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Légalité et légitimité : quelle souveraineté pour l’autocrate ?

Des institutions à la constitution : métamorphoses de l’art des réformes.

II. L’ère du soupçon : l’autocratie, une monarchie dégénérée ?

2. Légalité et légitimité : quelle souveraineté pour l’autocrate ?

Une note inédite 242 du comte N.I. Panin, datant sans doute de 1783 et rédigée par D.I. Fonvizin, est révélatrice des positions de ce dernier : précepteur du tsarévitch Paul, qui lui voue une solide amitié, le comte espère l’influencer de sorte que le futur Paul Ier

241 MONNIER, A., « Une utopie russe au siècle de Catherine », in Cahiers du monde russe et

soviétique, vol.XXIII (2), 1982, p.192 et p.195.

242 Pour le texte complet de ce projet, voir « Proekt N.I. Panina o fundamental’nyh gosudarstvennyh

zakonah (v zapisi D.I. Fonvizina) », in BERTOLISSI, S. et SAHAROV, A.N., Konstitucionnye

proekty Rossii, XVIII-načalo XX v., Moskva, RAN, Institut istorii, 2000, pp.275-288. Le texte avait

été publié une première fois dans l’ouvrage établi par E.S. ŠUMIGORSKIJ, Imperator Pavel I. Žizn’

i carstvovanie, Sankt-Peterburg, Tipografiâ Pervoj Sankt-Peterburgskoj Trudovoj Arteli, 1907, pp.4-

évolue vers le constitutionnalisme. Ce texte, bien connu des historiens, a suscité de nombreuses interprétations, dans deux directions essentielles : certains historiens soviétiques voient en N.I. Panin un opposant systématique à Catherine II et donc à la monarchie243, en raison de l’influence de Rousseau244 ; d’autres chercheurs245 ont mis en évidence l’influence allemande de la philosophie du droit naturel, et du droit des gens élaboré par Christian Wolff : dans cette perspective, la monarchie ne doit pas nécessairement être limitée, mais elle doit reposer sur des bases légales. La meilleure étude de ce texte a été réalisée par l’historien M.M. Safonov246, qui éclaire le sens de ce texte en fonction de l’arrière-plan historique. De même, M.W. Berelowitch247 rappelle les circonstances de rédaction et souligne notamment les zones d’ombre de ce texte : à ses yeux, il s’agit là d’une œuvre passionnée, fondée sur l’opposition classique entre le souverain céleste et le souverain terrestre. Ces deux dernières études sont incontournables et nous nous appuierons en partie sur leurs conclusions dans notre travail. Notre lecture s’éloigne toutefois de la perspective éthique pour interpréter le texte de N.I. Panin davantage d’un point de vue politique, tout en soumettant le texte à une analyse lexicale lorsque cela s’avère nécessaire ; par ailleurs, nous considérons que N.I. Panin s’oppose à l’autocratie, et non à la monarchie – ce qui modifie quelque peu nos conclusions. Dans cette perspective, la question de la légitimité, soulevée par N.I. Panin, devient alors fondamentale, car elle fait signe vers un autre ordre politique et vers une redéfinition de la nature du pouvoir.

Selon nous, le mouvement même de N.I. Panin et D.I. Fonvizin témoigne d’une certaine audace : pour la première fois, un homme d’Etat russe se tourne vers l’origine

243 Sur la « fronde nobiliaire », voir GUKOVSKIJ, G.A., Dvorânskaâ fronda v literature 1750-yh –

1760-yh godov, Moskva, Leningrad, Nauka, 1936.

244 L’influence de Rousseau sur la culture russe a été étudiée par Û. Lotman dans un article

fondamental : LOTMAN, Û.M., « Russo i russkaâ kul’tura XVIII veka », in Epoha prosveŝeniâ, Leningrad, Nauka, 1967, pp.208-281.

245 On se tournera ici essentiellement vers les analyses de Marc Raeff, « Les Slaves, les Allemands et

les Lumières », Canadian Slavic Studies, I, 4 (Winter 1967), pp.521-551 ; du même auteur, Plans for

Political Reform in Imperial Russia, 1730-1905, Englewood Cliffs, N.J., Prentice-Hall, 1966.

246 L’étude de M.M. Safonov est extrêmement détaillée ; elle restitue l’histoire des différentes versions

et des copies du texte, et s’accompagne d’une bibliographie presque complète. Voir SAFONOV, M.M., « Konstitucionnyj proekt N.I. Panina - D.I. Fonvizina », Vspomogatel’nye istoričeskie

discipliny, VI, 1974, pp.261-280.

247 Dans un article consacré à ce texte : BERELOWITCH, W., « Le Discours sur les lois de Fonvizin :

une éthique subversive », Cahiers du Monde russe et soviétique, XXX (3-4), juillet-décembre 1989, pp.193-206.

du pouvoir autocratique pour questionner la légitimité du pouvoir du souverain ; quelque quarante ans plus tard, cette question fondamentale sera au cœur du renouvellement de la pensée politique russe, élaboré par les Républicanistes. L’enjeu est fondamental : alors que Catherine II s’est efforcée de soutenir – dans son discours tout au moins – la légalité du pouvoir en survalorisant l’idée d’un règne de la loi, le comte N.I. Panin rappelle que la légalité ne suffit pas à garantir de la légitimité d’un pouvoir et à en faire une autorité réellement acceptée par l’ensemble des citoyens. Cette position s’inscrit délibérément dans le courant des théories contractualistes, et l’influence de John Locke s’y fait tout particulièrement sentir248 :

« Qui ignore que toutes les sociétés humaines sont fondées sur des obligations respectives et acceptées librement, qui se dissolvent aussitôt qu’on cesse de les observer. Les obligations entre le Souverain et ses administrés, de la même manière, sont consenties librement. »249

L’exigence de légitimité est d’autant plus nécessaire qu’en russe, la distinction entre légalité et légitimité n’est pas opératoire, le terme zakonnost’ les désignant indistinctement. La culture politique russe du XVIIIème siècle reste par conséquent en grande partie aveugle à la question de l’origine du pouvoir et, bien que le lexique en soit calqué sur les théories européennes, il ne transfère pas toujours les problématiques qui devraient accompagner les concepts.

Pour le comte N.I. Panin, la légitimité du pouvoir se définit selon deux critères : l’origine du pouvoir du monarque et la finalité de l’Etat. A ses yeux, il est indubitable que le pouvoir du souverain a une double origine, dans laquelle le souverain lui-même n’intervient pas. En premier lieu, ce pouvoir lui vient de Dieu ; à l’image de Dieu qui ne fait que le bien, le souverain, à son tour, se doit de n’intervenir que pour le bien de son

248 On comparera l’extrait de projet de N.I. Panin avec ces remarques de J. Locke : « Les hommes, ainsi

qu’il a été dit, étant tous naturellement libres, égaux et indépendants, nul ne peut être tiré de cet état, et être soumis au pouvoir politique d’autrui, sans son propre consentement, par lequel il peut convenir avec d’autres hommes de se joindre et de s’unir en société […]. » LOCKE, J., Deuxième

traité du gouvernement civil (1690), traduction de D. Mazel, Paris, Garnier-Flammarion, 1992 (2e

édition corrigée), chapitre VIII, §95, pp.214-215. Ou encore : « Toutes les sociétés politiques ont commencé par une union volontaire, et par un accord mutuel de personnes qui ont agi librement, dans le choix qu’ils ont fait de leurs gouverneurs, et de la forme du gouvernement. » Idem, chapitre VIII, §102, p.220.

249 « Kto ne znaet, čto vse čelovečeskie obâzannosti osnovany na vzaimnyh dobrovol’nyh

obâzatel’stvah, koi razrušaûtsâ tak skoro, kak ih nablûdat’ perestaût. Obâzatel’stva meždu GOSUDAREM i poddanymi sut’ ravnym obrazom dobrovol’nyâ. » PANIN, N.I., « Proekt o fundamental’nyh gosudarstvennyh zakonah (v zapisi D.I. Fonvizina) », in Konstitucionnye proekty

peuple. Tout monarque doit donc posséder une certaine vertu avant de monter sur le trône, sans quoi le faste du trône ne sera que vanité. Mais le pouvoir lui vient aussi du peuple lui-même ; N.I. Panin rappelle que le monarque ne reçoit sa souveraineté et son pouvoir que des mains du peuple, qui les lui confie :

« […] et si la Nation peut exister sans le Souverain, le Souverain, lui, ne peut pas exister sans la Nation, si bien qu’il est évident que le pouvoir premier se trouvait dans les mains de la Nation, et que, lorsque le Souverain a été institué, la question n’était pas de savoir de quoi il gratifiait la nation, mais de quel pouvoir la nation le revêtait. »250

L’origine du pouvoir confié au souverain se trouve dans la « nation » : dès lors, un monarque bénéficiant d’un pouvoir autre que celui donné par cette « nation » ne peut être considéré comme légitime.

La finalité de l’exercice du pouvoir permet également de juger de la légitimité ou de l’illégitimité des autorités politiques. En effet, si un souverain utilise le pouvoir qui lui est conféré par la nation à des fins personnelles, alors il usurpe le pouvoir qui lui a été confié. Tout souverain doit agir en vue du bien commun (obŝee blago) : son pouvoir n’est pas destiné à lui seul, mais, provenant de la nation, il doit être utilisé en faveur de la nation toute entière.

Si un seul de ces deux principes n’est pas respecté, le pouvoir est rendu illégitime et le monarque n’est plus qu’un despote ; l’Etat n’est alors qu’une structure creuse :

« Qu’est-ce alors que l’Etat ? C’est un colosse qui tient debout grâce à des chaînes. Que les chaînes viennent à se défaire, et le colosse tombe et se brise de lui-même. Il est rare que le caractère despotique, qui naît habituellement de l’anarchie, ne revienne pas à nouveau avec elle. »251

La réflexion du comte N.I. Panin sur l’origine et la nature du pouvoir le conduit nécessairement à condamner l’autocratie et à élaborer, dans un texte tardif, une

250 « […] i est’ li ona [naciâ] bez GOSUDARÂ suŝestvovat’ možet, a bez neâ GOSUDAR’ ne možet, to

očevidno, čto pervobytnaâ vlast’ byla v eâ rukah, i čto pri ustanovlenii GOSUDARÂ ne o tom delo bylo, čem on naciû požaluet, a kakoû vlastiû ona Ego oblekaet. » PANIN, N.I., « Proekt o fundamental’nyh gosudarstvennyh zakonah (v zapisi D.I. Fonvizina) », Konstitucionnye proekty

Rossii XVIII-načalo XX v.op.cit., p.280.

251 « I togda čto est’ Gosudarstvo ? Koloss, deržavšijsâ cepâmi. Cepi razryvaûtsâ, koloss upadaet i sam

soboû razrušaetsâ. Despotničestvo, razdaûŝeesâ obyknovenno ot anarhii, ves’ma redko v nee opât’ ne vosvraŝaetsâ. » PANIN, N.I., « Proekt o fundamental’nyh gosudarstvennyh zakonah (v zapisi D.I. Fonvizina) », Konstitucionnye proekty Rossii XVIII-načalo XX v.op.cit., p.280.

virulente critique de l’Etat russe. Son argumentation consiste à souligner les contradictions que lui offre le tableau de l’Empire russe : un territoire immense, mais dont la vie économique se concentre dans deux villes seulement (Saint-Pétersbourg et Moscou) ; un Empire à l’armée puissante, mais que chaque bataille perdue fait vaciller dans son organisation interne ; un Empire qui attire l’attention du monde entier par sa gloire, mais dont tout paysan est soumis à un rude esclavage ; un Empire qui donne des souverains aux autres pays, mais dont le propre trône dépend des conspirations et des révolutions de palais ; un Empire dont les décrets se multiplient en se contredisant, mais qui ne dispose pas d’une législation fiable ; un Empire qui confond le favoritisme et la vertu. Toutes ces contradictions sont, pour le comte N.I. Panin, constitutives de ce régime politique spécifiquement russe qu’est l’autocratie. L’Etat autocratique n’est semblable à aucun autre : ni le despotisme, ni le gouvernement monarchique ou aristocratique, et encore moins la démocratie ne peuvent soutenir la comparaison avec l’autocratie russe.

« Un Etat qui n’est pas despotique : car la nation ne s’est jamais donnée au Souverain selon un gouvernement arbitraire, et a toujours eu des tribunaux civils et pénaux, dont l’obligation était de défendre l’innocence et de condamner les crimes ; ce n’est pas un Etat monarchique : car il ne dispose pas de lois fondamentales ; ce n’est pas une aristocratie : car son gouvernement suprême est une machine sans âme, qui se meut uniquement selon le bon vouloir du Souverain ; et on ne peut pas comparer à une démocratie une terre, dont le peuple, enfoncé dans l’obscurité d’une ignorance profonde, porte le fardeau d’un servage cruel. »252

Une attention aux termes253 utilisés dans ce texte permet une analyse plus précise

et plus nuancée : dans ce projet, que l’on peut interpréter comme un plaidoyer pour un monarque vertueux, les auteurs emploient deux termes différents : samoderžavnyji et

252 « […] gosudarstvo ne despotičeskoe : ibo naciâ nikogda ne otdavala sebe GOSUDARÛ v

samovol’noe Ego upravlenie i vsegda imela tribunaly graždanskie i ugolovnye, obâzannye zaŝiŝat’ nevinnost’ i nakazyvat’ prestupleniâ ; ne monarhičeskoe : ibo net v nem fundamental’nyh zakonov ; ne aristokratiâ : ibo verhovnoe v nem pravlenie est bezdušnaâ mašina, dvižimaâ proizvolom GOSUDARÂ ; na demokratiû že i pohodit’ ne možet zemlâ, gde narod, presmykaâsâ vo mrake glubočajšago nevežestva, nosit bezglasno bremâ žestokago rabstva. » PANIN, N.I., « Proekt o fundamental’nyh gosudarstvennyh zakonah (v zapisi D.I. Fonvizina) », Konstitucionnye proekty

Rossii, XVIII-načalo XX v., op.cit., p.287.

253 Une étude lexicale des mots désignant le souverain et/ou l’autocrate a déjà été réalisée par Isabel DE

MADARIAGA, « Autocracy and sovereignty », Canadian-American Slavic Studies, XVI, 3-4 (Fall- Winter 1982), pp.369-387. L’auteur indique un certain flou dans l’usage des mots souverain et

autocrate. A la fin du XVIIIe siècle, ces termes sont encore synonymes ; mais à l’époque des

Républicanistes, les hésitations conceptuelles sont levées : l’autocrate (samovlastnyj) est rangé aux côtés du despote et du tyran.

samovlastnyj, qui désignent tous deux le monarque autocrate254. Toutefois, on voit

apparaître un glissement entre les deux termes : le mot samoderžavnyji contient visiblement une connotation positive de la puissance du souverain, tandis que le mot

samovlastnyj possède déjà une coloration négative, puisqu’il désigne l’arbitraire255 du pouvoir tyrannique. N.I. Panin distingue donc deux conceptions du pouvoir monarchique : l’un, limité, reçoit le nom de monarchie ; l’autre, illimité, est une autocratie, elle ne peut prétendre à la dénomination de monarchie256. La condamnation est sans appel : l’autocratie, monstre hybride réunissant les tares de tous les autres régimes politiques, concilie illégitimité du pouvoir et légalité de façade. C’est elle, et non plus l’inadéquation des institutions administratives, qui est explicitement identifiée comme la cause unique des déboires politiques de la Russie. Le mal est dès lors identifié : c’est l’autocratie en tant que telle qui deviendra, pour les générations suivantes, l’ennemi à abattre. Ce n’est plus l’inquestionnable certitude que Catherine II présupposait constamment dans l’Instruction. Dès lors que l’autocratie n’est plus le seul modèle de référence, on peut envisager d’autres possibles politiques.

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