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un vocabulaire moderne pour une autocratie traditionnelle.

II. Ordonner : l’organisation rationnelle des mécanismes d’obéissance.

1. Nature législatrice et objectivité de la loi.

La vie d’un Etat, selon l’Instruction, est régie par des principes simples : la « société civile » (graždanskoe obŝestvo)168 se divise nécessairement en gouvernants et

167 ŠUVALOV, P.I., « O raznyh gosudarstvennoj pol’zy sposobah », daté du 7 octobre 1754, in

BERTOLISSI S. et SAHAROV A.N., Konstitucionnye proekty Rossii, XVIII-načalo XX v., Moskva, RAN, Institut istorii, 2000, pp.193-221.

168 C’est le terme employé par Catherine II, qu’elle prend pour rigoureux synonyme de l’Etat

(gosudarstvo) : il s’agit, en réalité, de l’ensemble ds citoyens qui forment l’Etat. De même, en 1820, les Républicanistes ne feront aucune distinction entre société civile et Etat, qu’ils utilisent comme

gouvernés ; certains doivent accepter le fardeau du pouvoir pour en délester les autres. Cet ordre est naturel à toute société civile, et peut seul garantir le bon fonctionnement de l’Etat :

« §250. La Société civile, de même que tout autre établissement, exige un certain ordre. Il faut qu’il y ait des personnes qui gouvernent et qui commandent, et d’autres qui obéissent. »

« §252. Or, puisque la Loi naturelle nous commande de contribuer, autant qu’il est en nous, au bien-être de tous les hommes, Nous sommes obligés de soulager la condition de ceux qui nous sont soumis, autant que la saine raison le permet. »169

Deux principes se conjuguent ici. D’une part celui d’un ordre naturel, fournissant le modèle à suivre pour ordonner l’Etat : la nature est envisagée comme l’autorité suprême révélant au législateur ce qui doit être. Certes, Catherine II justifie l’état de fait en réaffirmant ainsi le caractère naturel du gouvernement autocratique, mais elle le fait d’une façon nouvelle : c’est en effet la nature qui est reconnue normative, et non pas la

tradition. Ce déplacement, dû aux théories du droit naturel, ouvre la porte aux discours

critiques qui verront le jour dès la fin du règne de l’Impératrice en posant en filigrane la question centrale des théories du droit naturel : si ce n’est pas le fait qui légitime les autorités politiques, quelle est la source du pouvoir ?

D’autre part, c’est au nom du principe de raison que l’obéissance est exigée des citoyens dans l’Instruction de Catherine II. Le souverain ordonne parce qu’il est raisonnable et se contente de suivre l’ordre rationnel des choses ; il ordonne parce que la raison est ordonnée. Mais là encore, si les mots sont ceux de la tradition européenne, la distinction conceptuelle entre autorité et raison, suivant le principe de la pensée politique occidentale moderne, s’estompe au profit de la vision désormais connue d’un souverain qui fusionne ces deux instances en sa propre personne.

Les deux principes mobilisés par Catherine II – principe d’ordre naturel et principe de saine raison – se coordonnent dans la recherche de la meilleure forme de gouvernement pour la Russie. Rejoignant l’auteur de L’esprit des lois, l’Impératrice rappelle :

des expressions interchangeables.

169 Instruction, op.cit., chapitre XI, §250 et 252, pp.176-179. Dans son projet constitutionnel, P.I.

« le gouvernement le plus conforme à la nature, est celui dont la disposition particulière se rapporte le mieux à la disposition du Peuple pour lequel il est établi. »170

On voit ici comment la pratique autocratique du pouvoir verrouille l’interprétation d’idées importées du jusnaturalisme : l’ordre rationnel de la société doit refléter l’origine naturelle de la division entre gouvernants et gouvernés. L’institution sénatoriale doit permettre de rendre sensible le règne de la raison dans les lois : la loi n’est pas le souverain, même si elle émane de sa volonté ; elle est impersonnelle, détachée de la personne du tsar, et mène, sous la protection d’un Sénat qui en est le dépositaire, une vie indépendante de son origine. Le Sénat est par conséquent appelé à jouer un double rôle : d’une part, il doit s’assurer que les sujets respectent les lois, émanant de la volonté du souverain ; d’autre part, il doit vérifier que le souverain respecte la loi fondamentale et n’édite pas de lois contraires à cette loi fondamentale. Le Sénat a le droit de faire des observations au souverain, s’il considère que le projet de loi est contraire à la constitution de l’Etat ; en revanche, s’il ne trouve rien de contraire à la loi fondamentale, il est dans l’obligation de promulguer la loi et de veiller à sa stricte application :

« Si l’on demande maintenant ce que c’est que le Dépôt des Lois ? Je réponds : le Dépôt des Lois consiste dans une institution particulière, en conséquence de laquelle les Corps ci-dessus mentionnés, établis pour faire observer la volonté du Souverain conformément aux Lois fondamentales et à la constitution de l’Etat, sont tenus de se conduire dans l’exercice de leurs fonctions, suivant des formes régulières qui leur sont prescrites. »171

On retrouve ici les ambiguïtés politiques de Catherine II : seule une institution politique revêtue d’un certain pouvoir dans la promulgation des lois, et non dans leur

élaboration, – soit le Sénat, formé de membres de la noblesse – a pour fonction de

ratifier les décrets du souverain, c’est-à-dire d’en reconnaître a posteriori la rationalité. Le Souverain ordonne ; mais tout porte à faire croire, dans le rôle intermédiaire joué par l’institution sénatoriale, qu’il n’ordonne que pour suivre l’ordre de la nature et de la saine raison s’incarnant dans l’objectivité de loi.

de Catherine II.

170 Instruction, op.cit., chapitre XI, §262, pp.180-181.

171 Instruction, op.cit., chapitre IV, §28, pp.16-17. Le texte russe ne comporte pas de différences

spécifiques. Selon l’expression hraniliŝe zakonov – utilisée pour désigner le Sénat – l’institution sénatoriale devient dépositaire et gardien des lois.

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