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La fonction monarchique : émergence du constitutionnalisme.

Des institutions à la constitution : métamorphoses de l’art des réformes.

II. L’ère du soupçon : l’autocratie, une monarchie dégénérée ?

3. La fonction monarchique : émergence du constitutionnalisme.

Outre ce débat sur le souverain et l’autocratie, le comte N.I. Panin se prononce dans ce texte257 en faveur de la monarchie constitutionnelle. Un seuil est dès lors franchi dans l’assimilation en Russie des expériences politiques européennes. Ce choix induit des modifications substantielles au sein de l’organisation étatique, mais aussi dans le rôle joué par le souverain dans les affaires de l’Etat.

La monarchie constitutionnelle résout la question de la légimité du pouvoir par l’adoption de lois fondamentales, en d’autres termes, par l’adoption d’une constitution.

254 Nous reprenons ici la judicieuse analyse proposée par W. Berelowitch, in « Le Discours sur les Lois

de Fonvizin : une éthique subversive », op.cit., p.198.

255 N.I. Panin emploie l’expression zloupotreblenie samovlastiâ.

256 Nous divergeons ici des conclusions de W. Berelowitch : à notre sens, la monarchie et l’autocratie

sont deux régimes différents. Le choix effectué par N.I. Panin en faveur de la monarchie est donc à interpréter comme une opposition à l’autocratie.

257 Au total, six projets politiques sont attribués à N.I. Panin. Voir l’article de PLOTNIKOV, A.B.,

« Političeskie proekty N.I. Panina », in Voprosy istorii, 2000, n°7, pp.74-84. Dans cet article, l’auteur retrace l’ensemble des projets politiques de N.I. Panin en les confrontant à la carrière de ce dernier.

Celle-ci doit définir la façon dont le pouvoir est remis au monarque, et délimiter le cadre dans lequel il peut en user. Le pouvoir légitime est un pouvoir strictement défini par la loi et lui reste soumis en toute circonstance. C’est, au fond, dans cette idée de constitution que se cristallise le souhait resté vain d’inscrire la Russie dans un Etat de droit, formulé par Catherine II dans l’Instruction.

« [Dans un Etat de droit] la politique, mode d’être de l’Etat à l’égard de la communauté sociale ou d’autres Etats, doit alors être subordonnée à des principes juridiques positifs, mais fondés en raison, qui sont la mesure de la légitimité de l’Etat et de son pouvoir. L’Etat de droit, au contraire de l’Etat absolu ou despotique, voit son pouvoir institué et délimité tout à la fois par un corps de principes, nécessairement formalisés, dont il n’est que l’instrument. Cette configuration juridico-politique est typiquement moderne […]. »258

Les lois fondamentales, auquelles sont soumis et le souverain et les institutions politiques du pays, sont la garantie des citoyens contre l’arbitraire du monarque :

« Car seules les lois, qui ne supportent rien au-dessus d’elles, devraient gouverner. »259

« Car un pouvoir, qui se situe au-dessus de toutes les lois de la justice naturelle, ne peut pas être légitime. »260

Pour N.I. Panin, la législation fondamentale doit assurer le respect de la liberté et de la propriété, et restaurer la monarchie au sens plein du terme, libérée de la forme abâtardie qu’elle avait prise dans l’autocratie :

« En recherchant le bien le plus grand pour les Etats et pour les peuples, et en recherchant la mesure véritable de tous les systèmes législatifs, nous trouverons nécessairement deux points primordiaux, précisément ceux dont il vient d’être question : la liberté et la propriété. Ces deux privilèges […] doivent être institués à la fois dans la construction physique de l’Etat et dans les caractéristiques morales de la nation. »261

258 KERVEGAN, J.-F., « Hegel et l’Etat de droit », in Archives de Philosophie, 1987, n°50, pp.55-94. 259 « […] ibo pravit’ dolženstvovali by zakony, koi vyše sebâ ničego ne terpât. » PANIN, N.I., « Proekt

o fundamental’nyh gosudarstvennyh zakonah (v zapisi D.I. Fonvizina) », Konstitucionnye proekty

Rossii, XVIII-načalo XX v., op.cit., p.277.

260 « […] ibo ne možet byt’ zakonna vlast’, kotoraâ stavit sebâ vyše vseh zakonov estestvennago

pravosudiâ. », PANIN, N.I., « Proekt o fundamental’nyh gosudarstvennyh zakonah (v zapisi D.I. Fonvizina) », Konstitucionnye proekty Rossii, XVIII-načalo XX v., op.cit., p.281.

261 Idem, p.286 : « Pri izsledovanii, v čem sostoit veličajšee blago gosudarstv i narodov, i čto est’

La monarchie constitutionnelle se doit de respecter les droits imprescriptibles de l’être humain : l’Etat est donc institué en faveur du bien commun et des êtres qu’il administre, et non pas en faveur de la seule personne du souverain. La fonction même du souverain en est radicalement changée : si, pour désigner le souverain autocrate, le comte N.I. Panin a recours au terme russe de gosudar’, en revanche, pour désigner le monarque, chef d’une monarchie constitutionnelle, il utilise un terme étranger, un calque : monarh. « Autocrate » (gosudar’, samoderžec, samovlastnik) est donc perçu comme une notion russe, tandis que « monarque » correspond à une tradition politique étrangère. Le monarque, dont les deux vertus cardinales sont la justice (pravota) et la modération ou la tempérance (krotost’), exerce la souveraineté d’une manière nouvelle : si l’autocrate dirigeait un pays, le monarque se met au service de l’Etat.

« Le souverain doit toujours être empli de cette grande vérité qu’il est instauré pour l’Etat, et que son propre bien doit être inséparable du bonheur de ses administrés. »262

« Le Souverain est le premier serviteur de l’Etat. »263

La personne du monarque doit incarner l’âme de la nation. A la question « qu’est- ce que le souverain ? », N.I. Panin répond : « l’âme de la société qu’il dirige », ou encore : « l’âme du corps politique »264. On peut voir ici une influence assez nette de la conception anglaise de la monarchie, régime le plus ouvert et le plus équilibré aux yeux des Russes modérés. Les prérogatives du monarque anglais, représentant de la nation britannique dans sa religion et dans ses mœurs, ont servi de modèle au monarque russe élaboré par N.I. Panin : il devra confesser la foi orthodoxe, assurer les bonnes mœurs de la nation par sa vie personnelle, et respecter les lois fondamentales.

La volonté d’instaurer une monarchie constitutionnelle en Russie suscite naturellement bien d’autres remaniements fondamentaux : les sujets de l’Empire

imenno te, o koih teper’ razsuždaemo bylo : vol’nost’ i sobstvennost’. Oba sii preimuŝestva […] dolžny byt’ ustroeny soobrazno s fizičeskim položeniem gosudarstva i moral’nym svojstvom nacii. »

262 Idem, p.281 : « Dolžen On byt’ vsegda napolnen seû velikoû istinoû, čto On ustanovlen dlâ

Gosudarstva, i čto sobstvennoe Ego blago ot ŝastiâ Ego poddannyh dolženstvuet byt’ nerazlučno. »,

263 Idem, p.283 : « GOSUDAR’ est’ pervyj služitel’ Gosudarstva. ».

264 Expressions en russe : « duša pravimago Im obŝestva » et « duša političeskago tela ». PANIN, N.I.,

« Proekt o fundamental’nyh gosudarstvennyh zakonah (v zapisi D.I. Fonvizina) », Konstitucionnye

doivent recevoir la citoyenneté et peuvent participer à la vie politique de leur pays. Les citoyens265 forment le « corps politique » de la nation :

« Là où l’arbitraire d’un seul est la loi suprême, en cet endroit un lien général ne peut pas exister ; dans cet endroit il y a un Etat, mais non pas une Patrie ; il y a des administrés, mais non pas des citoyens, non pas un corps politique, dont les membres pourraient s’associer par le nœud de droits et de devoirs réciproques. »266

Des droits et des devoirs réciproques lient les citoyens entre eux dans l’espace de leur liberté politique. Le droit civil gère les rapports entre citoyens, tandis que le droit public règle leurs relations avec l’Etat.

« Le bonheur véritable du Souverain et de ses administrés est complet, lorsque tous se trouvent dans cette tranquillité d’esprit, qui provient de la conviction intérieure de sa sécurité. Telle est la liberté politique immédiate de la nation. »267

Ce projet du comte N.I. Panin pose des jalons pour les développements ultérieurs de la pensée de l’Etat en Russie : en posant la question de la légitimité, en récusant la légalité comme condition suffisante de l’exercice du pouvoir, en choisissant la monarchie constitutionnelle contre toute justification de l’autocratie, il rompt avec les projets officiels de la noblesse éclairée – auxquels il participa d’ailleurs lui-même quelque temps plus tôt –, et prend le risque d’évoquer d’autres destinées politiques pour la Russie, d’autres modes de gouvernement s’inspirant des théories libérales de l’Etat et des pratiques nouvelles qui voient alors le jour en Europe.

Parlementarisme, représentation nationale, monarchie constitutionnelle : tous les

éléments sont en place pour que puisse émerger une réflexion à portée plus politique

265 Sur l’évolution de la notion de « citoyen », voir l’article d’A.A. Alekseev, « Istoriâ slova graždanin

v XVIII v. », in Izvestiâ AN SSSR, Seriâ literatury i âzyka, n°31, vol.1, 1972, pp.69-85. L’auteur souligne les différentes utilisations du terme citoyen (graždanin) : on s’aperçoit alors que le terme ne recouvre jamais le sens qu’on lui donne en français. Pour Catherine II, un citoyen est un habitant d’un Etat ordonné, jouissant de sa liberté, de droits civiques, mais pas nécessairement de droits politiques.

266 « Gde že proizvol odnogo est’ zakon verhovnyj, tamo pročnaâ obščaâ svâz’ i suŝestvovat’ ne možet ;

tamo est’ Gosudarstvo, no net Otečestva ; est’ poddannye, no net graždan, net togo političeskago tela, kotorago členy soedinâlis’-by uzlom vzaimnyh prav i dolžnostej. » PANIN, N.I., « Proekt o fundamental’nyh gosudarstvennyh zakonah (v zapisi D.I. Fonvizina) », op.cit., p.276.

267 « Istinnoe blaženstvo GOSUDARÂ i poddanyh togda soveršenno, kogda vse nahodâtsâ v tom

spokojstvii duha, kotoroe proishodit ot vnutrennâgo udostovereniâ o svoej bezopasnosti. Vot prâmaâ političeskaâ vol’nost’ nacii. » PANIN, N.I., « Proekt o fundamental’nyh gosudarstvennyh zakonah (v zapisi D.I. Fonvizina) », op.cit., p.285.

qu’administrative sur la légitimité des fondements mêmes des institutions de l’Empire autocratique de toutes les Russies.

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