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Loi fondamentale et droits fondamentaux : l’Etat protecteur.

Renouveler la culture politique : continuités et ruptures avec l’autocratie.

III. Libéraliser la société.

1. Loi fondamentale et droits fondamentaux : l’Etat protecteur.

En 1801, dès son avènement, Alexandre Ier rédige un projet semblable à la Déclaration des droits de l’homme, présenté sous la forme d’une Charte adressée au

peuple russe332. Ce texte ne sera pas publié ; toutefois il était connu des proches

d’Alexandre Ier : on retrouve dans les papiers d’A. Voroncov un texte, rédigé en français

et composé de vingt articles, qui semble avoir servi de base à la rédaction de cette Charte333. A. Voroncov ajoute même quelques commentaires, ce qui autorise à penser que les principes défendus dans la Charte avaient été débattus dans l’entourage de l’Empereur. Même demeurée inédite, cette Charte est particulièrement révélatrice des aspirations du jeune Empereur ainsi que d’une partie de la noblesse libérale modérée. Dans cette Charte – sorte de Loi fondamentale – le nouvel Empereur mentionne les droits imprescriptibles du peuple russe au sein de l’Etat russe. Se situant dans l’héritage politique de Catherine II, Alexandre Ier reprend les trois droits fondamentaux à défendre – la liberté, la propriété et la sécurité. L’Etat russe reconnaît les droits fondamentaux à la liberté d’expression, au libre choix de la confession, à la liberté d’impression et de pensée :

332 Titre de ce texte en russe : Vsemilostivejšaâ gramota, Rossijskomu narodu žaluemaâ. Ce texte existe

sous trois versions différentes. Le texte sur lequel nous avons travaillé est celui publié par V.P. SEMENNIKOV, in Radiŝev – očerki i issledovaniâ, Moskva/Petrograd, Gosudartvennoe izdatel’stvo, 1923, pp.180-194. Composé de 26 paragraphes, le texte présente les droits fondamentaux des Russes que l’Etat s’engage à respecter. Pour une édition récente du texte de la

Charte, voir le recueil dirigé par BERTOLISSI, S. et SAHAROV, A.N., Konstitucionnye proekty Rossii, XVIII-načalo XX vv., Moskva, RAN, Institut istorii, 2000, pp.312-332.

333 Ce texte est moins détaillé que la Charte, aussi n’y ferons-nous allusion que lorsque cela s’avérera

nécessaire. Source : « Articles ou matériaux qui peuvent servir à la confection d’un édit ou manifeste de privilèges, franchises, etc. », in Russkij arhiv, 1908, tome VI, pp.1-20.

« Tout ressortissant de l’Etat russe jouit, sans distinction, de la liberté de pensée, de foi ou de confession, de culte, de la liberté de parole, d’écriture et d’action, à condition qu’elles ne soient pas contraires aux lois de l’Etat et qu’elles n’infligent d’outrage à personne. »334

L’affirmation de ces libertés privées donne au texte l’allure d’une déclaration des droits de l’homme. Si les droits des individus ne sont quasiment pas évoqués, en revanche la charte établit nettement la liberté de circulation des personnes, restreinte à la noblesse, qui retrouve le droit de circuler à son gré dans l’Empire russe, mais aussi de quitter le territoire russe sans avoir à demander l’autorisation à l’Etat335. En revanche, la libre circulation des biens et des marchandises est hautement affirmée336 par le soutien affiché de l’Etat vis-à-vis du commerce extérieur et intérieur. L’Etat s’engage à réaliser une série de constructions – canaux, ponts, routes, etc. – pour favoriser le développement du commerce. Le respect de la liberté sous toutes ses formes devient l’une des misions de l’Etat. Le droit de propriété337 est affirmé avec insistance :

« Nous promulguons, affirmons et décrétons que le droit à la propriété de biens meubles et immeubles est un droit de tout ressortissant de l’Etat russe, dans la mesure où il correspond, selon la force de la loi, à chaque rang dans l’Etat. »338

Ce droit au respect de la propriété privée ne concerne que les objets et les biens personnels. La Charte n’évoque en aucun cas le droit à la propriété des personnes ; le

334 « Každyj Rossijskij poddanoj da pol’zuetsja nevozbranno svobodoju mysli, very ili ispovedaniâ,

Bogosluženiâ, slova ili reči, pis’ma i deâniâ, pokoliku oni zakonam Gosudarstvennym ne protivny i nikomu ne oskorbitel’ny. », Vsemilostivejšaâ gramota, Rossijskomu narodu žaluemaâ, 1801, citée d’après BERTOLISSI, S. et SAHAROV, A.N., Konstitucionnye proekty Rossii, XVIII- načalo XX

vv., Moskva, RAN, Institut istorii, 2000, pp.321-332. Le texte cité ici est traduit par nos soins, §8,

p.325.

335 Il en est de même dans le texte d’A. Voroncov, §2-3.

336 §5 du texte d’A. Voroncov : « Que tout usage, règlement ancien ou institution quelconque, qui

apporterait quelque gêne ou entrave à la libre circulation des produits indigènes du pays, soit réformé ou aboli ; et que dorénavant, il ne soit imposé ou établi aucune mesure qui produirait quelque difficulté nouvelle à ce but si désiré de l’utilité publique ». « Articles ou matériaux qui peuvent servir à la confection d’un édit ou manifeste… », Russkij arhiv, op.cit., p.9.

337 Le texte d’A. Voroncov assure également le respect de la propriété privée : « §6. Que toute espèce

de propriété, soit personnelle, mobiliaire [sic] ou foncière, tant patrimonial que d’acquît, soit assurée et garantie à chacun, par la loi. » « Articles ou matériaux qui peuvent servir à la confection d’un édit ou manifeste… », Russkij arhiv, op.cit., p9.

338 Vsemilostivejšaâ gramota, Rossijskomu narodu žaluemaâ, 1801, citée d’après BERTOLISSI, S. et

SAHAROV, A.N., Konstitucionnye proekty Rossii, XVIII- načalo XX vv., op.cit., p.325 : « Vozobnovlâem, utverždaem i postanovlâem, čto pravo sobstvennosti dvižimogo i nedvižimogo imeniâ est’ pravo Rossijskogo poddannogo, pokoliku ono svojstvenno v silu zakonov každomu činosostoâniû v Gosudarstve. »

servage n’est donc pas renié, mais Alexandre Ier ne le revendique pas non plus comme

un privilège incontournable de la noblesse : ce prudent silence est le signe de l’embarras de la noblesse libérale modérée vis-à-vis du servage. La possession privée de tel ou tel bien, ainsi que la question de sa transmission à la génération suivante, induit une autre conception de la personne : comme sujet juridique et moral, la personne (lico au lieu de

čelovek) doit être respectée dans le nouvel Etat russe339. Malgré cette reconnaissance du droit de la personne, la propriété demeure fonction des privilèges et attributions de la classe sociale correspondante : ainsi, la Charte remet en vigueur les décrets de Pierre III et de Catherine II sur les droits de la noblesse, et notamment sur la propriété des biens mobiliers et immobiliers (§2). Elle réaffirme aussi les droits accordés par les chartes de Catherine II à la classe marchande, à la classe bourgeoise et aux villes (§10). Une nouveauté est l’affirmation du droit de propriété accordé aux agriculteurs (zemledel’cy) : ce droit concerne les outils utilisés (charrue, araire, faux, télègue, etc.) ainsi que le bétail et les grains. La Charte s’oppose à la confiscation de ces biens propres au métier d’agriculeur ; nécessaires au travail de la terre, ils ne peuvent lui être retirés sous peine de réduire ce dernier au rang de fermier :

« Que cette propriété soit sacrée et inviolable à jamais. »340

La Charte insiste particulièrement sur le droit à la sécurité :

« Nous établissons et nous garantissons désormais pour toujours et de façon inviolable, que la sécurité de la personne est un droit appartenant de manière essentielle à tout ressortissant de l’Etat russe. »341

La garantie de cette sécurité de la personne induit la composition de lois dessinant un cadre légal pour prescrire les règles assurant cette sécurité des personnes. Elle suppose également une justice garantissant les personnes des abus de pouvoir. Dans ce

339 Dans un texte rédigé par A.N. Radiŝev, cette notion de la personne et de l’individu est mise en

avant : l’auteur distingue une personne individuelle (lico estestvennoe ili edinstvennoe) d’une personne collective (lico sobornoe ili nravstvennoe), et insiste sur la nécessité de la transmission des biens acquis au cours d’une vie. RADIŜEV, A.N., « Proekt graždanskago Uloženiâ (predpoložitel’no učastie A.N. Radiŝeva) », in Konstitucionnye proekty Rossii, XVIII- načalo XX vv., op.cit., p.333.

340 « Da prebudet ona (siâ sobstvennost’, osnovyvaâ suŝestvenno sostoânie zemledel’ca) svâta i

nenarušaema navsegda. » Vsemilostivejšaâ gramota, Rossijskomu narodu žaluemaâ, in

Konstitucionnye proekty Rossii XVIII- načalo XX vv., op.cit., §12, p.326.

341 Idem, §7, pp.324-325 : « Utverždaem i postanovlâem vpred’ navsegda i nenarušimo, čto

domaine, Alexandre Ier reprend les directives de Catherine II, notamment le chapitre XX

de l’Instruction. La confiscation des biens d’un inculpé et son emprisonnement sont interdits tant que sa culpabilité n’a pas été prouvée. Un individu placé en détention doit être relâché au bout de trois jours, si aucun motif d’inculpation n’a été trouvé. Pour garantir la liberté de la personne par une loi fondamentale, Alexandre Ier introduit deux conditions : tout juge devra s’assurer que le crime dont la personne est accusée a été commis de manière volontaire et avec intention délibérée ; par ailleurs, seuls les actes sont susceptibles d’être réprimés, non pas les paroles et les intentions.

Ces trois droit fondamentaux – liberté, propriété, sécurité – correspondent à la définition de l’Etat libéral selon John Locke342 qui, en élaborant une théorie de la légitimité de l’autorité politique, en détermine en même temps les limites :

« La liberté naturelle de l’homme consiste à ne reconnaître aucun pouvoir souverain sur la terre, et de n’être point assujetti à la volonté ou à l’autorité législative de qui que ce soit ; mais de suivre seulement les lois de la nature. La

liberté, dan la société civile, consiste à n’être soumis à aucun pouvoir législatif,

qu’à celui qui a été établi avec le consentement de la communauté. […] »343

Ces critères définissent le pouvoir politique :

« J’entends donc par pouvoir politique le droit de faire des lois, sanctionnées ou par la peine de mort ou, a fortiori, par des peines moins graves, afin de réglementer et de protéger la propriété ; d’employer la force publique afin de les faire exécuter et de défendre l’Etat contre les attaques venues de l’étranger : tout cela, en vue seulement du bien public. »344

Alexandre Ier se situe résolument et consciemment dans l’héritage de Catherine II, mais il parachève son œuvre en insistant sur une notion qu’elle avait délibérément laissée de côté – la propriété privée. En la restreignant uniquement à la possession d’objets et non de personnes, le jeune Empereur rend théoriquement illégale la possession d’êtres humains tout en éludant la question du servage. L’inscription du

342 Le libéralisme politique, dans sa forme classique, remonte à la fin du XVIIème siècle et prend

naissance en Angleterre, parmi les idées révolutionnaires s’opposant à la main mise de l’Eglise sur la société, et au règne des Stuart. John LOCKE est un des théoriciens les plus précis de cette théorie du libéralisme politique. Voir notamment son ouvrage Deuxième traité du gouvernement civil, 1690, traduction D. Mazel, Paris, Garnier-Flammarion, 1992 (2e édition, corrigée).

343 LOCKE, J., Traité du gouvernement civil, Paris, Garnier-Flammarion, 1992, chapitre IV, pp.159-

160. Nous soulignons.

respect de la propriété privée au sein des obligations de l’Etat est une mutation extrêmement importante : elle semble faire du jeune Empereur un adepte de la théorie libérale de l’Etat.

Le texte de la Charte au peuple russe n’ayant été ni appliqué, ni même rendu public, on pourrait objecter que son influence fut pratiquement nulle ; pourtant, les idées qu’il contient sont révélatrices de la conception de l’Etat selon Alexandre Ier : le « libéralisme » qu’il incarne est celui d’un Etat protecteur, qui oriente sa politique en vue du bien-être de ses citoyens mais sans éprouver aucunement le besoin de les consulter. L’Etat-providence prend des contours plus nets à mesure que l’Empereur prend des décrets relatifs à la vie intérieure du pays : la libéralisation de la société passe par des propositions concrètes, telles la liberté de la presse et la liberté d’expression, et par une conception renouvelée des flux et des échanges économiques.

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