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CHAPITRE II : LA FRAGILITE DE LA SEPARATION

B. Le pouvoir étatique : un pouvoir exclusif

Malgré l’ancienneté412 des mouvements décentralisateur et fédéraliste, la dimension verticale de la séparation des pouvoirs n’a pu s’établir et n’a donc pas eu la même influence sur l’organisation politique des Etats contemporains, comparée à la séparation horizontale.

L’organisation verticale de l’Etat est bien hiérarchisée. Elle est constituée à la base par les collectivités territoriales au sommet desquelles trône le pouvoir étatique. La doctrine a

409 BRAUD Ph., Sociologie politique, 8ème éd., LGDJ, Paris, 2006, p. 21.

410 RANGEON F., Le pouvoir local, Encyclopédie Universalis.

411 Définition déduite des explications de CORNU Gérard, op. cit., pp. 775-776.

412 Les Américains ont adopté le premier pacte fédéral en 1787. Avant eux, les Anglais ont intégré la nécessité d’une répartition territoriale des pouvoirs par l’adoption de la charte de 1215.

84 abondamment dressé ce constat qui procède de la volonté du souverain (1) que la légitimité des organes locaux issus d’une élection au suffrage universel ne remet pas en cause (2).

1. Le pouvoir étatique, un pouvoir suprême

La constitution, loi suprême de l’Etat, prévoit l’existence de la collectivité territoriale. Elle fait de l’Etat la collectivité territoriale supérieure413. Le constituant originaire s’est en outre préoccupé de dresser les principes fondamentaux de fonctionnement du pouvoir politique pendant qu’il a préféré laisser le soin au législateur de préciser les conditions d’administration des collectivités territoriales414. Ce traitement différencié n’est pas gratuit.

Il situe l’ordre d’importance politique de chacune des institutions susvisées.

Les dispositions constitutionnelles sus évoquées font de la loi un intermédiaire indispensable à l’existence matérielle et à l’action de la collectivité territoriale. C’est pourquoi, en la matière, le juge constitutionnel désapprouve l’inaction du législateur415. Dans certaines occurrences, l’intervention préalable du pouvoir règlementaire416 est aussi juridiquement nécessaire à l’action de la collectivité. C’est dire que pour le souverain, toute décentralisation tire sa source de l’Etat qui en détermine la mesure, les moyens et la portée.

L’existence matérielle de la collectivité décentralisée est tributaire de sa mise en œuvre par l’Etat. Elle est donc un construit de la collectivité étatique qui conserve sa suprématie.

Au départ du concept de souveraineté, en 1283, «Chaque baron était souverain dans sa baronnie mais le roi est souverain par-dessous tous»417. C’est par la suite que la souveraineté a pris sa forme moderne en se revêtant d’une conception absolue de sorte que déjà en 1608, LOYSEAU a

413 Const. du Niger, art. 165 : «L’Etat veille au développement harmonieux de toutes les collectivités territoriales…Le représentant de l’Etat veille au respect des intérêts nationaux».

414 Bénin : Const., art. 150 ; Niger : Const., art. 164.

415 Déc. n°94-358 DC du 26 janvier 1995. Le Conseil Constitutionnel censure le renvoi par le législateur à une convention passée entre les collectivités territoriales de l’organisation du dispositif de la collectivité chef de file. La juridiction constitutionnelle rappelle ainsi au législateur son devoir de légiférer sur l’organisation et le fonctionnement du pouvoir local.

416 Les lois sur la décentralisation ont prévu des décrets d’application. Par exemple, Bénin : Loi n°97-029, art. 14, 81 et 181 ; Loi n°98-007, art. 36.

417 de BEAUMANOIR Ph., Coutumes de Beauvaisis, cité par RIGAUDIERE A., «L’invention de la souveraineté», Pouvoirs, n°67, 1993, p. 9.

85 pu alors écrire que «la souveraineté consiste en puissance absolue»418. Pour DUGUIT, la primauté de l’Etat tire son origine de la souveraineté de la nation419.

Le Doyen HAURIOU analysera les quatre étapes du phénomène d’étatisation420 des communautés primitives pour déduire qu’il est dans la logique du pouvoir d’Etat de tout recouvrir entièrement421. Guillaume PROTIERE justifie la toute-puissance de l’Etat par son caractère unitaire422. En effet, dès lors que la souveraineté est unifiée, des communautés locales ne peuvent plus y prétendre. Les dispositions constitutionnelles sont suffisamment claires. La souveraineté appartient au peuple423. En contrepoint, il peut être objecté que l’élection des organes locaux est l’expression autonome du pouvoir de la population, la même qui constitue la collectivité nationale.

2. La légitimité électorale locale, un critère insuffisant

Pour défendre la position selon laquelle la collectivité territoriale est aussi un pouvoir dans l’Etat, il est loisible de tirer argument de l’élection au suffrage universel de ses organes. Un tel raisonnement, logique à vue de profane, ne saurait prospérer. En effet, la commune ne dispose pas d’un ordre juridique propre. Les populations de la collectivité territoriale ne définissent pas les règles électives. La loi nationale en constitue la source. Pris dans le cadre

418 LOYSEAU Ch., Traité des seigneuries, Chapitre II, n°4 à 9, cité par CUBERTAFOND Bernard, «Souverainetés en crise ?», RDP, 1989, p. 1275.

419 DUGUIT L., Les transformations du droit public, Paris, La Mémoire du droit, 1999 (1ère éd., 1913), p. 21 : «La nation étant une personne et sa volonté étant la puissance politique souveraine, elle concentre en elle tout ce qu’il y a de pouvoir et il ne peut y avoir sur le territoire national d’autres groupes ayant une part quelconque de souveraineté».

420 HAURIOU M., «Police juridique et fond du droit», Aux sources du droit. Le pouvoir, l’ordre et la liberté, Caen, Centre de philosophie politique et juridique, 1986, (Rééd. Cahiers de la nouvelle journée n°23, 1933), p. 183 : «L’organisation rationnelle de l’Etat ne se réalise pas par la destruction violente des organisations antérieures, elle s’édifie, au contraire, par la superposition d’un pouvoir de contrôle au-dessus des jurisprudences primitives. Au sortir du Moyen-âge, l’Etat s’est reconstitué par le rétablissement du contrôle politique du roi au-dessus des pouvoirs politiques des barons féodaux et par l’établissement du contrôle des justices royales au-dessus des justices seigneuriales. L’idée mère de l’Etat est celle d’un contrôle rationnel politique et juridique de tous les pouvoirs sociaux primaires d’une nation».

421 HAURIOU M., Précis de droit constitutionnel, 1ère éd., Sirey, p. 183 : «Comme il est essentiellement une centralisation politique, il est dans son principe de centraliser tout le droit et toute la justice».

422 PROTIERE G., La puissance territoriale : contribution à l’étude du droit constitutionnel local, Thèse, Lumière, Lyon II, 2006, p. 51: «Selon la conception traditionnelle de l’Etat unitaire, le pouvoir politique originaire est monopolisé par la collectivité étatique, le pouvoir local apparaît comme second, voire subalterne».

423 Bénin : Const., art. 3 ; Niger : Const., art. 4. De façon quasi constante, les textes constitutionnels ont toujours affirmé ce principe (cf. pour le Bénin par exemple, Const. du 28 février 1959, art. 3 ; Const. du 26 novembre 1960, art.

3 ; Const. du 11 janvier 1964, art. 3 ; Const. 11 avril 1968, art. 3 ; Loi fondamentale du 26 août 1977, art. 5).

86 restreint de la collectivité, l’acte électif local ne saurait être considéré comme une participation à l’expression d’un pouvoir politique autonome. Cette prérogative appartient à la communauté nationale dans son entièreté.

Certes, les élections locales sont considérées comme des scrutins politiques mais elles n’ont aucun lien direct avec la souveraineté nationale424. Il est admis que la collectivité territoriale est un cadre d’expression du peuple. En consacrant le principe de libre administration, le constituant confère aux citoyens, à travers leurs organes élus, les moyens de constituer un

«contre-pouvoir»425 pour l’action étatique en faisant entendre la voix locale dans le dialogue institutionnel.426. En définitive, à l’occasion des élections locales, c’est l’ensemble du peuple qui s’exprime, faisant de l’échelon local une composante de la démocratie politique. C’est sans doute ce qu’exprimaient, d’une part, les premières constitutions adoptées par quelques pays ouest africains après les indépendances et d’autre part, quelques pratiques circonstancielles en France. La Loi n° 59-003 du 24-01-1959 portant Constitution de la République du Sénégal énumérait les collectivités publiques comme institutions de la République427. Il en est de même de la Constitution béninoise du 28 février 1959428.

En l’absence de toute justification expresse, il peut être fait l’hypothèse que ces constituants ont pu vouloir s’aligner sur la position du constituant français de 1946 qui entendait intégrer

424 En effet, les organes territoriaux ainsi élus n’interviennent pas dans la formation de la volonté générale dont la mission incombe, constitutionnellement, au pouvoir législatif. Tous autres aménagements législatifs qui donnent l’impression d’un pouvoir d’autodétermination de la collectivité territoriale ne forment pas la reconnaissance d’autres pouvoirs politiques autonomes dans l’Etat. Ils doivent plutôt être vus comme la reconnaissance d’une capacité d’empêcher qui permet de garantir l’existence desdites collectivités.

425 Les débats des constituants de 1946 font référence au concept américain «checks and balances» d’équilibre des pouvoirs. ARRES-LAPOQUE Jacques déclarait : «Il convenait d’imprégner de démocratie chacun des centres nerveux de la nation.

D’autre part, nous avons voulu, en affermissant considérablement les pouvoirs des collectivités locales, réaliser un des éléments du système

«contrepoids et équilibres» qui caractérisera notre Constitution.», Séance du 16 avril 1946, JORF, ANC élue le 21 octobre 1945, Débat n°49, Mercredi 17 avril 1946, p. 1914.

426 LAVROFF D.-G., «Conclusion», in PARIENTE A. (dir.), La séparation des pouvoirs : théorie contestée et pratique renouvelée, op. cit., p.150 : «Le fédéralisme, au stade supérieur et la décentralisation, dans une certaine mesure, sont des moyens qui peuvent protéger contre les excès du pouvoir centralisé, même s’il est démocratique».

427 Art. 17 : «Les institutions de la République du Sénégal sont le Gouvernement, l’Assemblée Législative et les collectivités publiques».

428 Art. 5 : «Les institutions de la république sont : le gouvernement, l’Assemblée législative, l’Autorité judiciaire, le Tribunal d’Etat, le Conseil Economique et Social et les collectivités publiques».

87 le pouvoir local à l’expression démocratique429. Il s’en suit que, de jure, les collectivités territoriales, dans la plupart des nouvelles démocraties ouest africaines, ne disposent ni de prérogatives ni d’organes leur permettant de participer à l’expression du pouvoir d’Etat430. Le Doyen HAURIOU pour qui «Tout conspire à ce que la souveraineté nationale se localise»431 aurait préféré le contraire comme ce fut le cas en France où des collectivités territoriales notamment des conseils généraux, ont pu suppléer l’action du pouvoir législatif. En 1815, une ordonnance royale les convoquait extraordinairement pour «prendre toutes les mesures de salut public que les circonstances et les localités pourraient leur suggérer». En 1855, un projet de loi432 prévoyait que «dans le cas où, par l’effet d’une force majeure quelconque, les pouvoirs constitutionnels de l’Etat seraient mis dans l’impossibilité d’exercer leur action légale, les conseils généraux des départements devront immédiatement se réunir»433.

Eu égard à ces développements, la collectivité territoriale pourrait être un pouvoir politique mais un pouvoir suppléant. Encore, faudra-t-il que le droit positif en dispose ainsi. A ce sujet, les pouvoirs constituants béninois et nigérien n’ont pas utilisé l’expression pouvoir dans le titre relatif aux collectivités territoriales tel qu’ils l’ont fait pour ce qui concerne les autres institutions434. Leur intention est sans équivoque. Ils n’ont pas entendu faire des collectivités territoriales des pouvoirs politiques autonomes dans l’Etat. Leur régime juridique a été élaboré dans cette perspective.

429 Guy MOLLET qui a produit un rapport sur les collectivités locales affirmait : «La souveraineté du peuple ne saurait s’exercer dans le cadre seul de la nation» (JORF, ANC élue le 21 octobre 1945, Séances de la Commission de la Constitution, Rapport adopté le 23 janvier 1946, p. 508) ; Jacques ARRES-LAPOQUE déclarait : «Nous affirmons ici et nous entendons affirmer dans la Constitution que les pouvoirs publics comprennent le pouvoir local. Nous affirmons qu’à la base du pouvoir politique démocratique, il y a le pouvoir local démocratique. Nous en posons le principe» (cf. JORF, ANC élue le 21 octobre 1945, Débat n°49, Mercredi 17 avril 1946, p. 1922).

430 Le Mali qui aurait pu faire une exception (Constitution du 25 février 1992, art. 25 : «Le Haut Conseil des collectivités territoriales est une institution de la République ; il assure la représentation des collectivités territoriales») n’a pu opérationnaliser de façon concluante la représentation des collectivités territoriales dans la vie politique.

431 HAURIOU M., Précis de droit constitutionnel, 2ème éd., p. 192.

432 Initié par M. VAISSE alors Ministre de l’intérieur et adopté le 15 février 1872.

433 FOURNIER H., Rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner les propositions, relatif à la proposition de M. le vicomte de Tréveneuc, Annexe n°656, JORF, Chambre des députés, débats, n°262, mercredi 20 septembre 1871, p. 3588.

434 Const. du Bénin : Titre III : Du pouvoir exécutif, Titre IV : Du pouvoir législatif, Titre VI : Du pouvoir judiciaire ; Const. du Niger : Titre III : Du pouvoir exécutif, Titre IV : Du pouvoir législatif, Titre VI : Du pouvoir judiciaire.

88 Paragraphe 2 : La relativité de la démarcation des compétences

Les exercices intellectuels de clarification conceptuelle déployés par la doctrine ainsi que l’abondante jurisprudence française disponible sur le sujet (A) n’ont pu clarifier la répartition et empêcher, dans les faits, l’enchevêtrement des compétences locales et nationales (B).

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