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L’autocrate et le physiocrate : un despotisme rationnel ?

un vocabulaire moderne pour une autocratie traditionnelle.

I. Le « despotisme légal » : un exercice éclairé du pouvoir ?

3. L’autocrate et le physiocrate : un despotisme rationnel ?

Si, dès le début de son règne, Catherine II fait des emprunts féconds à la pensée européenne, ce n’est pas tant du côté des conceptions politiques que du souci permanent de rationalisation de l’appareil étatique. En effet, autocrate et despote, l’Impératrice se veut néanmoins modérée et éclairée : elle entend user de ses prérogatives pour assurer le bien-être de tous les citoyens et la prospérité économique de la nation. L’ambition de Catherine II de donner à la Russie une stature internationale croise ici les préoccupations des physiocrates qui,

« fidèles au postulat des Lumières selon lequel l’échange a un pouvoir créateur, proclament la nécessité, pour le despote du royaume agricole, de libérer les flux de biens et de main d’œuvre et de soutenir une politique de construction et d’entretien des voies de communication dont ils proposent la Chine en exemple. »152

Les physiocrates français, convaincus de la nécessité d’un pouvoir politique fort pour mener à bien les réformes et travaux nécessaires pour favoriser les échanges et enrichir l’Etat, en appellent à un « despotisme légal »153 :

« Despotisme, c’est-à-dire force supérieure à toute force privée, appartenant à un maître qui en est Propriétaire à titre patrimonial ; mais légal, c’est-à-dire qu’il n’est que pour garantir à chacun ses propriétés, et pour donner à tous la connaissance de l’ordre naturel et social, pour dissiper l’ignorance, et réprimer les usurpations. »154

Le visage du souverain ainsi dessiné est fort séduisant pour Catherine II. En effet, tout en s’inscrivant dans la continuité de la tradition autocratique russe, le despotisme légal présente l’avantage d’être compatible avec ce que l’Impératrice a retenu de Locke

152 MATTELARD, A. et M., Histoire des théories de la communication, Paris, Editions de La

Découverte et Syros, 1997, p.6.

153 Voltaire témoigne de l’engouement pour cette expression : « On avait employé dans un grand

nombre d’ouvrages des expressions bizarres, comme celle de despotisme légal, pour exprimer le gouvernement d’un souverain absolu qui conformerait toutes ses volontés aux principes démontrés de l’économie politique. » VOLTAIRE, extrait de L’homme aux quarante écus (1768), in Œuvres

complètes de Voltaire, Paris, Garnier frères, 1879, p.216, note 2 (« avertissement des éditeurs de

l’édition de Kehl »).

154 Définition de Pierre Samuel Du Pont de Nemours, in « despotisme légal », nous soulignons ; voir

l’analyse de cette notion in Revue française de science politique, par l’Association française de science politique, Fondation nationale des sciences politiques Paris, Presses Universitaires de France, 1951, p.195. Pour une étude des conceptions politiques des physiocrates, voir la thèse de Paul DUBREUIL, Le despotisme légal. Vues politiques des physiocrates, Paris, Editions de l’Université, 1908.

et de la pensée libérale, tout en plaçant l’action politique du souverain sous l’autorité des principes économiques. Le Souverain incarne l’Etat et tire sa légitimité de son souci de la prospérité économique de la nation. Le portrait du souverain que Catherine II trace dans l’Instruction s’aligne donc sur les principes physiocratiques : source de tout pouvoir politique et civil, le tsar communique sa volonté par tout un réseau de canaux principaux et secondaires155 sur l’ensemble du territoire de l’Empire. Les canaux de transmission des ordres du souverain sont parsemés d’écluses qui rationalisent le passage d’un niveau politique à un autre : les institutions et l’administration politiques doivent relayer efficacement la parole de l’empereur.

« Les lois fondamentales d’un Etat supposent nécessairement des canaux moyens, c’est à dire des Tribunaux, par où se communique la puissance souveraine (vlast’

gosudarstva). »156

Dans un tel contexte, le Souverain sera l’unique législateur admis ; les lois ne seront que l’expression de la volonté du Souverain, et non pas l’expression d’un corps législatif indépendant. Le terme loi est remplacé par un synonyme évocateur : « les ordres du Souverain »157 ; dans le même ordre d’idées, le Sénat, dépositaire des lois, est établi pour « faire observer la volonté du Souverain, conformément aux Lois fondamentales et à la constitution de l’Etat »158. Dans l’autocratie, les lois ne sont pas l’expression d’un corps politique distinct du tsar, elles sont conçues comme des ordres émanant directement du souverain autocrate.

Catherine II trouve ainsi dans la doctrine physiocratique un compromis entre ouverture à la modernité européenne et conservation des pratiques traditionnelles d’un exercice autocratique du pouvoir. Plus encore, la réflexion menée par les physiocrates

155 La métaphore des canaux s’inspire de la théorie des flux de Quesnay : « Quesnay est attentif à

l’ensemble des circuits du monde économique, qu’il tente d’appréhender comme un système, une

unité. S’inspirant de ses connaissances sur la double circulation du sang, ce médecin imagine une

représentation graphique de la circulation des richesses dans un Tableau économique (1758). De cette figure géométrique en zigzag, où s’entrecroisent et s’enchevêtrent les lignes qui expriment les échanges entre la terre et les hommes, d’une part, et entre les trois classes qui composent la société, de l’autre, se dégage une vision macroscopique d’une économie des flux. » MATTELARD, A. et M.,

Histoire des théories de la communication, op.cit., p.6. Nous soulignons.

156 Instruction, op.cit., chapitre III, §20, pp.12-13. 157 Instruction, op.cit., chapitre IV, §29, pp.16-19. 158 Instruction, op.cit., chapitre IV, §28, pp.16-17.

sur la gestion des territoires renforce la nécessité d’un despotisme légal en Russie, seul mode de gouvernement adapté à l’immensité de l’Empire :

« Le Monarque de Russie est Souverain. Il n’y a qu’un pouvoir unique, résidant en sa personne, qui puisse agir convenablement à l’étendue d’un Empire aussi vaste. »159

Mais cette assimilation des positions des physiocrates n’est pas sans entraîner des repositionnements et des flottements conceptuels. Ainsi, dans l’Instruction, la monarchie se confond avec deux autres notions : l’autocratie (samoderžavie) et l’empire (imperiâ). Par exemple, pour traduire l’expression « dans un Etat monarchique », la formule russe utilisée est la suivante : v samoderžavnom gosudarstve, soit « dans un Etat autocratique » ; la monarchie est donc, ici, assimilée à l’autocratie.

Selon la définition de Maurice Duverger160, l’empire correspond à un système

politique « où le pouvoir suprême est assumé par un seul titulaire, désigné par voie d’hérédité et présentant un caractère sacré » ; l’Etat russe, dominé par la stature d’un tsar autocrate issu de la dynastie des Romanov et sacré empereur au cours d’une cérémonie religieuse, est un empire. La revendication de l’empire comme nature de la construction étatique en Russie, et comme corrélat de l’autocratie, parcourt l’ensemble de l’Instruction :

« Les possessions de l’Empire de Russie occupent sur le globe une étendue de 32 degrés en latitude et de 165 en longitude. »

« Un grand Empire suppose une autorité souveraine dans la Personne qui le gouverne. »

« Tout autre gouvernement, non seulement serait nuisible à la Russie, mais il entraînerait même, à la fin, sa ruine. »161

Ainsi, l’Instruction de Catherine II, malgré une démarche respectueuse du droit et libérale en apparence ne définit pas autrement l’Etat russe que selon une tradition politique héritée de la Russie moscovite : le tsar autocrate concentre en sa personne

159 Idem : « Gosudar’ est’ samoderžavnyj ; ibo nikakaâ drugaâ kak tol’ko soedinënnaâ v ego osobe,

vlast’ ne možet dejstvovat’ shodno so prostranstvom tol’ velikogo gosudarstva. ».

160 DUVERGER, M. (dir.), Le Concept d’empire, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, p.5. 161 Instruction, op.cit. Ces trois citations sont extraites du chapitre II, §8, 10 et 11, pp.8-9.

l’origine de tout pouvoir, politique et civil, dispose de l’espace géographique de son Etat comme d’un bien privé et de ses citoyens comme de subordonnés162. Le concept de

« despote légal »163 emprunté aux physiocrates résume à lui seul les tensions inconciliables qui sous-tendent l’Instruction. Les formules libérales de Catherine II ne suffiront d’ailleurs pas à tromper Diderot, qui décèle derrière chacune d’elles la tendance de l’Impératrice au despotisme164 :

« 9. Le souverain est la source de tout pouvoir politique et civil. – Je n’entends pas cela. Il me semble que c’est le consentement de la nation, représentée par des députés ou assemblée en corps, qui est la source de tout pouvoir politique et civil. »

« 14. Est-ce qu’il y a des lois fondamentales d’un Etat partout où les pouvoirs intermédiaires ne sont considérés que comme des canaux conducteurs de la

puissance du souverain ? Je n’aime point cette façon de voir ; elle a une odeur de

despotisme qui me déplaît. »165

En somme, Diderot reproche à Catherine II de conserver, derrière un vocabulaire apparemment novateur, son sceptre d’autocrate.

« 51. Le législateur comme représentant en sa personne toute la société, et

réunissant tout son pouvoir. – Catherine Seconde n’a pas encore assez oublié dans

son Instruction qu’elle était souveraine. On y rencontre des lignes où, sans s’en apercevoir, elle reprend le sceptre qu’elle avait déposé au commencement. »

« L’impératrice n’a rien dit de l’affranchissement des serfs. C’était pourtant un point très important. Veut-elle que sa nation dure dans l’esclavage ? Ignore-t-elle qu’il n’y a ni vraie police, ni lois, ni population, ni agriculture, ni commerce, ni richesse, ni science, ni goût, ni art, où la liberté n’est pas ? »166

162 A partir d’Ivan III, avec la disparition, notamment, du pouvoir des villes.

163 Des penseurs européens s’étaient déjà opposés à la notion de « despote légal ». Rousseau écrit

notamment à Mirabeau : « Monsieur, quoi qu’il arrive, ne me parlez plus de votre Despotisme légal. Je ne saurais le goûter, ni même l’entendre ; et je ne vois là que deux mots contradictoires, qui réunis ne signifient rien pour moi. » Extrait d’une Lettre à Mirabeau de juillet 1767, in Correspondance

complète de Jean-Jacques Rousseau – édition critique, Paris, Institut et musée Voltaire, 1965, p.72.

Voir également ROUSSEAU, J.-J., Lettres philosophiques, Paris, Vrin, 1974.

164 DIDEROT, D., « Observations sur le Nakaz ou Observation sur l’Instruction de l’Impératrice de

Russie aux députés pour la confection des lois ». Voir l’édition établie par Laurent Versini, Paris : Robert Laffont, 1995, ou dans une édition antérieure, Œuvres politiques, Paris, Garnier frères, 1963.

165 DIDEROT, D., « Observations sur le Nakaz », in Œuvres complètes, tome III, Ecrits politiques,

Paris, collections Bouquin, édition Robert Laffont, DL 1995, p.516.

La reprise des théories physiocratique conduit donc Catherine II à refondre la figure de l’autocrate au creuset du despotisme légal, tout en conservant les principales attributions politiques de la souveraineté impériale. Au plan des conceptions politiques, la tradition l’emporte, et de loin, sur les velléités d’ouverture aux apports de l’Etat de droit. Mais au plan de la réorganisation de l’administration étatique, les préférences théoriques de l’Impératrice ne sont pas sans donner une impulsion nouvelle à la pensée de l’Etat en Russie.

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