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Le temps des réactions : des désillusions à la prise de conscience des troupes.

La Russie impériale à l’épreuve

I. Grandeur et misère de l’Armée.

2. Le temps des réactions : des désillusions à la prise de conscience des troupes.

De retour en Russie, les troupes russes furent confrontées au quotidien du soldat : châtiments corporels, durée du service militaire, vexations quotidiennes des officiers envers les soldats, conditions de vie très dures, etc. De 1816 à 1825, le mécontentement crût de façon progessive, notamment contre les colonies militaires, instituées en 1816371. Le paroxysme fut atteint en 1820, lors de la mutinerie du régiment Semenov de la Garde personnelle du tsar.

Peterburg, Tipografiâ Imperatorskoj Akademii Nauk, 1913, tome II, pp.343-346.

370 « [Monarhi] dolžny byli obratit’sâ k instinktam narodnym i esli ne obeŝat’ položitel’no, to po krajnej

mere porodit’ v masse nadeždy na buduŝie ulučšeniâ v ee obŝestvennom byte. Imperator Aleksandr po zaklûčenii mira v Pariže, Londone, na Venskom kongresse, govoril i dejstvoval soglasno ètim pravilam i tem podal nadeždu v samoj Rossii na buduŝie preobrazovaniâ v pol’zu naroda. » Extrait de ORLIK, O.V., « Vzglâdy dekabristov na Svâŝennyj Soûz i Venskuû sistemu meždunarodnyh otnošenij », in Istoričeskie zapiski, Moskva, AN SSSR/Nauka, 1979, p.172.

371 L’armée russe a suscité de nombreuses études. On rappellera notamment les travaux de KEEP,

J.L.H., Soldiers of the Tsar : Army and Society in Russia, 1462-1874, Oxford, Clarendon Press, 1985 ; ZÜRCHER, E.J., Arming the State : Military Conscription in the Middle east and Central

Asia, 1775-1925, New York, I.B. Tauris, 1999. L’étude la plus détaillée et la plus documentée sur

les colonies militaires demeure celle de PIPES, R.E., « The Russian Military Colonies, 1810-1831 »,

The Journal of Modern History, vol.22, n°3 (September, 1950), pp.205-219. Enfin, les ouvrages

Les colonies militaires, instaurées dès 1809 en Russie sur ordre d’Alexandre Ier,

trouvent leur origine dans la paix de Tilsitt, conclue en 1807. La défaite de la Prusse face à Napoléon avait conduit ce dernier à se montrer extrêmement sévère ; seule l’intervention d’Alexandre Ier empêcha la destruction de la Prusse. Mais celle-ci vit malgré tout son armée réduite à 40 000 hommes maximum, ce qui réduisait à néant la puissance militaire qu’elle pouvait exercer. Pour contourner cette condition fixée par Napoléon dans le traité de Tilsitt, la Prusse organisa la Landwehr, sorte d’armée de réserve conçue par le général Scharngorst. Le principe en était relativement simple : après avoir servi trois ans dans l’armée active, tout soldat entrait dans la Landwehr de première division ; cessant de faire partie des contingents actifs, il assurait cinq ans de service au cours desquels il s’occupait d’agriculture, tout en réservant quelques semaines dans l’année à l’instruction militaire. Au bout de cinq ans, ce soldat entrait dans la Landwehr de deuxième division : il y poursuivait son travail d’agriculteur, et ne consacrait que deux semaines par an aux exercices militaires. Cette seconde étape durait sept années, au terme desquelles le soldat était libéré de ses obligations militaires, souvent vers l’âge de trente-cinq ans, ce qui constituait un délai raisonnable pour s’acquitter de ses obligations de service. Les soldats de la Landwehr constituaient ainsi une armée de réserve, instruite des différents exercices militaires. Les victoires prussiennes de 1813, 1814 et 1815 semblent avoir confirmé l’intérêt de ce mode d’organisation.

L’historien américain Richard Pipes fait remonter la naissance des « colonies militaires » (voennye poseleniâ) à l’année 1810372 : en effet, l’Empereur avait visité le village de Grouzino, appartenant à A.A. Arakčeev373 et géré sur le modèle décrit précédemment. Fasciné par l’ordre qui règne dans le village de Grouzino374, l’Empereur

l’armée et de son impact dans la société russe : DIXON, S., The Modernization of Russia, 1676-

1825, New York, Cambridge University Press, 1999 ; HARTLEY, J.M., A Social History of the Russian Empire, 1650-1825, London, Longman, 1999 ; SETON-WATSON, H., The Russian Empire : 1801-1917, Oxford, Clarendon Press, 1988 ; TAYLOR, B.D., Politics and the Russian Army : Civil and Military Relations, 1689-2000, Cambridge (UK), Cambridge University Press,

2003.

372 PIPES, R.E., « The Russian Military Colonies, 1810-1831 », The Journal of Modern History,

pp.205-207. Les historiens russes et soviétiques, quant à eux, font remonter la première expérience des colonies miltaires en 1809.

373 Pour une biographie pertinente du général A.A. Arakčeev, Ministre de la guerre, responsable des

colonies militaires, voir l’ouvrage de BOGDANOVIČ, P.N., Arakčeev, conde y baron del Imperio

Ruso, 1769-1834 – Arakčeev, graf i baron Rossijskoj Imperii, 1769-1834, Buenos Aires, édition

d’auteur, 1956.

décide d’élargir ce modèle à l’ensemble de l’Empire. Une première tentative eut lieu en 1810, mais la guerre contre Napoléon vint interrompre cette expérience ; c’est surtout au cours de la décennie 1816-1826 que l’expérience des colonies militaires se développa. Le principe ne reprenait pas tout à fait celui de la Landwehr prussienne : les soldats et les officiers s’installaient dans deux ou trois villages ; les paysans devaient à la fois poursuivre leurs travaux des champs pour nourrir leur famille, et s’adonner aux exercices militaires, sur ordre des officiers. La première colonie militaire fut instaurée dans le village de Vyssotskaïa, dans la région de Novgorod. Le tsar avait jugé que cette région, réputée pour ses caractéristiques spécifiquement russes, serait un étalon correct pour l’expérience des futures colonies militaires. L’installation de cette colonie militaire ne fut pas aisée : des terrains furent échangés aux propriétaires contre une somme d’argent, des paysans furent réquisitionnés et déplacés. L’armée réquisitionna 19 villages, composés de 251 feux. Le premier bataillon comptait un officier supérieur, 14 sous-officiers et 1043 grades inférieurs ; 1000 chevaux furent également réquisitionnés375. Dans la mesure où les colonies militaires avaient pour but d’améliorer

le quotidien des paysans, des magasins furent ouverts, ainsi que des scieries et des minoteries. Des privilèges furent accordés aux paysans : tout homme qui acceptait que sa fille épouse un soldat et vive dans une colonie militaire recevait une somme de vingt- cinq roubles, en dot. Par la suite, ces colonies militaires furent très rapidement développées : dès 1821, leur nombre était déjà conséquent. Dans son étude sur les colonies militaires376, le colonel A.N. Petrov affirme que, vers la fin du règne

d’Alexandre Ier, ces colonies avaient été étendues à divers corps de régiment, dans le

nord (Smolensk, Novgorod, Saint-Pétersbourg), comme dans le sud (Moguilev, Khrakov) – ce dont témoigne N.I. Turgenev :

enthousiasme pour l’ordre, la propreté, la construction de routes ainsi que la disposition symétrique des maisons. Voir Grand-Duc Nikolaj Mihajlovič, Correspondance de l’Empereur Alexandre 1er avec sa sœur, la grande-duchesse Catherine, Saint-Pétersbourg, Manufacture des Papiers de l’Etat,

1910, pp.32-33. Cité par PIPES, R.E., in « The Russian Military Colonies, 1810-1831 », The Journal

of Modern History, op.cit., p.206.

375 Chiffres extraits du recueil Graf Arakčeev i voennyâ poseleniâ, 1809-1831, razskazy očevidcev o

bunte voennyh poselân ; istoričeskij obzor ustrojstva voennyh poselenij ; perepiska grafa Arakčeeva,

Sankt-Peterburg, Pečat’ V.I. Golovina, 1871, pp.176-177.

376 Pour des évaluations chiffrées plus détaillées, voir les études menées par le colonel A.N. Petrov, in

BOROZDIN, M.F., Graf Arakčeev i voennyâ poseleniâ, 1809-1831, Sankt-Peterburg, Pečat’ V.I. Golovina, 1871, pp.178-179.

« On colonisa des corps d’armée entiers, tant dans l’infanterie que dans la cavalerie. »377

Le coût humain des colonies militaires s’avéra extrêmement élevé, pour plusieurs raisons. La première réside dans le manque de souplesse de la mise en place de ces colonies militaires. Les paysans, visiblement peu prêts à entrer dans ce type d’organisation, refusèrent, au début, de devenir des « colons » ; on eut donc recours à la violence, et à des actions propres à marquer les esprits : des populations entières furent déplacées, on coupa les barbes des paysans, et on les força à endosser le costume militaire. D’autre part, ces colonies furent instaurées dans le sud de la Russie, dans la région de Kherson, dans celle du Don, où les Cosaques jouissaient d’une relative liberté dans leur mode de vie ; très attachés à leurs coutumes et à la propriété privée de leurs biens, notamment de leurs chevaux, ils refusèrent le système des colonies militaires. Là encore, le comte A.A. Arakčeev eut recours à la force pour imposer ce système. Enfin, le mécontentement croissant des colons provenait de mauvais traitements, infligés de manière délibérée par l’état-major chargé de la direction de la colonie militaire. Les officiers prenaient aux paysans les fruits de leur récolte, les forçaient à faire des exercices militaires au moment de la moisson ; les cas de viols et de persécutions physiques n’étaient pas rares. La réputation du comte A.A. Arakčeev était telle que personne n’osait élever la voix ; la cruauté des tribunaux militaires, qui condamnaient aux travaux forcés en Sibérie toute personne insatisfaite, devenait proverbiale. Lors des revues d’inspection, tout semblait parfait ; mais la plupart des officiers n’étaient pas dupes et devinaient, derrière cette apparente opulence, une profonde misère. Dans ses mémoires, M.F. Borozdin relate le déroulement d’une revue de ces colonies militaires, en présence d’Alexandre Ier et du comte A.A. Arakčeev :

« Un jour, le comte demande à Alexandre Premier de venir voir le quotidien rénové des colons, la propreté de leur habitat, l’abondance des produits alimentaires. A sa grande satisfaction, le souverain remarqua sur les tables, au moment du repas, une soupe aux choux, du kvas et des porcelets rôtis ; les sols, dans les maisons, paraissaient neufs, parce qu’on avait obligé les paysans à les recouvrir d’écorce de tilleul. Orlov ne fut pas dupe : dans la première isba, il coupa l’oreille d’un porcelet, et dans la cinquième, il la remit à sa place, sur la tête du porcelet rôti, que l’on déplaçait, d’isba en isba. Pendant que l’empereur traversait la rue pour aller

377 TURGENEV, N.I., La Russie et les Russes. Tome II : Tableau politique et social de la Russie, Paris,

d’une isba à l’autre, les paysans transportaient le porcelet rôti de maison en maison en passant par les cours de derrière, pour le poser sur la table. »378

Le mécontentement des colons fit bientôt place à des réactions plus violentes. Dès 1818, on note des troubles dans la province d’Ukraine-Sloboda. Le 6 mai 1818, le major Romanovskij prépare une revue de cette colonie militaire : il enseigne aux paysans les réponses que ceux-ci doivent donner, si l’empereur leur pose des questions. Romanovskij attend d’eux qu’ils se conduisent en « colons militaires ». A quoi le paysan Pëtr Angelov répond : « Je suis cosaque, je n’ai pas d’autre nom. »379 Cette cinglante réplique fut durement châtiée : Romanovskij traduisit trente personnes, qui soutenaient Angelov, devant la cour martiale. Le verdict fut sans appel : deux personnes furent condamnées à recevoir trois mille coups de bâton ; deux autres à en recevoir cinq cents. Trois individus, dont Angelov, furent envoyés comme simples soldats dans le régiment de Sibérie. Le comte A.A. Arakčeev amenuisa la peine et supprima le passage par les verges, qui conduisait à une mort précédée d’une longue agonie. En juillet 1819, c’est à Tchougouev que des troubles éclatèrent : 1 104 hommes du régiment de Tchougouev et 899 du régiment de Taganrog furent arrêtés ; 313 furent présentés devant la cour martiale. Parmi elles, 275 furent condamnés à mort, mais, là encore, le comte A.A. Arakčeev fit preuve de clémence et transforma la peine de mort en châtiment exemplaire : tous les colons furent condamnés à passer par les verges ; chaque condamné devait passer douze fois par les coups de mille soldats. La clémence du favori d’Alexandre Ier était relative, puisque cette peine était équivalente à une condamnation à mort ; mais le comte pensait que les condamnés demanderaient grâce. Il fut surpris : seuls trois d’entre eux réclamèrent la grâce impériale, tous les autres moururent sous les verges, sans quémander le pardon de l’Empereur380. De semblables

troubles éclatèrent un peu partout, dans toutes les régions où les colonies militaires

378 « Graf uprosil odnaždy imperatora Aleksandra I vzglânut’ na obnovlennyj byt poselân, na čistotu ih

domašnego byta, na obilie v sredstvah prodovol’stviâ. Gosudar’ k udovol’stviû svoemu zametil na stolah v obedennoe vremâ – horošie ŝi, kvas i žarenyh porosât ; poly v domah byli budto novye, potomu čto krest’ân obâzyvali zastilat’ ih v buden’ rogožami. Orlov byl dogadlivee : on otrezal v pervoj izbe uho u porosenka, a v pâtoj – pristavil ego na svoe mesto k golove stranstvuûŝego po izbam zažarenogo životnogo. Poka imperator uliceû perehodil iz izby v izbu, porosenok zadvorkami perenosilsâ so stola na stol v drugie doma. » Anecdote rapportée par M.F. Borozdin, in Graf

Arakčeev i voennyâ poseleniâ, 1809-1831, op.cit., 1871, p.4. Voir la première partie « Razskazy o

bunte voennyh poselân », I. Vospominaniâ M.F. Borozdina, pp.1-24.

379 Rapporté dans Graf Arakčeev i voennyâ poseleniâ, 1809-1831, op.cit., étude du colonel A.N. Petrov,

p.149.

avaient été implantées381. Les Républicanistes se prononcèrent unanimement contre les

colonies militaires : les projets constitutionnels de N.M. Murav’ëv et de P.I. Pestel’, de même que la proclamation de S.P. Trubeckoj réclament l’abolition pure et simple de cette institution. Ce sombre tableau contraste étonnamment avec les écoles de Lancaster et les efforts de généraux désireux d’améliorer l’instruction des soldats, tels M.F. Orlov ou encore V.F. Raevskij. Ces aspects contradictoires cohabitent au sein de l’armée russe, et contribuent fortement à modifier le regard que les officiers républicanistes posent sur les soldats qui leur sont confiés.

On pourrait considérer, jusqu’à présent, que les troubles suscités dans les colonies militaires ne concernent que la base de la pyramide militaire, c’est-à-dire la masse informe des soldats, composée de paysans-serfs. En revanche, la mutinerie du régiment de Semenov, en 1820, fut l’œuvre des officiers les plus brillants de cette génération, tous auréolés de la gloire des campagnes de 1813-1814 à travers l’Europe : ce n’est pas un groupe de serfs qui se révolta, mais le régiment préféré382 d’Alexandre Ier. Depuis 1812, le régiment de la garde de Semenov était commandé par Â.A. Potemkin383 : celui- ci, attentif au bien-être de ses soldats, formé comme eux aux campagnes européennes, avait fait installer des lits à la place des couchettes, et avait donné à chaque soldat un samovar ; accusé de faiblesse, Â.A. Potemkin fut écarté. Les deux grands-ducs, Nikolaj et Mihail Pavloviči, reçurent le soin de s’occuper des régiments présents dans la capitale. Tous les témoignages concordent384 : les grand-ducs rivalisaient de sévérité et

381 Les troubles atteignirent le paroxysme en 1831. Les désordres extérieurs touchèrent l’Empire –

notamment l’insurrection de Varsovie, mais c’est surtout la situation intérieure qui provoqua des révoltes très soutenues dans les colonies militaires. La misère, des mauvais traitements continuels et une épidémie mortelle de choléra impressionnèrent les colons de la province de Novgorod ; des rumeurs circulèrent, selon lesquelles le choléra provenait de la capitale, et était dû à un empoisonnement. La méfiance des colons vis-à-vis de l’état-major était telle que les colons crurent réellement à un empoisonnement. La révolte éclata en 1831 ; elle gagna rapidement le district de Demian, et fit trembler Novgorod. D’autres troubles éclatèrent dans le district où se trouvait le régiment de Prusse. Le sud s’embrasa, et le nord ne fut pas épargné : dans le district de Novo- Ladoga, dans le village des Siasskie Riadki, les paysans, victimes du choléra, accusèrent leurs officiers d’avoir empoisonné la rivière Siasska. Même la province de Saint-Pétersbourg fut touchée dans le village de Pachskij Pogost. Nicolas Ier dut envoyer des troupes pour ramener le calme. 382 Alexandre tenait particulièrement au régiment de Semenov : il entretenait lui-même toute nouvelle

recrue. Il aimait passer en revue ce régiment exemplaire et en portait souvent l’uniforme. Voir le témoignage d’A. Rozen, in ROZEN, A., Zapiski dekabrista, op.cit., pp.25-26.

383 POTEMKIN, Â.A. (1781-1831), commandant du régiment de Semenov, participa aux campagnes de

1812-1813. Eloigné à cause de son comportement jugé trop souple envers les soldats, il critiqua ouvertement le général Švarc, ce qui lui valut une disgrâce et un « exil » en province.

384 La littérature concernant le soulèvement du régiment de la garde Semenov est abondante. Dans un

de rigueur dans leur adresse aux soldats et aux officiers. Le plus léger manquement à l’ordre était puni par des tours de garde, jour et nuit. Dans cet état d’esprit, la nomination du général Švarc à la tête du régiment de Semenov, sur proposition du grand-duc Nikolaj, sonnait le glas du régiment. En effet, les soldats comme les officiers du régiment de Semenov, vainqueurs de Kulm, habitués au respect, ne supportèrent pas les mauvais traitements que leur infligea le général Švarc. Dans ce régiment se trouvaient des officiers renommés, tels le prince M.M. Ŝerbatov, le général A.P. Ermolov, mais aussi de futurs Républicanistes : S.I. Murav’ëv-Apostol, P.N. Svistunov. Dans tous leurs écrits, on trouve des témoignages des vexations quotidiennes dont les soldats étaient victimes :

« Le service militaire devint insupportable ; le général se moquait souvent des vieux soldats, leur tirait les moustaches et les favoris, leur crachait au visage. »385

La mutinerie éclata en octobre 1820 : un régiment d’artillerie refusa d’aller prendre son service, tant que l’Empereur ne lui aurait pas attribué un nouveau commandant. Le prince Vasil’čikov, commandant de ce corps, s’adressa de manière brutale aux soldats, les traitant de mutins. Mais ceux-ci, tout en répétant leur allégeance au tsar, le prièrent de faire savoir à l’Empereur leur désir d’avoir un nouveau commandant. Aucun officier ne les fit changer d’avis. Le général Švarc, inquiet de la tournure que prenaient les événements, se réfugia chez le grand-duc Mihail Pavlovič. On intima l’ordre aux soldats de sortir dans la cour, sans armes ; ils furent alors enfermés dans la forteresse du régiment d’artillerie. Apprenant le sort de leurs camarades, d’autres troupes du régiment se joignirent au régiment d’artillerie. Les officiers n’offrirent qu’assez peu de résistance. Parmi eux, S.I. Murav’ëv-Apostol – futur Républicaniste qui bénéficiait de la confiance de ces soldats – parvint à contenir ses troupes un certain temps, puis les laissa agir à leur guise. Un conseil militaire, composé des deux grands-ducs, du prince Vasil’čikov, du comte Miloradovič, gouverneur-général et de Paskevič fut rapidement réuni. Le premier bataillon du régiment de Semenov fut envoyé à la forteresse Pierre-et-Paul, avant de passer en cour

uniquement aux sources. Parmi celles-ci, on peut citer : Vosstanie dekabristov – dokumenty, Moskva, Gospolitizdat, 1956, tome VIII ; LORER, N.I., Zapiski dekabrista N.I. Lorera pod

redakciej M.N. Pokrovskogo, Moskva, Gosudarstvennoe social’no-èkonomičeskoe izdatel’stvo,

1931, avec une introduction de M. V. Nečkina ; MURAV’ËV-APOSTOL, M.I., Vospominaniâ i

pis’ma, Petrograd, Byloe, 1922. Pour une étude récente, voir LAPIN, V.V., Semenovskaâ istoriâ : 16-18 oktâbrâ 1820 goda, Leningrad, Lenizdat, 1991.

martiale ; le deuxième bataillon fut envoyé à la forteresse de Keksgolm et le troisième à celle de Sveaborg. On condamna les officiers pour leur faiblesse vis-à-vis des soldats qui leur avaient été confiés. Déchus de leurs grades militaires, le prince M.M. Ŝerbatov, le commandant de bataillon Vadkovskij, le commandant d’escadron Koškarev et le général A.P. Ermolov furent placés en résidence surveillée à Vitebsk ; Nicolas Ier les envoya par la suite dans le Caucase. Les autres officiers furent réintégrés dans l’armée, avec le même grade, mais en perdant le droit de demander aucune permission. Les soldats étaient répartis dans les différents régiments de l’armée386. Ainsi, le prestigieux régiment de la garde Semenov se trouvait dissous.

La mutinerie du régiment de Semenov et le verdict très sévère du conseil militaire marquèrent les consciences à Saint-Pétersbourg, dans les milieux militaires mais aussi dans la société. Outre les rumeurs dues à ce soulèvement, des tracts circulèrent dans la ville, qui appelaient les autres régiments à réagir aux châtiments infligés aux soldats du

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