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Chapitre 1. Le CESAP Éprouver la possibilité du soin pour les « arriérés profonds »

3. Déconstruire les notions « d’inéducables » et « d’irrécupérables » par l’épreuve de la réalité :

3.1. Une conception du soin articulant dimensions médicales et sociales

Pour les initiateurs du CESAP, l’enjeu est, comme nous l’avons vu, d’organiser les modalités de soin pour des enfants « arriérés » que les services hospitaliers traditionnels (psychiatrie ou pédiatrie) ne peuvent ou ne veulent pas prendre en charge. Le champ de référence reste pour eux le champ médical, tel que défini par l’hôpital. Mais leur conception du « médical » englobe une dimension sociale, dans la mesure où la « prise en charge

médicale » de l’enfant suppose une prise en charge de sa famille ou de son environnement de vie. Si la référence des acteurs du CESAP est la prise en charge médicale spécialisée, ils opèrent donc aussi une transformation de cette référence.

Ainsi, le premier service imaginé par le CESAP dès 196532 et organisé dès 1966, l’est sous la forme de consultations spécialisées hospitalières. Elles sont ouvertes dans les services hospitaliers de certains chefs de service, membres du CESAP, où elles fonctionnent une après-midi par semaine. 4 consultations sont ouvertes, dès le départ, en mai 1966, dans les hôpitaux Hérold, Saint-Vincent-de-Paul, la Salpêtrière, et Trousseau. Deux sont assurées par le Dr Zucmann, une par le Dr Richardet, une par le Dr Georges Janet. Rapidement, suite à l’importance des demandes, 4 autres consultations sont ouvertes en mai 1968, dont deux dans de nouveaux lieux (l’hôpital des Enfants Malades et l’hôpital Bretonneau). Après différentes négociations, elles sont agréées, en 1967, par la Sécurité Sociale au titre de Centre médico-

32 un Conseil Scientifique et Technique daté du 16 juin 1965 mentionne l’organisation d’un groupe de travail concernant ces consultations spécialisées. C’est la première trace que nous ayons de ces consultations.

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psycho-pédagogiques de cure ambulatoire. Dès leur création, elles prennent en charge de nombreux enfants : 431 entre mai 1966 et juin 1967, 501 en 1968.

D’emblée, ces consultations sont définies de trois manières : par la population prise en charge, par leurs finalités et par leurs modalités d’organisation. Premièrement, elles sont définies par la population prise en charge : elles « sont réservées aux enfants dont le quotient

intellectuel est égal ou inférieur à 50, que leur arriération soit simple ou accompagnée de troubles associés : troubles moteurs, sensoriels, troubles du comportement, etc… »33. Initialement, ces consultations sont destinées prioritairement aux enfants de moins de 15 ans34. Le Centre d’Observation et de Soins est lui destiné aux enfants de moins de 6 ans. Le CESAP justifie la priorité mise sur cette classe d’âge de deux manières : d’une part par l’absence de prise en charge pour ces enfants (rejetés par la PMI dès lors qu’une anomalie est repérée), d’autre part « car ce sont eux surtout qui ont réellement des possibilités

d’évolution »35.

Deuxièmement, les consultations spécialisées sont définies par les objectifs suivants :

« But des consultations :

a) Assurer l’examen et le bilan médical des enfants, les prescriptions

thérapeutiques et éducatives, y compris le démarrage de la rééducation prescrite. b) Assurer la prise en charge morale des familles, en mettant à leur disposition les moyens susceptibles d’apporter des solutions à leurs problèmes propres. c) Éviter, par la mise en œuvre de ces moyens, dans la mesure la plus large possible, l’hospitalisation des enfants pour une longue durée, cette hospitalisation ayant lieu le plus souvent dans l’attente d’un placement définitif » (Note de

renseignements concernant les consultations spécialisées réservées aux arriérés profonds et fonctionnant sous l’égide du CESAP, pour Mmes et Mrs les Directeur d’Établissements et Groupes d’Établissements, mai 1966, Archives CESAP). L’objectif général que s’est donné le CESAP –éviter l’hospitalisation des enfants « arriérés »- et qui était aussi celui du Centre d’Observations et de Soin, se retrouve dans les buts des consultations, mais il est précédé de deux autres éléments : une prise en charge des enfants et une prise en charge morale de leur famille. Seule cette double prise en charge, de l’enfant et de sa famille, est à même d’éviter l’hospitalisation des enfants. Elle est au cœur de la conception large du soin que développent les pionniers du CESAP, sur base de leurs pratiques quotidiennes auprès de ces enfants. Cette conception est large pour deux raisons. Première raison, concernant la prise en charge directe de l’enfant, elle articule la dimension médicale et la dimension éducative. Deuxième raison, la prise en charge de l’enfant suppose une prise en charge de sa famille. De ces deux facettes du soin découlera la troisième

caractéristique des consultations, qui est leur organisation sous forme d’une équipe pluridisciplinaire et leur prolongement par des « services de suite ».

33 Note de renseignements concernant les consultations spécialisées réservées aux arriérés profonds et fonctionnant sous l’égide du CESAP, pour Mmes et Mrs les Directeurs d’Établissements et Groupes d’Établissements, mai 1966, Archives CESAP.

34 Ceux qui sont plus âgés ne sont cependant pas refusés. En 1966-67, les enfants reçus en consultations ont de fait entre 0 et 15 ans, avec un nombre plus important d’enfants appartenant à la tranche d’âge 3 à 6 ans (CESAP Information, n°7, 1968). À la fin des années 1970, la population reçue par les consultations changera un peu, avec une augmentation du nombre des tout-petits (0 à 3 ans) et de celui des adolescents et adultes (Rapport d’activité des services médico-sociaux et éducatifs, 1977, document CESAP).

35 « L’action du CESAP », Intervention de Mme Zucman, Séance d’Information sur l’Arriération Mentale, CESAP, 26 octobre 1966, p.35.

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Concernant les enfants, les pionniers du CESAP insistent sur la dimension médicale, souvent négligée, de cette prise en charge. Il s’agit de prendre en considération et d’identifier l’ensemble des troubles, organiques ou psychiques, dont est atteint chaque enfant, et qu’il est nécessaire de traiter.

« Si nous abordons le problème du traitement proprement médical de

l’arriération mentale profonde, -nous n’y avons aucune prétention- mais là où nous pensons en avoir –à juste titre- c’est pour traiter la maladie de surcharge de l’arriération : la comitialité, les déformations orthopédiques, certains troubles du comportement qui, dans une certaine mesure, avec la chimiothérapie, peuvent être contrôlés, les grands rachitismes qui aboutissent si fréquemment à des fractures parfois itératives sont des aspects proprement médicaux d’une maladie

secondaire à l’arriération mentale : ils doivent et peuvent être traités. Nous attachons beaucoup de prix à cette prise en charge proprement médicale de l’enfant arriéré mental. Le Médecin n’a pas seulement la responsabilité de guérir mais simplement, quelquefois, d’améliorer » (« L’action du CESAP »,

Intervention d’E. Zucman, Séance d’Information sur l’Arriération Mentale, CESAP, 26 octobre 1966, p.37, Archives CESAP).

À partir de leurs pratiques professionnelles dans différentes disciplines médicales (la pédiatrie, la psychiatrie, la rééducation fonctionnelle et réadaptation, notamment telle que développée par Tardieu, pour les enfants atteints d’Infirmité Motrice Cérébrale), les médecins pionniers du CESAP construisent un ensemble de connaissances médicales et de possibilités thérapeutiques, pour traiter les troubles dont sont atteints ces enfants « arriérés profonds ». Ces connaissances médicales et possibilités thérapeutiques s’appuient sur « une médecine générale des enfants », sur la pédiatrie, et mobilisent les autres spécialités médicales : la psychiatrie, la rééducation fonctionnelle, la chirurgie orthopédique, etc... Cet ensemble de possibilités thérapeutiques consiste dans l’utilisation des moyens habituels de la pédiatrie (par exemple, la prescription de vitamines pour certains enfants carencés), dans l’utilisation de certains médicaments (anticomitiaux et psychotropes), de certaines chirurgies (neuro-

chirurgie), et dans une rééducation motrice (mobilisation motrice et stimulation de l’enfant). Cette prise en charge médicale s’articule à une prise en charge qualifiée

« d’éducative », et nécessitant l’intervention d’autres professionnels que le médecin. Elle se traduit essentiellement de deux manières : l’accent mis d’une part, sur le maternage, d’autre part, sur l’éducation. Le maternage est développé par les médecins du CESAP dans les institutions (notamment l’hôpital de La Roche-Guyon). Qualifié par le Dr Tomkiewick et le personnel de l’hôpital de La Roche-Guyon de « miaouthérapie », il consiste essentiellement à prendre l’enfant dans ses bras, à lui faire des câlins, et à lui parler, et ce pour lutter contre l’hospitalisme36, éveiller et stimuler l’enfant. Il permet « l’établissement d’une relation

directe et chaleureuse entre l’enfant et l’Éducatrice »37. Ce « maternage » est d’une certaine

manière la condition de possibilité d’une action éducative. Celle-ci consiste à faire acquérir à l’enfant une « autonomie pratique » c’est-à-dire lui apprendre les bases de la vie quotidienne : être propre, s’alimenter, s’habiller… L’apprentissage de ces activités est considéré pour ces enfants comme un moyen de progression, du point de vue social (socialisation de l’enfant et séparation de sa mère), de celui de l’acquisition du langage, de celui de l’acquisition de notions de base (schéma corporel, orientation spatiale), et comme la condition nécessaire pour toute éducation plus élaborée. Ce soin large est médico-social car il dépasse une prise en

36 Régression mentale ou dépression développée par un enfant séparé de sa mère brutalement ou durant de longues périodes et hospitalisé.

37 CESAP Information, n°11, 1972, p.14.

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charge médicale de l’enfant et nécessite l’intervention de différents professionnels (médecins, kinésithérapeutes, éducatrices, jardinières d’enfants…).

Mais ce soin large est aussi médico-social dans un deuxième sens, évoqué ci-dessus et que nous allons maintenant développer : la prise en charge de l’enfant passe par la prise en charge « morale » de sa famille. Soigner ces enfants, c’est permettre le développement de leurs possibilités motrices, intellectuelles et affectives, et ce dès le plus jeune âge, pour corrélativement, éviter « toute aggravation secondaire relevant des conditions de vie

inadéquates » (Tomkiewicz & Zucman, 1967, p.33). Or, ces aggravations secondaires

(rétractions, troubles du comportement…), sont analysées comme des surcharges des déficiences premières, et liées, non à la pathologie, mais à « des phénomènes partiellement

évitables nés du milieu ambiant (par exemple, l’absence de toute tentative de mobilisation ou l’absence de stimulations affectives et sensorielles) » (ibidem, p.33). Agir sur l’enfant, le

soigner et rendre possible le développement de ses capacités passe nécessairement pour ces professionnels, par une action sur le milieu dans lequel vit l’enfant, donc par une aide à la famille38, et ce le plus tôt possible. Cette action est considérée comme morale car elle consiste à modifier l’ambiance familiale, la manière dont la famille considère et réagit face à son enfant « arriéré profond ».

Il s’agit alors de « permettre une adaptation la moins mauvaise possible de la

famille à ce traumatisme psychologique réel et objectif qu’est l’apparition d’un enfant anormal. Là aussi, on peut dire que l’ambiance névrotique qui règne dans de telles familles n’est due que partiellement à ce traumatisme objectif : en effet, elle est toujours aggravée par l’ambiance sociale représentée par la famille plus lointaine, par les voisins et par les stéréotypes de pensée actuellement en

vigueur » (ibidem, p.33).

La société, le milieu social général, est considéré comme un facteur aggravant le traumatisme de la famille. En proposant à la famille un soutien moral, les professionnels transforment non seulement l’ambiance familiale, mais indirectement l’état de l’enfant, la famille agissant dès lors positivement sur son enfant. Les deux prises en charge corrélatives, mais de nature différente, médicale de l’enfant et morale de sa famille, permettent ainsi « de

dédramatiser la situation et rendent moins précaire l’équilibre familial » (ibidem, p.33) ; en

d’autres termes, parce qu’elle est un soutien à la famille et parce qu’elle propose une autre vision de l’enfant « arriéré profond », cette prise en charge permet aux familles de garder leur enfant à domicile, plus longtemps et mieux.

« La prise en charge médicale de l’arriéré très jeune se propose surtout, en

l’absence dans la grande majorité des cas, de thérapeutique étiologique possible, de réduire au minimum les surcharges motrices, somatiques et caractérielles, tout en faisant progressivement prendre conscience à la famille des possibilités et des limites réelles de l’enfant » (« Importance de la prise en charge médicale précoce

pour le traitement et le pronostic », Mme le Docteur Georges-Janet, CESAP Informations, n°7, 1968, p.9, Archives CESAP).

La prise en charge morale de la famille se traduit notamment par la volonté d’intégrer les parents dans la prise en charge médicale de l’enfant. Pour le médecin, cela signifie qu’il doit organiser sa pratique clinique à partir des questions que les parents se posent :

« Mais toute la prise en charge risque d’être compromise par la manière dont on révèle ce diagnostic [d’arriération mentale] aux parents. Pour le faire de la façon

38 Durant cette période, il est question soit de la famille de l’enfant, soit de sa mère. Nous verrons que dans la suite de son histoire, à partir des années 1990, le CESAP parlera de l’enfant et de ses parents.

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la moins traumatisante possible et donc la plus utile à l’enfant et à la famille, il convient d’avoir à l’esprit que :

-quand les parents demandent "quelle maladie a-t-il ?" ils pensent "que

deviendra-t-il ?" (le pronostic) et "à qui la faute ?" (l’étiologie). Le médecin se trouve donc obligé de répondre sur 3 points : a) nommer l’atteinte psychique et intellectuelle de l’enfant, b) prévoir le maximum de performances dont l’enfant sera capable, c) préciser l’origine de cet état » (Tomkiewicz & Zucman, 1967,

p.34).

Le médecin doit, dans les réponses qu’il donne à ces questions, expliquer aux parents ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, mais surtout, il doit leur transmettre une manière de regarder l’enfant « arriéré profond ».

« Il faut donc, tout en ne disant que la vérité, rester nuancé, modeste et aussi positif que la situation le permet. (Positif ne veut pas dire promettre la guérison impossible, ou minimiser la gravité du cas, mais offrir une aide, collaboration et possibilités d’amélioration et d’évolution). En fait, il n’y a pas de recettes toutes faites pour annoncer le diagnostic et le pronostic aux parents : les termes ont certes leur importance, mais la façon de les dire compte bien davantage. Il ne faut à aucun prix que les parents puissent sentir un dégoût ou un rejet de la part du médecin. Celui-ci montrera au contraire qu’il considère l’enfant comme un enfant "malade" donc objet de la médecine et de son intérêt et non comme un enfant "anormal", objet de réprobation ou de honte » (Tomkiewicz & Zucman, 1967,

p.34).

Le soin proposé repose sur un ensemble d’attitudes, de manières de regarder et de se comporter, face à ces enfants. Ces manières sont définies en rupture par rapport aux attitudes décrites comme méprisantes des médecins (le « il n’y a rien à faire »), elles-mêmes entraînant chez les parents deux réactions opposées : rejet ou surprotection de l’enfant. Il s’agit de considérer « l’enfant comme un enfant "malade" donc objet de la médecine et de son intérêt et

non comme un enfant "anormal", objet de réprobation ou de honte », pour progressivement

amener les parents à changer leur propre regard sur l’enfant, « à le voir » tel qu’il est : à faire « progressivement prendre conscience à la famille des possibilités et des limites réelles de

l’enfant » (cf. citation du Dr Georges-Janet, ci-dessus).

Intégrer les parents à la prise en charge de l’enfant signifie également faire collaborer les parents à la rééducation de l’enfant. Les techniques de mobilisation motrice et de

stimulation de l’enfant sont transmises à la famille39, surtout à la mère, afin d’être répétées deux ou trois fois sur la journée. Cette implication de la famille dans la rééducation motrice de l’enfant rend celle-ci plus efficace pour l’enfant et peut faciliter son évolution. Mais elle participe également de cette entreprise « d’humanisation de l’enfant arriéré profond »40 que nous venons d’évoquer :

« Au CESAP, le kinésithérapeute est le médiateur entre l’enfant et la mère. Il s’agit d’une kinésithérapie n’utilisant que des méthodes globales, rééducation comportant peu d’appareillage, pas de chirurgie. Cette kinésithérapie, enseignée aux parents ou aux aides maternelles, a valeur de stimulation éducative. Même dans les cas les plus graves, elle est mise en pratique, alors que ses buts se restreignent à la prévention ou à la limitation des déformations secondaires.

39 Ces techniques doivent aussi être transmises, dans les institutions de placement, au personnel qui s’occupe au quotidien des enfants, d’où l’accent mis par le CESAP sur les techniques de « maternage ».

40 Qui sera d’ailleurs l’un des messages répétés tout au long de sa carrière par Mme Zucman.

40

La rééducation motrice représente un facteur sécurisant, codifié et transmissible. C’est une technique relationnelle, point de départ d’un vrai contact entre les adultes et l’enfant. Le kinésithérapeute apparaît comme un moniteur

d’enseignement pour la mère ou le substitut maternel » (Compte Rendu du

Conseil Scientifique et Technique, 1970, Archives CESAP).

Comme cela apparaît dans cette citation, la mise en œuvre de cette prise en charge médico- sociale ne peut reposer uniquement sur le médecin, mais a conduit le CESAP à imaginer des équipes pluridisciplinaires41.

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