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Renouveler la culture politique : continuités et ruptures avec l’autocratie.

II. Renouveler les institutions.

4. L’institution sénatoriale.

Le Sénat est lui aussi l’enjeu de querelles entre les conservateurs et les libéraux. La noblesse libérale souhaitait faire de l’institution sénatoriale un puissant levier, capable d’intervenir dans la vie politique de l’Empire. En 1802-1803, le « parti sénatorial », représenté par M.M. Speranskij, P.A. Stroganov et N.S. Mordvinov324,

défendait les intérêts bien entendus de la haute noblesse. D’après les projets des membres de ce « parti sénatorial », le Sénat devait être une institution plus puissante encore que celle érigée par Alexandre Ier. Il devenait l’organe chargé d’assurer l’application de la loi fondamentale ou Constitution ; doté des mêmes tâches qu’un conseil constitutionnel, il conservait son rôle judiciaire. Selon le projet du comte P.A. Stroganov325, le Sénat était présidé par le Souverain ; en cas d’absence de ce dernier, il

assurait la régence de l’Empire, en se soumettant aux lois de l’Etat. Dans ce projet, le Sénat devient une institution puissante, à laquelle sont soumises toutes les institutions judiciaires de l’Empire, sans même passer par le Souverain. Selon M. Raeff326, le Sénat dans cette réforme devenait une sorte de Chambre des Lords, suivant le modèle anglais.

Le comte N.S. Mordvinov présente une autre conception de l’institution sénatoriale : outre l’institution judiciaire – dépendant du Souverain – il transforme le Sénat en un corps politique327, dont le pouvoir serait indépendant et les membres élus (et non plus nommés par le souverain). Cette réforme du Sénat intervient dans un projet plus général et extrêmement ambitieux : N.S. Mordvinov estime que seule la séparation des trois pouvoirs distingue un Etat despotique d’un Etat de droit (Rechtsstaat). Selon lui, un gouvernement despotique peut être autocratique ou monarchique : il est

324 Les idées défendues par le « parti sénatorial » et les nombreux projets ainsi conçus ont été étudiés

par M. RAEFF dans deux ouvrages : Michael Speransky : Staesman of Imperial Russia, 1772-1838, The Hague, 1957, notamment pp.35-36 ; et Plans for Political Reform in Imperial Russia, 1730-

1905, Englewood Cliffs, New Jersey, 1966.

325 Pour avoir le texte complet, en russe, de ce projet, avec les annotations que Stroganov a faites en

français, voir Grand-Duc Nicolas Mikhaïlovitch, Comte Paul Stroganov, Paris, Imprimerie nationale, 1905, volume II, annexe 8, n°159 « Reforma Senata », pp.301-313.

326 RAEFF, M., « Le climat politique et les projets de réformes dans les premières années du règne

d’Alexandre Ier », in Cahiers du monde russe et soviétique, I, 1961, volume II, fascicule 4, pp.415-

433.

327 Amiral MORDVINOV, « Mnenie Mordvinova o pravah Senata », in Arhiv grafov Mordvinovyh,

Sankt-Peterburg, Tipografiâ I.N.. Skorohodova, 1901-1903, tome 3, pp.221-226. Le texte date de 1802 ; le 1er mai 1802, N.S. Mordvinov lut un résumé de son opinion, qui est consigné dans le

autocratique lorsque les trois pouvoirs sont réunis en une seule et même personne ; il est monarchique lorsque deux des trois pouvoirs sont confiés à la même institution. Le seul moyen d’éviter un despotisme monarchique en Russie est de faire du Sénat un Corps

politique, formés de représentants désignés par élection. Dans ce cas, chaque région

(guberniâ) enverra deux représentants siéger dans ce corps politique, qui représentera une partie de la nation – la noblesse aristocratique. Tous ces projets inaboutis témoignent de l’importance du « parti sénatorial » et des tentatives de la noblesse aristocratique modérée pour limiter le pouvoir du tsar autocrate328.

Suite à la création du Conseil d’Etat en 1810, le Sénat voit ses prérogatives renouvelées : érigée en instance judiciaire, l’institution sénatoriale a désormais pour mission d’assurer le bon déroulement de la justice dans l’ensemble du pays. La tâche est malaisée : l’éloignement et la position excentrée du Sénat par rapport à l’Empire de toutes les Russies rendent difficiles les vérifications des procédures judiciaires dans les tribunaux régionaux et locaux. Pour améliorer l’efficacité du Sénat, celui-ci est divisé en départements : chaque affaire sera jugée en fonction du département dont elle dépend. En cas de désaccord et de prolongement des discussions au-delà de huit jours, l’affaire sera présentée au conseil général du Sénat. Le droit de faire appel d’une décision du Sénat n’est pas reconnu ; en revanche, en cas de flagrants désaccords, l’accusé pourra porter sa requête auprès du Souverain en personne, mais cette procédure doit demeurer exceptionnelle. Le Sénat, en tant qu’institution judiciaire, est aussi chargé d’attribuer les peines et de les répartir en fonction de la gravité des délits. Il est placé sous l’autorité directe du souverain. L’aile conservatrice se réjouit de la puissance que le Sénat, dominée par la noblesse, retrouve sous le règne d’Alexandre Ier ; en revanche, l’aile libérale regrette que le Sénat demeure sous l’autorité du souverain et ne bénéficie pas d’une rélle indépendance.

« Réformateur paternaliste »329, Alexandre Ier impose une réforme administrative et institutionnelle ayant pour objectif de rationaliser la gestion des affaires de l’Etat.

328 D’autres historiens remettent en cause la lecture de M. Raeff, pour qui les projets du « parti

sénatorial » avaient pour but de limiter l’autocratie. D’après David Christian, le parti sénatorial ne remettait pas en cause l’autocratie, mais souhaitait prendre une part active au pouvoir et développer une oligarchie à laquelle la haute noblesse participerait par l’intermédiaire du Sénat. Sur ce point, voir CHRISTIAN, D., « The Senatorial Party and the Theory of Collegial Government, 1801- 1803 », Russian Review, vol.38, n°3 (July, 1979), pp.298-322.

329 Nous empruntons cette formule à l’historien américain A. McCONNELL, Alexander I : the

Mais il se heurte à divers courants d’influence : toute modification institutionnelle, toute création d’une nouvelle instance se trouvent au cœur des querelles entre les conservateurs et les libéraux. C’est qu’en réalité, l’Empereur va au-delà d’une réforme administrative : en renouvelant les institutions, Alexandre Ier se tourne déjà vers une rénovation des relations de pouvoir au sein de l’Etat. Les conservateurs, qui auraient souhaité un simple retour à la politique de Catherine II, redoutent ces modifications, tandis que les libéraux dénoncent la timidité des réformes. L’historienne V.M. Bokova souligne fort justement ce contexte extrêmement tendu du règne d’Alexandre Ier :

« La critique de la politique du gouvernement, issue tant des cercles conservateurs

que des cercles libéraux, devenue un phénomène permanent à partir de 1805, ne

devait pas s’apaiser depuis lors. »330

Au sein de ces tensions, l’Empereur tente d’incarner le principe de liberté en Russie autocratique. Si le résultat n’est pas probant sur le plan politique, en revanche la libéralisation de la société est devenue réalité dans les années 1810-1820.

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