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Un « vide à remplir » 222 : les départements ministériels du maréchal de Münnich.

Des institutions à la constitution : métamorphoses de l’art des réformes.

I. Le Conseil et le Sénat : l’impossible réforme des institutions.

2. Un « vide à remplir » 222 : les départements ministériels du maréchal de Münnich.

Le maréchal de Münnich, toujours sur proposition de Catherine II, rédige en 1764 une Ebauche du Gouvernement de l’Empire de Russie, qui restera inédite jusqu’en 1774223. Soucieux de tirer les leçons de l’expérience historique de la Russie et des différentes tentatives de création d’institutions intermédiaires entre le souverain et l’Etat, il souhaite faire profiter l’Impératrice des observations qu’il a pu faire au cours de sa longue fréquentation des tsars depuis Pierre le Grand. Il garde un souvenir fort vif de la crise de 1730 et de l’expérience malheureuse de la Conférence instituée par Pierre III224, et reste convaincu que toutes les tentatives de réforme des institutions se sont soldées par des échecs à cause de l’influence néfaste des favoris.

Selon lui, l’anarchie qui régna dans le mode de gouvernement de 1730 à 1762 s’explique par le vide institutionnel que la crise de 1730 laissa entre le souverain et le Sénat :

« Un des ministres de Sa Majesté des plus éclairés me fit l’honneur de me dire : "Il y a une trop grande distance entre l’autorité suprême & le pouvoir du Sénat." C’est cette distance que j’appelle le vuide [sic] à remplir.

Il me dit en même temps : "L’on est d’opinion que l’Empereur Pierre le Grand, de glorieuse mémoire, a fait & réglé tout ce qui regarde le salut de l’Etat & que l’on n’avoit qu’à la suivre, mais qu’il étoit du sentiment que quoique que ce monarque eût plus fait qu’on ne pense, & qu’il est même inconcevable qu’un seul homme eût su faire tout ce que nous voyons, de grandes entreprises & fondations de Pierre le Grand, il restoit cependant beaucoup à régler avant que de voir tout parvenir à sa perfection, & qu’il y avoit encore bien des choses de la dernière importance à faire pour finir ce que ce grand Prince n’avoit que tracé, son décès ayant été prématuré". »225

222 L’expression est du maréchal de Münnich (1683-1767), qui fut un témoin direct du règne de Pierre

le Grand. Arrivé en Russie en 1721, il commanda dès 1724 le projet de canaux autour du lac Ladoga. De 1732 à 1741, il fut ministre de la Guerre, et se distingua par ses campagnes contre les Turcs, toutes couronnées de succès. Soutien de Pierre III, il fut pardonné par Catherine II qui lui confia de grandes responsabilités.

223 Le texte sur lequel nous nous appuyons fut publié et commenté par Francis LEY, in « Ebauche » du

Gouvernement de l’Empire de Russie, Genève, Librairie Droz, 1989.

224 Pierre III créa un Conseil composé des princes de Holstein (oncles du tsar), du comte Mordvinov, du

maréchal de Münnich, du Conseil d’Etat actuel Volkov, du Prince Volkonskij, général de la cavalerie, du Grand-Maitre d’artillerie Villebois, le Lieutenant-Général Melgunov. Ce conseil ne fonctionna pas correctement : le tsar était entièrement sous l’influence de Volkov, et les autres membres ne pesaient que fort peu sur les décisions du souverain.

Il est donc urgent de restaurer une institution pour combler ce vide, occupé fort pragmatiquement par les favoris, au préjudice de la bonne marche de l’Etat. Là encore, c’est la conscience de l’inefficacité du gouvernement de la Russie et de la nécessité de rationaliser une administration étatique largement corrompue qui préside aux choix du maréchal de Münnich : il en va de l’avenir de l’Etat. Deux principes dirigent sa réflexion : tout d’abord, la volonté de soulager le souverain de tâches jugées secondaires. Le souverain ne devrait s’occuper que des affaires essentielles pour l’Empire :

« Il est donc évident que le salut de l’Etat exige de faire occuper cette grande distance qui se trouve entre l’autorité suprême & le pouvoir du Sénat par un Conseil composé de plusieurs personnes qui se trouveroient au gouvernail, pour bien mener la barque & diriger toutes les affaires de l’Etat, pour soulager Sa Majesté l’Impératrice & lui épargner la peine d’entrer dans le détail des affaires qui ne sont pas de la dernière importance & auxquelles ses soins maternels ne suffiroient pas sans nuire à sa très précieuse santé. »226

Dans son analyse, F. Ley rappelle fort justement que de Münnich a été grandement influencé par Fénelon, chez qui il avait été reçu en 1712. L’auteur rappelle notamment une des maximes de Télémaque, très proche des conseils prodigués par le maréchal :

« Un roi ne peut se passer de ministres qui le soulagent et en qui il se confie puisqu’il ne peut tout faire… Concluez donc que l’occupation d’un roi doit être de penser, de former de grands projets, et de choisir les hommes propres à les exécuter sous lui… »227

Le second principe concerne la gestion efficace des affaires de l’Etat. Pour le maréchal de Münnich, militaire de formation, la marche de l’Etat exige un certain ordre, et cet ordre ne peut être instauré que par la distribution de fonctions dans des domaines précis. Sous la régence de la grande-duchesse Anne, le maréchal de Münnich s’était vu confier la direction d’un des trois collèges institués pour la gestion des affaires publiques – celui de la guerre228. De Münnich souhaite reprendre le principe de cette

226 MÜNNICH, in LEY F., « Ebauche » du Gouvernement de l’Empire de Russie, op.cit., §61, p.131. 227 Cité par F. LEY, in « Ebauche » du Gouvernement de l’Empire de Russie, op.cit., p.132, voir la note

de bas de page n°197.

228 Le département de la flotte et des affaires étrangères revenant au comte Ostermann, et celui des

affaires intérieures au prince Czirkaski, chancelier, secondé dans sa tâche par un vice-chancelier, le comte Golovkin.

spécialisation dans la gestion des affaires de l’Etat, seule capable de permettre une gestion rationnelle de toutes les affaires qui incombent à l’Etat. Il propose la création de cinq départements – ministère des affaires étrangères, ministère de la guerre, ministère de la marine, ministère des finances et du commerce, ministère de l’intérieur – mais n’exclut pas la possibilité d’en multiplier le nombre selon les besoins de l’Etat.

Le maréchal de Münnich entend également mettre en place un Conseil composé des directeurs des départements ministériels, qui devra débattre des affaires intérieures les moins importantes sur le plan politique.

« C’est ces cinq personnes qui formeroient le Conseil de Sa Majesté, qui lui représenteroient en abrégé les affaires & expédieroient selon les sages résolutions de la souveraine les ordonnances nécessaires au Sénat et aux Dicastères qui n’en dépendent pas directement. »229

C’est par cette réforme institutionnelle complète que l’Etat pourra être gouverné de manière rationnelle et avec une clairvoyance plus grande, chaque ministre n’ayant que sa propre partie à gérer. Mais devant la pression de la noblesse, Catherine II, une fois encore, préféra renoncer à faire appliquer ce projet.

Les tentatives d’encadrement institutionnel du Sénat – cette institution réservée à la noblesse et qui lui permettait de jouer un rôle politique à un haut niveau – semblent donc vouées à l’échec, Catherine II préférant finalement gouverner seule, avec l’appui de quelques favoris. Le rôle excessif accordé au Sénat – cette survalorisation du Sénat à laquelle aspire la noblesse russe – est une caractéristique de l’institution sénatoriale russe à la fin du XVIIIème siècle. Or, plutôt que de chercher dans la création d’un corps intermédiaire la solution aux faiblesses institutionnelles de l’Etat russe, certains nobles éclairés préféreront aborder le problème par une entrée plus politique qu’administrative, posant alors la question de la légitimité du régime autocratique et de ses fondements.

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