• Aucun résultat trouvé

un vocabulaire moderne pour une autocratie traditionnelle.

II. Ordonner : l’organisation rationnelle des mécanismes d’obéissance.

4. La bonne police : un ordre moral autocratique.

Ce souci constant d’ordre et de rationalité trouve son expression paroxystique dans le renforcement de la politique impériale d’ordre public par l’intermédiaire de l’administration policière et judiciaire. La Russie voulue par Catherine II doit en effet être un Etat policé dans lequel règne un ordre strict s’inspirant de l’expérience des sciences camérales. Les caméralistes allemands et prussiens tentèrent en effet de définir le mode d’exercice de l’autorité administrative au sein de l’Etat absolutiste. La forme de gouvernement préconisée est celle d’un despotisme modéré et éclairé dont le règne de Frédéric II de Prusse constitue l’archétype.

« Dans cette perspective, le monarque est le premier fonctionnaire de l’Etat à la tête d’une bureaucratie et d’un appareil judiciaire qui fixe les limites de sa toute- puissance. »198

Catherine II, prétendant être à la tête des institutions étatiques pour le « bien- être » du pays, tente d’imposer cette « bonne police », destinée à transformer un Etat ordonné en une réelle puissance économique. Cette influence des sciences camérales se retrouve dans les domaines de la police et de la justice199.

197 Chiffres empruntés à DE MADARIAGA, I., La Russie au temps de la Grande Catherine, op.cit.,

chap. XXIX, p.499.

198 LABORIER, P., « La bonne police. Sciences camérales et pouvoir absolutiste dans les Etats

allemands », in Politix, 1999, volume 12, n°48, pp.7-35. La citation est extraite de la page 15.

199 L’influence des sciences camérales sur la Russie, ainsi que les rapports entre la Russie et

l’Allemagne ont été l’objet de nombreuses études. On rappellera pour mémoire l’ouvrage fondamental de M. Raeff sur ce sujet, qui souligne l’importation des sciences camérales en Russie, à travers notamment la formation de Catherine II et son amitié avec Frédéric de Prusse. RAEFF, M.,

The Well-Ordered Police State : Social and Institutional Change through Law in the Germanies and Russia, 1600-1800, New Haven/London, Yale University Press, cop.1983.

Dans un Etat dirigé selon les principes caméralistes, la police naît de la volonté du souverain d’assurer la sécurité de ses citoyens. Elle participe donc du bien-être que l’Etat paternaliste est en mesure d’offrir à ses citoyens :

« Au XVIIIème siècle, la police inclut aussi bien la simple garantie de l’ordre que l’intervention légitime dans les affaires culturelles, sphère par excellence du bien-

être des citoyens. On peut lire un nouveau souci du bien-être et de la sécurité des

individus dans le développement d’une politique de type providentiel tout au long du XVIIIème siècle. »200

La police veille au bon ordre moral et matériel afin de contraindre la nation à se policer : la nation policée est celle

« chez laquelle les besoins sont fort multipliés, et ces besoins sont la source de l’industrie, qui, à son tour, devient la mère des beaux Arts, des Sciences, des Arts Méchaniques, et du Commerce. La réunion de tous ces objets fait la félicité de l’Etat ; et d’un Pays si heureux qu’il ne manque pas d’être fréquenté par un grand nombre d’Etrangers voyageurs, dont la dépense concourt à l’enrichir. »201

L’annexe de l’Instruction publiée en février 1768, entièrement consacrée à l’organisation de la police dans l’Empire de toutes les Russies, reflète ce souci affiché par le souverain pour le bien-être de ses enfants. Catherine II y reprend la double fonction de la police développée par les caméralistes : assurer la sécurité des citoyens, et maintenir les bonnes mœurs. C’est dès lors la seule institution permettant d’assurer bon ordre et progrès dans la sphère publique :

« Sous le nom de Police, on entend ordinairement l’ordre général qui règne dans un Etat. »202

Ailleurs, elle affirme plus nettement encore :

« Tout ce qui concourt au maintien du bon ordre dans la société, est du ressort de la Police. »203

200 LABORIER, P., « La bonne police. Sciences camérales et pouvoir absolutiste dans les Etats

allemands », op.cit., p.8.

201 BIELFELD, baron de, Institutions politiques, Ouvrage où l’on traite de la Société Civile ; Des Loix,

de la Police, des Finances, du Commerce, des Forces d’un Etat ; Et en général de tout ce qui a rapport au gouvernement, Paris, Duchesne, 1762, tome I, p.57.

202 Instruction, op.cit., chapitre XXI, §528, pp.344-345. 203 Idem, §531, pp.344-345.

Fidèle au mode de raisonnement qui traverse toute l’Instruction, Catherine II opère des distinctions et divise la police en deux catégories : la police urbaine (gradskaâ

policiâ) et la police rurale (zemskaâ policiâ). La police urbaine devra être plus

développée que la police rurale, mais toutes deux partagent la même mission : faire régner l’ordre. Les domaines de compétence de la police sont nombreux : celle-ci doit surveiller les bonnes mœurs et la décence des sujets ainsi que le bon déroulement du culte, veiller à l’hygiène publique, surveiller les silos à grains, vérifier que les boissons vendues dans les auberges ne sont pas frelatées, prévenir les accidents, les incendies et les vols. Ce système correspond à un usage autoritaire de la force publique, à l’image du pouvoir exercée par l’Impératrice. Ces prérogatives extrêmement vastes d’une police qui intervient jusque dans la vie privée des citoyens, correspondent parfaitement à la définition élaborée par les caméralistes ; elle est omniprésente et tous les citoyens lui sont soumis, sans distinction d’aucun ordre :

« Comme l’établissement de ce département n’a pour but et pour fin que le bon ordre et les bonnes mœurs dans la société civile en général, il s’ensuit que chaque membre de la Société, de quelque rang ou condition qu’il soit, est dépendant de ce Tribunal. »204

C’est donc par le détail des comportements que Catherine II entend imposer l’ordre qui doit faire de la Russie une nation digne des grandes puissances européennes. La police est par conséquent également investie d’un rôle moral : elle doit distinguer, parmi les mendiants, ceux qui sont valides et ceux qui ne le sont pas, mettre au travail les personnes valides et accorder refuge et protection aux personnes invalides. Garante des bonnes mœurs, la police n’est cependant pas libre de punir les auteurs de délits qu’elle aurait appréhendés. L’Instruction distingue nettement la police du pouvoir judiciaire, faisant s’arrêter la juridiction de la police là où commence celle de la justice. La police ne peut qu’appréhender les coupables, mener une enquête, et transférer au tribunal l’accusé : punir n’est pas du ressort des gardiens de la moralité publique.

« §566. La Police au contraire découvre le délit, et laissant le jugement de l’affaire à un autre Département, elle la lui renvoie. »205

204 Instruction, op.cit., chapitre XXI, §561, pp.360-361. Le lecteur ne doit pas se laisser abuser par le

terme de « tribunal ». Le mot utilisé en russe est «pravlenie » : il s’agit donc davantage de désigner la « juridiction », le « département » de la Police, plutôt qu’un tribunal rendant justice.

Cette distinction des pratiques de l’exécutif et du judiciaire est relayée dans l’Instruction par une importante réflexion consacrée à la justice, à l’organisation des lois chargées de punir les crimes et les méfaits commis. L’esprit des Lumières a profondément marqué le style dans lequel est rédigée cette Instruction : en effet, les crimes sont classés en fonction de leur gravité, et les peines correspondantes sont décrites en détail206. La justice que Catherine II assure vouloir mettre en place en Russie correspond trait pour trait aux conceptions juridiques européennes de l’époque : l’Impératrice fait ainsi du pouvoir judiciaire et de Tribunaux les garants de la propriété et de la vie privée. Dès lors, tout jugement devra être scrupuleusement pesé : la lenteur des enquêtes est préférée à un verdict rendu trop rapidement et trop brutalement. Cette préférence doit, aux yeux de Catherine II, marquer la différence fondamentale existant entre la Russie et les royaumes despotiques orientaux :

« Mais dans les Etats modérés, où la tête, les biens et l’honneur du moindre Citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur et ses biens qu’après un long et scrupuleux examen ; on ne le prive de la vie, que lorsque la Patrie elle-même l’attaque ; et elle ne l’attaque qu’en lui laissant tous les moyens possibles de se défendre. »207

L’autocrate fait donc de la rationalisation de la justice le symbole même d’un despotisme modéré et éclairé, dans lequel l’arbitraire du souverain s’efface devant l’apparente objectivité de la loi. Il devient alors nécessaire d’entendre des témoins lors de l’instruction des procès : l’Instruction exige qu’au moins deux d’entre eux soient présents et demande aux juges de prononcer des jugements clairs, rendus selon la lettre de la loi et non selon l’opinion des magistrats. La fonction du juge est d’ailleurs définie de manière très nette ; il ne distribue pas des peines, mais rend un jugement conforme à la loi :

206 Cette préoccupation fait écho à une maxime de Baccaria : « Il est de l’intérêt général qu’il ne se

commette pas de délits, ou du moins qu’ils soient d’autant plus rares qu’ils causent plus de mal à la société. Ainsi donc, plus les délits sont nuisibles au bien public, plus forts doivent être aussi les obstacles qui les en écartent. Il doit donc y avoir une proportion entre les délits et les peines. » Extrait de BECCARIA, Des délits et des peines, traduction par Maurice Chevallier, préface de Robert Badinter, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, §VI, p.72.

207 Instruction, op.cit., chapitre IX, §114, pp.66-67. Ce paragraphe s’oppose au précédent, dans lequel

l’auteur rapporte la manière de rendre la justice du Pacha, en Turquie : ce dernier rend justice en administrant des coups de bâtons à tous les plaideurs, indistinctement, et les renvoie ensuite chez eux. Catherine II se désolidarise d’une telle conception de la justice.

« Quand un accusé est condamné, ce ne sont pas les Juges qui lui infligent la peine ; c’est la Loi. »208

Dans le même esprit, la torture est oficiellement condamnée : aucun jugement, aucune enquête ne peut justifier le recours à cette pratique ; c’est le propre d’une nation civilisée et policée de refuser l’usage de la Question. Là encore, ce trait distingue le despotisme éclairé du despotisme oriental :

« La Question est un usage qui répugne à la raison et que l’humanité exige qu’on abolisse. Nous voyons aujourd’hui une nation très bien policée la rejeter sans inconvénient. Elle n’est donc pas nécessaire par sa nature. […]. »209

La justice, telle que la dessine l’Instruction, correspond aux critères en vigueur dans l’Europe de l’époque : pouvoir judiciaire ordonné, définition du cadre légal de l’enquête, du jugement et du verdict, jugement rendu selon la lettre de la loi pour éviter l’amalgame entre jugement et opinion. La culture judiciaire russe se trouve, en théorie tout du moins, profondément bouleversée par cette inscription des intentions du souverain dans l’horizon des idées juridiques européennes : l’égalité des citoyens devant la justice et les tribunaux devrait conduire à repenser les rapports de la société à la justice et à la loi. Ces principes furent timidement appliqués210 et l’on sait que Catherine II elle-même eut plusieurs fois recours à la torture pour obtenir des aveux211. Or, si ces beaux projets de Catherine II resteront pour la plupart lettre morte, néanmoins des hommes, formés à ces théories juridiques, élèveront la voix pour dénoncer le hiatus entre la révolution des mentalités plaidée par l’Impératrice instructrice et la permanence de ses pratiques autocratiques.

Ordre politique, ordre social, ordre économique, ordre administratif : le souci de rationalisation dont fait preuve l’Impératrice dès le début de son règne s’étend à tous les secteurs de la vie publique. L’influence de la pensée politique et économique

208 Instruction, op.cit., chapitre IX, §128, pp.74-75. 209 Instruction, op.cit. chapitre IX, §123, pp.72-73.

210 Voir les témoignages de deux observateurs sur les prisons, les hôpitaux, les asiles : l’archidiacre W.

Coxe, qui voyagea en Russie en 1778, et John Howard, décédé à Kherson en 1792. Tous deux soulignent des conditions difficiles, mais qui ne paraissent pas avoir été pires que dans d’autres pays. Voir DE MADARIAGA, I., La Russie au temps de la Grande Catherine, op.cit., pp.597-598.

211 E. HÜBNER souligne tout particulièrement l’inadéquation entre les intentions professées et les

pratiques du pouvoir sous le règne de Catherine II, dans son ouvrage Russland zur Zeit Katherinas

européenne dans l’élaboration de sa conception de l’Etat est certaine : théories physiocratiques en économie, caméralisme pour la réforme de l’administration, principes de Beccaria dans le domaine de la justice, emprunts à Montesquieu et au libéralisme politique naissant sur le plan de la législation. Les éléments que Catherine II retient de ces sources hétéroclites offrent à ses yeux le double avantage d’être novateurs sur le plan économique et juridique, et de ménager une continuité dans la pratique politique du gouvernement autocratique de la Russie. Le vernis moderniste s’estompe dès que l’Impératrice s’attache à préciser le rôle du souverain et la nature du pouvoir. La rénovation du discours portant sur l’Etat et la mise en place d’un vocabulaire politique moderne ne resteront cependant pas sans écho dans la société russe éclairée. Les représentants de la noblesse modérée et progressiste sauront s’en emparer pour élaborer des projets de réorganisation de l’administration étatique qui s’écarteront pour partie de la ligne officielle tracée par l’Instruction.

SECTION II

Des institutions à la constitution :

Outline

Documents relatifs