• Aucun résultat trouvé

Servitude et liberté dans l’Empire de toutes les Russies.

La Russie impériale à l’épreuve

II. Politique intérieure : une remise en cause de l’Empire.

1. Servitude et liberté dans l’Empire de toutes les Russies.

Dans l’ensemble de la Russie, les paysans serfs étaient attachés au sol, et vendus avec la propriété, comme du simple bétail ; Alexandre Ier tenta de remédier à cet état des choses, mais les décrets qu’il prit ne furent jamais appliqués. Sous son règne, le servage continua à se développer, malgré les interdictions réitérées de vendre des êtres humains. Les paysans gémissaient sous le joug du servage dans l’ensemble de l’Empire. Dans ce domaine toutefois, les provinces baltiques formaient une exception considérable : le 20 février 1804, fut instauré le statut des ruraux de Livonie, conférant davantage de libertés aux paysans. Par la suite, la réforme de 1816-1819 accordait aux paysans la liberté personnelle : ceux-ci étaient donc affranchis du servage, et conservaient leurs outils de travail ; les propriétaires, quant à eux, gardaient leurs terres391. De cette réforme

émergea une condition dite des « paysans libres » (vol’nye krest’âne)392. La liberté

personnelle fut accordée aux paysans des provinces baltes en trois étapes successives, en 1816, 1817 et 1819. La première étape concerne les paysans estoniens, dont le statut de « paysans libres » fut promulgué par les décrets du 23 et du 25 mai 1816 : tous les paysans devaient être progressivement libérés du servage au cours des quatorze années à venir. Selon ce statut, les nouveaux « paysans libres » conservent par devers eux leur maison, leur potager, le bétail dont ils disposent et leurs outils de travail ; les terres sont laissées aux propriétaires, et les paysans doivent louer leur travail à ces propriétaires fonciers. Ainsi, les « paysans libres » peuvent assurer la nourriture de leurs familles. Ceux qui le désirent ont la possibilité de louer des terres aux propriétaires fonciers. Cet affranchissement du servage assure aux paysans tous les droits civils dont disposent les autres citoyens de l’Empire. Outre la liberté des individus, le nouveau statut reconnaît aux paysans libres le droit de propriété :

391 Voir le « Statut des paysans esthoniens [sic] » du 23 mai 1816 (Polnoe Sobranie Zakonov,

vol.XXXIII, n°26277-26280) ; le « Statut des paysans curoniens » du 25 août 1817 (Polnoe sobranie

zakonov, vol.XXXIV, n°27024) ; le nouveau « Statut des paysans livoniens » du 26 mars 1819

(Polnoe sobranie zakonov, vol.XXXVI, n°27735). Tous ces statuts sont rédigés en langues russe et allemande. Le statut des paysans estoniens sert de modèle pour les autres : on retrouve la même organisation du texte ; les quelques modifications sont dues au respect des institutions déjà en place et spécifiques aux provinces baltes.

392 « Kurlanskie krest’âne, nahodivšiesâ dosele v krepostnoj zavisimosti, po osvoboždenii ot onoj,

sostavât svobodnoe soslovie krest’ân. », Polnoe sobranie zakonov, tome XXXIV, n°27024, Kniga I, gl.I, §1, pp.568-569.

« Le paysan estonien a le droit d’acquérir, en possession héréditaire ou en propriété, des terres et d’autres biens immeubles. »393

« Le paysan estonien a le droit d’acquérir des biens mobiliers et immobiliers, de les posséder, et d’en disposer par tous les moyens, légalement autorisés, aux autres citoyens de l’Empire Russe. »394

Selon le statut, les paysans peuvent transmettre cette propriété à leurs enfants, en établissant un testament ou non. Les paysans estoniens libres sont également invités à former des sociétés (mirskie obŝestva en russe, ou Bauer-Gemeinde en allemand) selon les trois degrés du maillage administratif : sociétés villageoises (sel’skie mirskie

obŝestva), sociétés de district (volostnye mirskie obŝestva) ou sociétés urbaines de

paysans (gorodskie mirskie obŝestva). Ces sociétés ont pour but de récolter les impôts, de gérer les différends entre paysans, d’assurer la transition entre deux moissons, d’éviter les famines, etc. ; chacune dispose d’une police. Dans chaque société, les paysans élisent, parmi les propriétaires, un doyen (starosta) ainsi que son aide, pour trois ans. Cela permet aux paysans libres de s’organiser en communautés autonomes. Le même système est adopté dans la province de Courlande et dans celle de Livlande, respectivement en 1817 et 1819. Tous les paysans libres ont accès à la propriété privée de biens immobiliers, sauf pour la terre pour les paysans en Courlande395. Ce statut très

libre des paysans des provinces baltes créait un fossé infranchissable entre les paysans des contrées russes, soumis au servage, aux redevances multiples et à l’arbitraire d’un maître, et les paysans baltes, habitués à la liberté personnelle. Cet affranchissement des serfs des provinces baltes se justifie par la politique générale menée à l’intérieur de l’Empire : pour respecter les différentes traditions politiques des différentes ethnies de l’Empire, les régions situées en marge et rattachées récemment à l’édifice étatique conservaient généralement leurs us et coutumes. Mais l’intérêt que l’Empereur portait à

393 « Estlândskij krest’ânin imeet pravo priobretat’ v nasledstvennoe vladenie ili sobstvennost’ zemli i

drugie nedvižimye imuŝestva. », Polnoe sobranie zakonov, tome XXXIII, n°26278, Kniga I, otdelenie I, §5, p.674. Cette phrase est reprise intégralement dans un autre oukaze sur les paysans estoniens, in Polnoe sobranie zakonov, tome XXXIII, n°26279, Kniga I, gl. I, §4, p.728.

394 « Estlânsdkij krest’ânin imeet pravo priobretat’ dvižimye i nedvižimye imuŝestva, vladet’ onymi, i

raspolagat’ vsemi pozvolennymi po zakonam pročim graždanam Rossijskoj Imperii sposobami. »,

Polnoe sobranie zakonov, tome XXXIII, n°26279, Kniga II, gl.III, §126, p.751.

395 Voir Polnoe sobranie zakonov, tome XXXIV, n°27024, kniga I, gl.I, §4, p.569 : « Kurlanskij

krest’ânin imeet pravo priobretat’ v nasledstvennoe nasledie nedvižimye imuŝestva ; no čto kasaetsâ do prava sobstvennosti na zemli, to onym pol’zuetsâ on na tom tol’ko osnovanii, na kakom dozvoleno sie zemskimi uzakoneniâmi neprirodnym žitelâm kraâ (non indigenae). »

la paysannerie des provinces baltes ne se résume pas uniquement à un respect de différentes traditions politiques : il correspondait également à un dessein politique avéré. En effet, comme nous l’avons vu dans la Charte, Alexandre Ier ne cautionnait pas le servage ; il souhaitait réellement abolir cette institution aussi inhumaine que peu dynamique sur le plan économique, mais les modalités de l’abolition du servage étaient extrêmement difficiles à déterminer. Aussi les provinces baltes devaient-elles servir de laboratoire expérimental pour une éventuelle libération des serfs dans le reste de l’Empire russe396.

Le nouveau statut des paysans de Livonie et de Courlande suscita des réactions diverses. Les conservateurs en furent mécontents, qui craignaient que ce statut ne s’étende à l’ensemble de l’Empire : or, à leurs yeux, le servage était une instititution propre à la Russie, qui fondait le pouvoir et la puissance de la noblesse. Ainsi, D.P. Troŝinskij s’inquiéta de cette différence de traitement, au nom de la cohésion de l’Empire, qui reposait sur l’uniformité des réglementations dans les provinces de l’Empire. Dès 1810, D.P. Troŝinskij insistait sur la nécessité d’uniformiser les droits des citoyens dans l’ensemble de l’Empire :

« Il est donc nécessaire que, dans l’ensemble de l’Empire, sans distinction des provinces, districts ou villes, les habitants trouvent tous, sans exception, une égale protection des lois dans les lieux mêmes où ils vivent. »397

A l’inverse, les libéraux, qui condamnaient le servage398, saluaient l’initiative de l’Empereur. On soulignera en effet quelques tentatives pour libérer les paysans : V.F. Raevskij et I.D. Âkuškin399, futurs Républicanistes, envisageaient de libérer leurs

396 Nous rejoigons ici les thèses de M. RAEFF, « Le climat politique et les projets de réformes dans les

premières années du règne d’Alexandre 1er », in Cahiers du Monde russe et soviétique, I, 1961, volume II, fascicule 4, pp.415-433. La même interprétation est reprise par S.V. MIRONENKO, dans son ouvrage déjà cité, Stranicy tajnoj istorii samoderžaviâ.

397 « I tak nužno, čtoby žiteli na vsem prostranstve imperii, bez različiâ gubernij, uezdov ili gorodov,

nahodili vse, bez iz’âtiâ, ravnoe pokrovitel’stvo zakonov v samyh mestah svoego žitel’stva. » TROŜINSKIJ, D.P., « Zapiski o ministerstvah », chapitre XII, in Sbornik russkogo istoričeskogo

obŝestva, 1868, tome III, p.100.

398 N.I. Turgenev comparait la corvée (barŝina) à l’esclavage des Noirs dans les plantations ; voir lettre

de N.I. Turgenev à son frère Sergej, datée de 1818, in Dekabrist N.I. Turgenev – pis’ma k bratu S.I.

Turgenevu, 1811-1821 gg., Moskva, Leningrad, AN SSSR, 1936, lettre n°120, p.263.

399 De même, I.D. Âkuškin rapporte dans ses mémoires comment il libéra ses paysans de la corvée ; in

ŠTRAJH, S.Â. (réd.), Zapiski, stat’i, pis’ma dekabrista I.D. Âkuškina, Moskva, AN SSSR, 1951, p.32.

paysans en leur accordant le lopin de terre attenant à leur isba. A leurs yeux, la politique de l’Empereur attirait un reproche : le refus d’étendre cette liberté à l’ensemble des paysans de l’Empire, et donc de toucher à l’institution du servage. Cette gestion différenciée tant décriée ne se limitait pas à la condition des paysans : elle concernait aussi les régimes politiques des régions.

Outline

Documents relatifs