qui doit prévaloir dans la genèse du bien commun : « Il importe donc d’attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux exigences du bien commun ou aux normes de la justice sociale, la distribution des ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une poignée de riches et une multitude d’indigents atteste de nos jours, aux yeux de l’homme de cœur, les graves dérèglements ».723

La répartition équitable ne signifie pas qu’il faille une égalité de partage mais que chacun doive avoir sa part selon son mérite, en tenant compte de la compétence de chacun. En un mot, Pie XI définit exclusivement le bien commun à travers le partage équitable des biens de ce monde, c’est-à-dire dans le sens que le partage respecte bien la justice sociale. C’est encore une définition exclusive parce que celle-ci affecte seulement le domaine social de l’homme.

A partir de Jean XXIII la conception du bien commun évolue. Il est le premier à avoir proposé une définition claire et distincte du bien commun du point de vue de l’enseignement social de l’Eglise.724 Dans son encyclique Mater et magistra, le Pape affirme que le bien

commun devient comme la clé de voûte de la doctrine sociale de l’Eglise. Car la dignité de la personne humaine dont l’Eglise parle ne se réalise qu’à travers le respect et la mise en œuvre du principe du bien commun. C’est la raison pour laquelle le Pape nous dit, dans son encyclique Mater et magistra : « A cette fin les responsables politiques doivent avoir une claire notion du bien commun »725, et il le définit comme « L’ensemble des conditions sociales permettant à la personne d’atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement ».726 Et Jean XXIII précise bien que, pour ce faire, tous les membres du corps social c’est-à-dire, les syndicats, les associations, la société civile et les institutions qu’elles soient étatiques ou non-étatiques sont tenus de collaborer, chacun dans sa sphère, au bien de l’ensemble c’est-à-dire au bien commun.727 Cette prise de responsabilité de tous au sein de la

communauté doit se conjuguer avec l’exercice d’une liberté responsable, car l’authentique communauté est une communauté de personnes, de sujets de droits porteurs d’un rôle à remplir au service de tous.728

De plus, Jean XXIII reconnaît, deux ans plus tard, dans Pacem in terris : « Le bien commun est en effet, un élément essentiellement relatif à la nature humaine. Il concerne l’homme tout entier, avec ses besoins tant spirituels que matériels ».729 L’objet du bien

commun vise donc bel et bien l’homme intégral. De même le concile Vatican II, à la suite de Jean XXIII, par le biais de la Constitution pastorale Gaudium et spes, revient à définir le bien commun comme « …l’ensemble des conditions sociales permettant aux sociétés d’arriver à leur fin ».730 Dans ce sens, la définition du bien commun touche le tout de la vie de l’homme et de la société à savoir le domaine matériel, intellectuel et surtout spirituel. « Tout groupe doit tenir compte des besoins et des aspirations légitimes des autres groupes, et plus encore du

723 Ibid., n° 64.

724 Cf. I. BERTEN, A. BUEKENS et L. MARTINEZ, Enterrée, la doctrine sociale ?, op. cit., p. 25. 725 JEAN XXIII, Mater et magistra, n° 65.

726 Cf. supra, Pourquoi le choix du bien commun, p. 3.

727 Cf. M.-A. FONTELLE, Construire la Civilisation de l’amour, op. cit., p. 562. 728 Cf. JEAN XXIII, Pacem in terris, nn° 53-59.

729 JEAN XXIII, Pacem in terris, nn° 53-55. 730 Gaudium et spes, n° 26, 1.

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bien commun de l’ensemble, de la famille humaine ».731 Ainsi nous pouvons dire qu’à partir

de Jean XXIII, la définition du bien commun n’est plus exclusive mais inclusive. Elle embrasse l’intégralité de l’homme.

Viendra Jean Paul II qui, dès le début de son pontificat, condamne la doctrine du socialisme et du communisme et absolutise le sens du bien commun ou bien l’intérêt commun de la société. Il considère que la conception socialiste est une erreur fondamentale. Etant donné que ce dernier «…réduit l’homme à un ensemble de relations sociales, et c’est alors que disparaît le concept de la personne comme sujet autonome et sujet de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne découle la désinformation du droit qui définit la sphère d’exercice de la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée ».732 En effet, si l’homme n’a pas la possibilité de trouver le vrai sens de sa

personne, ajoute-t-il, cela rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa propre dignité et entrave la progression vers la constitution d’une authentique communauté humaine.733 De

plus, pour confirmer cette condamnation du socialisme, Jean Paul II reprend l’idée de l’encyclique Rerum novarum et toute la doctrine sociale de l’Eglise en affirmant : « Le caractère social de l’homme ne s’épuise pas dans l’Etat, mais il se réalise dans les divers groupes intermédiaires, de la famille aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels qui, découlant de la même nature humaine, ont toujours à l’intérieur du bien commun leur autonomie propre ».734 De plus, il précise que ce concept du bien commun est défini comme davantage moral que politique, en parlant «…du bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes responsables de tous».735 Jean Paul II veut insister sur le principe fondamental : la répartition équitable des biens de la création. Ceux-ci sont destinés, dit-il, à tous et non à être l’apanage d'une minorité.

Enfin, le Catéchisme de l’Eglise catholique rappelle trois éléments essentiels quand il s’agit du bien commun. Le premier, c’est le respect profond de la personne humaine : les pouvoirs publics sont obligés de respecter en tant que tels les droits fondamentaux et inviolables de la personne humaine.736 Dans ce sens, nous pouvons dire que le bien commun

doit toujours tenir compte des droits fondamentaux de l’homme : « droit de choisir et d’agir selon la droite règle de sa conscience, droit à la sauvegarde de la vie privée et à la juste liberté d’appartenance, y compris en matière politique et religieuse ».737 Le deuxième élément, c’est

la préoccupation du bien-être social et le développement du groupe lui-même. C’est dans ce point que le catéchisme de l’Eglise catholique rappelle les devoirs primordiaux de la société en matière de développement du bien commun. La société doit rendre accessible à chacun ce dont il a besoin pour mener une vie vraiment humaine : « nourriture, vêtement, santé, travail, éducation et culture, information convenable, droit de fonder une famille ».738 Le troisième

731 Ibid.

732 JEAN PAUL II, Centesimus annus, n° 13, dans COLL., Les 14 encycliques de Jean Paul II présentées par le cardinal

Joseph Ratzinger, éditeur, op. cit., pp. 494-495.

733 Cf. JEAN PAUL II, Centesimus annus, n° 13, dans COLL., Les 14 encycliques de Jean Paul II présentées par le

cardinal Joseph Ratzinger, op.cit., p. 495.

734 Ibid., p. 495.

735 JEAN PAUL II, Sollicitudo rei socialis, n° 38. 736 Catéchisme de l’Eglise catholique, n° 1907. 737 Ibid.

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élément, c’est l’insistance sur la paix, c’est-à-dire la sécurité de l’ensemble de la société.739

Celle-ci est l’une des conditions sine qua non du bien commun. Le Compendium, en s’appuyant sur saint Thomas d’Aquin, dit même que «…le bien commun découle des inclinations les plus élémentaires de l’homme ».740 Ces inclinations élevées donnent à la

poursuite du bien commun une dimension transcendante qui ne vise rien de moins que la perfection de la personne humaine. Cette perfection ne se réalise qu’en relation avec Dieu lui- même qui est ses fins dernières.741

Benoît XVI, dans son encyclique Caritas in veritate, met en valeur l’importance particulière du bien commun. Celui-ci n’est rien moins qu’un «…critère d’orientation de l’action morale ».742 Il participe au déploiement de la charité qui habite chacun et qui provient

de Dieu, qui est amour.743 Aimer quelqu’un, affirme Benoît XVI, c’est vouloir son bien et tout

mettre en œuvre pour cela. A côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie de la société : « Le bien commun, c’est le bien de nous tous constitué d’individus, de familles et de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. Ce n’est pas un bien recherché pour lui- même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté sociale et qui, en elle seule, peuvent arriver réellement et plus efficacement à leur bien ».744 La valeur de la propriété

privée et l’initiative individuelle ne peuvent pas être absorbées ni dans l’intérêt commun ni par la machine sociale. Car si on supprime ou on absorbe toute initiative privée, on met en cause la dignité de la personne humaine et on entrave la concrétisation du bien commun. D’où l’insistance constante du Pape sur la mise en valeur de la sauvegarde de la propriété privée et l’initiative individuelle. Le respect de celles-ci assure à la fois la dignité de la personne et le bien commun. Pour le pape François, même s’il ne donne pas une définition claire du bien commun, il met l’accent sur la relation existentielle entre le bien commun et la paix sociale.745

Son insistance sur cette relation nous permet de montrer que le bien commun est, pour lui, essentiellement lié à la paix sociale. En résumé, depuis Léon XIII jusqu’au Pape François, la conception du bien commun n’a pas cessé d’évoluer sur l’enseignement social de l’Eglise. Prenons comme exemple, au temps de Léon XIII, si la conception du bien commun s’est focalisée sur le respect effectif de la justice sociale, mais aujourd’hui, l’accent est mis sur la recherche de la paix sociale et la sauvegarde de l’environnement.

Tel est l’éventail des visions du bien commun selon certains auteurs et doctrines et la doctrine sociale de l’Eglise. Reste à présenter la conception africaine, car il reste acquis que, selon les lieux et les contextes culturels, la conception du bien commun change.

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