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Lire, écrire, étudier : liberté de la presse et réforme de l’instruction publique.

Renouveler la culture politique : continuités et ruptures avec l’autocratie.

III. Libéraliser la société.

2. Lire, écrire, étudier : liberté de la presse et réforme de l’instruction publique.

Suivant les principes des Lumières, Alexandre Ier soutient l’instruction publique en Russie. De nombreux mémoires furent rédigés à ce sujet345. Le jeune Empereur créa un Ministère de l’Instruction publique en 1802, puis établit un nouveau plan d’organisation pour les académies et les universités. En dehors de l’enseignement supérieur, il se préoccupa d’instaurer un réseau d’écoles primaires et secondaires : création de gymnases dans les villes de provinces (gubernskij gorod), d’écoles centrales dans les villes de district (okružnyj gorod) et d’écoles ordinaires dans les villes plus petites et les villages.

Mais nulle part ailleurs que dans les universités ne régna cet esprit de liberté propre au début du règne d’Alexandre. L’Empereur dynamisa l’enseignement à l’université de Moscou et fit créer le lycée de Tsarskoe Selo, non loin de Saint- Péterbourg. Il créa l’université de Dorpat en 1804 et celle de Kazan, soutint celle de Kiev. Les universités invitaient des professeurs étrangers pour faire des séminaires ; les professeurs russes présentaient le dernier état de la recherche en Europe, dans différentes matières. En 1813, Osipovskij publia un ouvrage intitulé Raisonnement sur

345 Voir, par exemple, l’activité d’Ivan Petrovič PNIN (1773-1805), et son écrit Opyt o prosveŝenii

le système dynamique de Kant, qui, malgré une certaine hostilité à l’égard de son auteur,

contribua à répandre la philosophie kantienne en Russie. En 1814, il rédigea un Rapport

sur le manuel de physique du professeur A.I. Stoïkovitch et en 1816 un Rapport sur le manuel de logique du professeur I.E. Schad346. D’autres professeurs enseignaient le

droit romain, les institutions politiques en Europe : d’après le règlement de l’Université impériale de Moscou347, le département des sciences politiques et morales était constitué d’une chaire de théologie, et d’une chaire d’interprétation des Saintes Ecritures, mais également d’une chaire de philosophie pratique ; d’une chaire de droit naturel, droit politique et droit des peuples ; d’une autre enseignant le droit civil et pénal russe ; d’une chaire des droits des autres peuples (y compris dans l’Antiquité, donc le droit romain) ; et d’une chaire de diplomatie et d’économie politique. De la sorte, les matières considérées comme les plus élaborées en Europe occidentale sont enseignées à Moscou. A.P. Kunicyn est réputé pour ses cours sur le droit naturel, German (Hermann selon l’orthographe allemande) pour ses conférences sur l’économie politique.

Les étudiants russes disposaient donc d’une formation complète, réalisée sur le modèle européen. Pour compléter le profil estudiantin russe, il convient de rappeler que les séjours à l’étranger étaient devenus courants à cette époque348 : en complément de

leur cursus universitaire russe, les étudiants recevaient une formation dans une université étrangère, essentiellement dans les universités allemandes, à Göttingen, Leipzig, Berlin ou Heidelberg, Marbourg, voire parfois Strasbourg. Les universités servaient donc, elles aussi, de passeurs des idées européennes, et même davantage :

346 Tous ces textes sont disponibles, en traduction, dans le recueil La pensée des Lumières en Russie –

opuscules choisis, sous la direction de Bernard JEU, Lille, Presses universitaires de Lille (PUL),

collection « Cahiers de philosophie russe et soviétique », 1973.

347 Texte du règlement de l’Université de Moscou : Ustav Imperatorskogo Moskovskogo Universiteta,

promulgué le 5 novembre 1804. Dans la dépendance de l’université étaient créés des bibliothèques, une pension pour nobles (blagorodnyj pension), un lycée académique (akademičeskaâ gimnaziâ), un institut pédagogique (pedagogičeskij institut), ainsi que des sociétés scientifiques réunissant des savants russes et étrangers. C’est toute une pépinière d’idées nouvelles et de formation des futurs intellectuels du pays qui est mise en place à l’université de Moscou.

348 La formation des jeunes nobles à la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème siècle a été bien

étudiée par M. RAEFF dans son article « La jeunesse russe à l’aube du XIXème siècle », Cahiers du

Monde russe et soviétique, 1967, VIII, 4. Voir aussi K. MEYER, « Histoire de la question

universitaire au XIXème siècle », Cahiers du Monde russe et soviétique, 1978, XIX, 3. On citera enfin

deux articles de W. BERELOWITCH : « L’économie politique dans les universités russes au XIXème

siècle, 1804-1884 », Cahiers du Monde russe et soviétique, 1986, XXVII, 2 ; et « La France et le Grand Tour des nobles russes », Cahiers du Monde russe et soviétique, 1993, XXXIV, 1-2.

elles enseignaient à leurs étudiants un mode de pensée européen, parfois en décalage avec les realia russes.

Dès le début de son règne, Alexandre Ier prit plusieurs décrets pour rétablir la liberté de la presse. Paul Ier avait interdit l’importation de livres étrangers, ainsi que certaines traductions d’ouvrages jugés tendancieux. La censure subit une profonde modification dès l’avènement d’Alexandre : par le décret du 31 mars 1801, il autorisa l’impression, en Russie, d’ouvrages de littérature étrangère349. En 1802, les organes de censure liés à la police furent supprimés. L’Empereur fit également traduire en russe certains ouvrages de pensée politique, ceux de Jefferson notamment, des penseurs anglais et français. Malgré tout, une liste d’ouvrages soumis à l’index subsistait toujours. Par ailleurs, en 1805, Adam Czartoryskij, jugeant la censure trop libérale, réclama et obtint le rétablissement d’une censure minimale, avec la création d’une liste d’ouvrages transmise au Ministère des Affaires étrangères350.

La relative liberté accordée par Alexandre Ier permit à certains ouvrages de réapparaître, mais elle favorisa surtout l’essor de la presse. La presse russe s’épanouit, avec l’apparition de nombreux almanachs ou revues, et la presse étrangère devint plus facilement accessible. Les journaux ayant le plus de succès n’étaient pas des journaux littéraires, mais des périodiques à thématique scientifique (médecine ou géographie) et politique. Les plus grandes villes universitaires de la culture germanophone étaient représentées : Göttingen, Heidelberg, Hambourg, Berlin ou encore Vienne. Ainsi, en 1825, à Saint-Pétersbourg, on pouvait se procurer les journaux suivants en allemand :

349 « Etandant notre solliciditude à l’utilité de nos ressortissants et souhaitant leur procurer tous les

moyens possibles pour diffuser les sciences utiles et les arts, nous ordonnons d’annuler l’interdiction, établie par le décret du 18 avril 1800, d’importer de l’étranger toutes sortes d’ouvrages et de partitions […], autorisant tant l’importation de livres, revues et autres œuvres de l’étranger, que leur impression à l’intérieur de l’Etat, suivant un règlement précis, établi dans le décret du 16 septembre 1796. » « Prostiraâ popečeniâ Naši na pol’zu vernopoddannyh Naših i želaâ dostavit’ im vse vozmožnye sposoby k rasprostraneniû poleznyh nauk i hudožestv, Povelevaem učinennoe ukazom 18 Aprelâ 1800 goda zapreŝenie na vypusk iz-za granicy vsâkogo roda knig i muzyki otmenit’ […], dozvolââ kak privoz inostrannyh knig, žurnalov i pročih sočinenij, tak i pečatanie onyh vnutri Gosudarstva po točnym pravilam, v ukaze ot 16 Sentâbrâ 1796 goda postanovlennym. » Voir Polnoe Sobranie Zakonov, tome XXVI, n°19807, oukaze du 31 mars 1801, p.599.

350 Pour plus de détails sur le projet d’A. Czartoryski, et sur la censure en général sous Alexandre Ier,

voir l’article de T.A. ŠANSKAÂ, « Francuzskaâ literatura i rossijskaâ cenzura v pervoj četverti XIX veka », in Rossiâ i Franciâ, XVIII-XX vv., Moskva, Nauka, 2001, volume 4, pp.118-131.

Titre Prix en roubles Hamburger Correspondent. 100 Berliner Nachrichten. 80 Königsberger Zeitung. 60 Wiener Zeitung. 90 Karlsruher Zeitung. 90

Zeitung für die elegante Welt. 65

Allgemeine politische Zeitung. 115

Leipziger Literatur Zeitung. 70

Karlsburgische medizinische Zeitung. 105

Göttingische gelehrte Anzeigen. 65

Allgemeine medizinische Annalen. 90

Husslands Journal und Bibliothek. 90

Hamburgisches politiches Journal. 80

Bülletin der Gesetzsammlung. 20

Der Gesellschafter oder Blätter für Geist und Herz. 70

Morgenblatt. 110

Abendzeitung. 90

Geographische Ephemeriden. 100

Heidelberger Jahrbücher. 80

Leipziger musikalische Zeitung. 65

Leipziger Moden Zeitung. 70

Berliner StaatsZeitung. 40

Schwäbischer Merkur. 90

Archiv für Geographie. 110

Lesefrüchte. 65

Tableau 1 – Titres de presse en langue allemande disponibles à Saint-Pétersbourg en 1825351.

Les journaux disponibles en anglais étaient moins nombreux et beaucoup plus chers (entre 200 et 750 roubles), mais tous témoignaient de l’intérêt de la société russe

351 Données récoltées au cours de recherches dans les archives conservées au Quai d’Orsay, tome 28

intitulé « Russie, 18211 à 1834 – Mémoires et documents, 53 pièces », feuillets 107, 108 et 109. Ces documents ne sont consultables que sur microfilms.

pour l’Angleterre. Les quatre plus grands journaux étaient représentés : The London

Chronicle, The Times, The Courrier et The new Times. On trouvait aussi le Bell’s weekly Messenger, la Lloyds List, le London mercantile Price Current et le Racing Calender.

Les journaux français étaient aussi présents que les journaux allemands. Outre des revues consacrées au voyage, les grands journaux politiques français du début du XIXème siècle étaient très demandés :

Titre Prix en roubles

Le Moniteur. 430

Le Journal des Débats. 250

Le Journal de Paris. 250

Le Journal de Francfort. 140

Le Courrier de Londres. 520

La Bibliothèque universelle. 195

Le Journal du Commerce. 300

Le Journal des Savants. 160

La revue encyclopédique. 220

Mercure du XIXème siècle. 100 Journal des modes de Paris. 180

Petit courrier des dames. 180

Journal d’éducation. 95

Journal des voyages. 115

Nouvelles annales des voyages. 150

L’Etoile. 215

Pandore. 290

Tableau 2 – Titres de presse en langue française disponibles à Saint-Pétersbourg en 1825352.

Tous ces journaux, de langue anglaise, allemande ou française, élargissaient l’horizon intellectuel de la société russe et contribuaient à diffuser les idées et les

352 Ce tableau est établi d’après les renseignements trouvés dans les archives conservées au Quai

d’Orsay, tome 28 intitulé « Russie, 1821 à 1834 – Mémoires et documents, 53 pièces », voir les feuillets 107, 108 et 109.

expériences politiques européennes en Russie. La diversité de la presse permit l’émergence d’un embryon d’opinion publique353 : les Républicanistes le perçurent, qui

utilisèrent la presse comme moyen de propagande pour diffuser leurs idées politiques. Les principes de liberté s’affirmèrent aussi dans le domaine économique : après avoir favorisé la libre circulation des idées par le développement de la presse et des universités, le jeune Empereur eut à cœur de favoriser la libre circulation des biens et des marchandises.

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