• Aucun résultat trouvé

La Russie impériale à l’épreuve

II. Politique intérieure : une remise en cause de l’Empire.

2. Des libertés politiques différenciées.

L’Empire ne bénéficiait pas d’une gestion intérieure unifiée : les régions situées « en marge » de l’Empire de toutes les Russies jouissaient de dispositions particulières, qui leur conférait un statut constitutionnel. C’est notamment le cas de la Finlande et de la Pologne, et, dans une moindre mesure, de la Bessarabie et de la province du Don. Suite à la défaite de la Suède dans la guerre qui l’opposa à la Russie en 1808-1809, la Finlande fut rattachée à la Russie. Au nom du respect des traditions politiques des régions annexées, Alexandre Ier conserva à cette province ses institutions locales, par les manifestes du 6 février et du 5 juin 1808 ; le grand-duché de Finlande fut donc doté d’un parlement élu. Le 20 janvier 1809, Alexandre Ier convoqua les états à la Diète, qui fut ouverte par l’Empereur russe le 16 mars 1809 à Borgo. Au cours de son discours inaugural, il s’adressa aux membres de la Diète en ces termes :

« J’ai promis de maintenir votre constitution, vos lois fondamentales ; votre réunion ici garantit ma promesse. Cette réunion fera époque dans votre existence politique. »400

Cette forme constitutionnelle différencie grandement la Finlande de toutes les autres régions de l’Empire. Au lieu de soumettre la Finlande aux institutions centrales russes, Alexandre Ier créa des institutions spécifiques, notamment un Conseil de Régence. Par la suite, en 1811, la province de Vyborg fut rattachée au Grand-Duché de Finlande. L’autonomie de cette province est toutefois relative : d’une part, la Diète ne fut jamais convoquée après 1809 ; d’autre part, le 9 février 1816, le Conseil d’administration fut transformé en Sénat impérial de Finlande, ce qui permit de remodeler les institutions finlandaises sur le modèle russe. Néanmoins, la grande liberté

400 Cité par G. VERNADSKY, in La charte constitutionnelle de l’empire russe de l’an 1820, Paris,

accordée aux institutions politiques finlandaises ne laissa pas indifférente l’élite de la noblesse russe de cette époque.

Le cas de la Pologne suscita davantage encore de réactions. Sous le règne d’Alexandre, la Pologne bénéficia d’un statut spécifique, dû en partie au respect des traditions politiques polonaises, et en partie à l’amitié entre l’Empereur et le prince Adam Czartoryskij, ardent patriote polonais, conseiller de l’Empereur et ministre des Affaires Etrangères. Napoléon avait créé le Grand-Duché de Varsovie, doté d’une constitution assurant la liberté de conscience, l’égalité des citoyens devant la loi ainsi que l’abolition du servage ; la représentation nationale était également garantie, et se répartissait en deux chambres : un Sénat et une Chambre des députés. Lorsque la Russie reprit la Pologne et rétablit le Royaume de Pologne en 1815, de tels acquis ne pouvaient être supprimés que difficilement. La Constitution du Royaume de Pologne en 1815 s’appuyait sur la constitution du 3 mai 1791. Le prince Adam Czartoryskij avait souhaité que l’Empereur n’intervînt pas directement dans les affaires polonaises, et qu’aucune troupe étrangère ne stationnât en Pologne ; il fut écarté au profit de N.N. Novosil’cev, nommé commissaire impérial à Varsovie. Le grand-duc Konstantin Pavlovič était nommé vice-roi de Pologne, et gouvernait cette partie de l’empire à l’aide d’un Conseil d’Etat et du Conseil administratif. La constitution polonaise suscita un intérêt considérable au sein de la société russe : dès 1816, le texte fut publié en français dans le journal Severnaâ počta (La poste du Nord), ce qui suscita un regain d’intérêt pour les affaires polonaises. L’Empereur se montra fort mécontent de cette diffusion retentissante. Lors d’une visite au général Tormasov, chargé de la reconstruction de Moscou après l’incendie de 1812, il le lui signala en ajoutant : « Tous veulent se mêler des affaires politiques. »401

La Charte polonaise, même si elle ne fut appliquée que partiellement et fort peu de temps, devait marquer les consciences : les nobles libéraux espéraient que la Constitution offerte à la Pologne inaugurait l’ère de la Constitution russe. Le discours d’inauguration de l’Empereur à la première session de la Diète du Royaume de Pologne, le 15 mars 1818 (27 mars N.S.), fut, tout au moins, interprété en ce sens :

401 Anecdote rapportée par le baron V.I. Ŝtejngel’, alors au service du général Tormasov ; voir V.I.

Ŝtejngel’. Sočineniâ i pis’ma. Tom 1, Zapiski i pis’ma, Irkutsk, Vostočno-Sibirskie knižnoe

« L’organisation qui était en vigueur dans votre pays a permis l’établissement immédiat de celle que je vous ai donnée, en mettant en pratique les principes de ces institutions libérales, qui n’ont cessé de faire l’objet de ma sollicitude et dont j’espère, avec l’aide de Dieu, étendre l’influence salutaire sur toutes les contrées que la Providence a confiées à mes soins. […] Prouvez à vos contemporains que les institutions libérales, dont on prétend confondre les principes à jamais sacrés avec les doctrines subversives qui ont menacé de nos jours le système social d’une catastrophe épouvantable, ne sont point un prestige dangereux ; mais que réalisées avec une bonne foi et dirigées surtout avec pureté d’intention vers un but conservateur et utile à l’humanité, elles s’allient parfaitement avec l’ordre et produisent d’un commun accord la véritable prospérité des nations. »402

Il faut insister sur le retentissement immense que ce discours eut dans la société russe de l’époque : ce fut un véritable coup de tonnerre dans la vie politique russe. Certains nobles se vexèrent que la Pologne fût dotée d’une Constitution avant la Russie. Mais de nombreux autres se réjouirent ouvertement de ce qui semblait annoncer l’introduction imminente d’une constitution en Russie. Dans ses mémoires, N.I. Lorer, futur Républicaniste qui servit six ans en Pologne sous les ordres du grand-duc Constantin, relate l’émotion qui le submergea lors de ce discours :

« Tous attendaient la minute solennelle. […] Le Souverain paraît, sans la mantille impériale, en uniforme polonais… Il franchit tranquillement les marches recouvertes de velours du trône, s’incline devant les représentants et le peuple, et d’une voix forte bien qu’encore inaccoutumée il dit : « Représentants du royaume

de Pologne ! »403 J’eus le souffle coupé et les larmes me montèrent aux yeux. Cette

allocution était bien sur nouvelle pour nous tous, sujets du tsar absolu, de l’autocrate… »404

Le mode représentatif de gouvernement semblait donc acquis ; même si la Diète polonaise ne fut convoquée que deux fois et sans résultat positif, l’apostrophe du souverain devait laisser aux libéraux l’impression que la Russie aurait pu, en 1818- 1820, devenir une monarchie constitutionnelle. Outre l’octroi de cette constitution, les différences de traitement furent accrues par le rapprochement progressif des provinces lituaniennes et de la Pologne. En effet, en juillet 1817, fut créé un corps d’armée

402 Cité par G. Vernadsky, in La Charte constitutionnelle de l’Empire russe, op.cit., p.26. 403 En français dans le texte.

404 « Vse ždali toržestvennoj minuty. […] I vot […] pokazalsâ gosudar’, bez carskoj antii, v pol’skom

mundire… On tiho vhodit po barhatu na stepeni trona, klânâetsâ predstavitelâm, narodu i tverdym, hotâ eŝe neprivyčnym golosom, govorit : « Représentants du royaume de Pologne ! » U menâ zahvatilo duh i slezy navernulis’ na glazah. Obraŝenie èto bylo konečno novo dlâ vseh nas, poddannyh gosudarâ samoderžavnogo, otokrata… » POKROVSKIJ, M.N. (réd.), Zapiski dekabrista

spécifique des provinces lituaniennes, dont le commandement était donné au grand-duc Konstantin Pavlovič, commandant en chef de l’armée polonaise. Un décret impérial du 23 mars 1818 fait également mention des redevances des paysans de la province de Minsk et des autres provinces « acquises à la Pologne »405. Enfin, par un autre décret du 22 juin 1822, non seulement le gouvernement militaire, mais aussi le gouvernement civil des provinces lituaniennes furent confiés au grand-duc Konstantin406.

Les différences de traitement ne concernent pas uniquement les régions occidentales de l’Empire : certains régions du sud de la Russie bénéficiaient elles aussi d’un statut proche d’une constitution. La Bessarabie et la province du Don sont représentatives des traits spécifiques des régions méridionales de l’Empire, peuplées d’ethnies non-russes. Unie tardivement à la Russie en 1812, la province de Bessarabie reçut un statut constitutif dès le 29 avril 1818. Un Conseil supérieur fut créé, constitué d’un président (également gouverneur militaire de Podolie), de quatre membres du gouvernement de région – soit le gouverneur, le vice-gouverneur, les présidents des tribunaux criminel et civil – et de six députés. Les six députés étaient élus par la noblesse provinciale pour trois ans. Là encore, le système du gouvernement représentatif fut mis en place. Certes, il était extrêmement réduit, puisque restreint à la noblesse, mais deux principes fondamentaux étaient malgré tout retenus : l’élection de représentants d’une part, et la nécessité d’une rotation des élus, de l’autre. Dans la région du Don, les Cosaques obtinrent en 1819, grâce à une intervention du tsar, un nouveau statut de l’Armée du Don. Le « Comité pour l’organisation de l’Armée du Don » était présidé par Denissov. Les institutions des Cosaques étaient conservées dans cette région. Quelques plans d’autonomie furent par ailleurs discutés, mais sans que cela aboutît.

Ainsi, les provinces situées à la périphérie de l’Empire, le plus souvent annexées tardivement et peuplées d’ethnies non-russes, bénéficiaient d’une relative liberté dans le choix de leurs institutions. Mais dans les provinces qui constituaient le cœur russe de l’Empire, le système autocratique s’appliquait avec toute sa rigueur. C’est dans la coexistence de ces deux types de gestion que réside le deuxième lieu des contradictions

405 Voir Polnoe sobranie zakonov, vol.XXXX, n°27316. Cité par G. Vernadsky, in La charte

constitutionnelle de l’Empire russe, op.cit., pp.31-32.

d’Alexandre, engendrant de vives tensions dans l’élite de la noblesse russe. Une fois encore, nous évoquerons l’analyse de D.P. Troŝinskij : ce dernier se fonde sur le règlement des provinces, promulgué par Catherine II en 1775, qui instaure une gestion uniforme des différentes provinces de l’Empire. Alexandre rompt cet équilibre, ce qui fait craindre à l’élite gouvernante une dissolution de l’Empire :

« L’immensité de l’Etat renforce encore, si l’on peut dire, la nécessité de cette uniformité dans la gestion [des provinces]. […] Mais la Russie, partout administrée au temps de Catherine II de la même manière, est gérée acutellement de vingt manières différentes. »407

Ce problème devait marquer durablement les Républicanistes : la question de l’administration du territoire fut placée au centre de leurs réflexions, et les solutions adoptées furent choisies en réponse aux expériences d’Alexandre. La politique impériale menée par Alexandre Ier à l’échelle de l’Europe présente de semblables

paradoxes, qui furent perçus comme autant d’échecs par la noblesse libérale. En effet, de 1812 à 1822, l’Empereur s’est montré tour à tour favorable aux idées libérales et ardent défenseur du principe des grandes puissances : ces incohérences déroutèrent tant la noblesse que la société russe dans son ensemble.

Outline

Documents relatifs