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Le temps du triomphe : de la victoire à la prise de conscience des élites.

La Russie impériale à l’épreuve

I. Grandeur et misère de l’Armée.

1. Le temps du triomphe : de la victoire à la prise de conscience des élites.

L’armée russe n’a cessé de se couvrir de gloire aux yeux de l’Europe, dans sa lutte contre Napoléon. L’incendie de Moscou en 1812 et la retraite des troupes françaises marquent le début de la gloire de l’armée russe. Les victoires se succèdent, et, malgré de violentes résistances, la « campagne de la libération » de l’Allemagne, de l’Italie, de la France puis de l’Espagne, est un succès qui retentit dans toute l’Europe359.

d’Alexandre, l’inconfort de sa position, mais explique aussi l’importance du secret dans les réformes.

358 Sur ce point, voir notamment le travail de GOUBINA, M., « La perception réciproque des Français

et des Russes dans la littérature, la presse et les archives, 1812-1827 », thèse sous la direction de M. Bondy, soutenue à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV) le 30 novembre 2007.

359 Notre propos n’est pas de détailler les engagements militaires qui jalonnèrent la retraite de Russie et

les campagnes de l’Armée russe en Europe, même si les Républicanistes participèrent activement à cette « campagne de libération ». Pour une étude détaillée et documentée de cette période, on renverra à ORLIK, O.V., Dekabristy i evropejskoe osvoboditel’noe dviženie, Moskva, Mysl’, 1975.

Les mémoires témoignent également de la surprise des Français vis-à-vis des soldats russes, qui ne se comportent pas en dictateurs victorieux, mais en troupes appelées à repartir dans leur pays360.

Mais la transformation que subit l’armée russe au cours des guerres napoléoniennes est beaucoup plus profonde que ce que reflète la gloire d’une armée victorieuse. Toutes les armées furent mobilisées, de mêmes que les troupes irrégulières : les Cosaques du Don, qui représentaient un ensemble de 40 000 hommes, furent répartis en trente régiments de Cosaques et deux bataillons de l’artillerie à cheval du Don361. Les paysans demandèrent spontanément à recevoir des armes et à participer à la lutte armée, formant ainsi ce que l’on appelle les « milices vertes ». Le tsar, par manque de confiance dans la masse incontrôlable du peuple, hésita à armer une foule qui pourrait provoquer des soulèvements ; mais, sur l’insistance du général M.I. Kutuzov, l’Empereur fit distribuer des armes aux paysans, qui, spontanément, se battirent aux côtés de l’armée russe contre Napoléon. Cet épisode marque un tournant considérable dans l’élaboration du concept du « peuple » : le terme narod désignait deux catégories de personnes, les paysans et les soldats, fort éloignés de la noblesse ; le peuple, porteur de l’identité nationale russe, attaché aux traditions et à une foi populaire, était profondément séparé de l’élite russe, formée à l’européenne et parlant une autre langue. Or, la défense commune contre l’envahisseur pour libérer la patrie rapprocha les conditions sociales : une nation en armes prit naissance362. Cette communauté de destin eut pour conséquence de souder les différents ordres de la société russe. Dès lors, le terme russe narod concentra les notions de peuple et de nation, et rassembla des personnes partageant le même destin, désireuses de partager le même avenir, le même

360 Voir les témoignages de soldats russes sur les campagnes européennes. On citera notamment

GLINKA, F.N., Pis’ma russkogo oficera o Pol’še, Avstrijskih vladeniâh, Prussii i Francii s

podrobnym opisaniem pohoda rossiân protiv francuzov, v 1805 i 1806 gg., Moskva, 1815 ; 2e

édition : Moskva, Voenizdat, 1987 (édition préparée sous la direction de S. Serkova). D’autres témoignages moins connus mais tout aussi intéressants doivent être cités : NOROV, V.S., Zapiski o

pohodah 1812 i 1813 godov ot Tarutinskogo sraženiâ do Kul’mskogo boâ, Sankt-Peterburg, s.n.,

1834 ; PUŜIN, P.S., Dnevnik Pavla Puŝina : 1812-1814, édition préparée par V.G. Bortnevskij, Leningrad, LGU, 1987.

361 Pour plus de détails sur la participation des Cosaques du Don à la campagne de 1812, voir le recueil

dirigé par A.P. PRONŠTEJN, Istoriâ Dona s drevenjših vremën do padeniâ krepostnogo prava, Rostov, Rostovskij Gosudarstvennyj Universitet, 1973, pp.239-250.

362 Voir le beau développement de Richard HOCQUELLER sur la nation, in Résistance et révolution

durant l’occupation napoléonienne en Espagne, 1808-1812, Paris, La boutique de l’Histoire, 2001,

projet politique. Les campagnes de libération offrirent aux officiers et aux soldats une première expérience concrète de la communauté de destin qui rassemble les membres d’une même nation.

De retour en Russie, après le Congrès de Vienne en 1815, les officiers de l’armée russe ne restèrent pas inactifs. Formés par la campagne de libération, ils ressentirent la nécessité de parfaire l’instruction des soldats : au sein de l’armée, des écoles furent créées sur le modèle de l’enseignement mutuel fondé par Lancaster363. Selon cette méthode, les soldats étaient instruits par le meilleur d’entre eux, secondé dans cette tâche par deux assistants ; on préconisait de travailler en petits groupes pour plus d’efficacité. Ce modèle364 présentait le grand avantage d’exiger fort peu de moyens pour commencer l’instruction ; en outre, il renforçait les liens entre les soldats, et concourait à former un « esprit de corps », si important pour la cohésion d’une armée. Une école fonctionnant sur cet enseignement mutuel fut développée à Kiev, par le général M.F. Orlov, futur Républicaniste. Dans un rapport au général Zakrevskij, en date du 10 octobre 1817, il présente l’expérience en cours :

« On a choisi quarante pensionnaires, qui ne savaient ni lire, ni écrire. Ils furent répartis en cinq groupes, de huit personnes chacun ; chaque groupe disposait d’une table, placée sous la surveillance d’un étudiant plus âgé et plus savant, qui portait, pour cette raison, le nom de surveillant. »365

363 Joseph LANCASTER (1778-1838), fils d’ouvrier, devint instituteur et jura de consacrer sa vie à

instruire les enfants de la classe ouvrière, souvent miséreuse dans l’Angleterre du XIXème siècle.

Après être entré dans la secte des Quakers, J. Lancaster fonda en 1798 une école pour enfants pauvres ; comme il acceptait d’enseigner gratuitement aux enfants, les moyens vinrent bientôt à manquer. Il pallia la pénurie de moyens par un ingénieux système : il remplaça l’encre, les plumes et le papier, trop coûteux, par des ardoises ; il congédia ses assistants et recruta des « moniteurs » parmi les élèves les plus avancés. La doctrine de l’enseignement mutuel était promise à un bel avenir, grâce aux résultats performants qu’elle permettait d’obtenir avec peu de moyens. En 1803, Lancaster témoigne de son expérience en publiant un ouvrage fondamental, Improvements in education, as it

respects the industrious classes of the community. En 1804, son école comptait 700 élèves et il créa

une école de filles qui accueillait 200 écolières. Bénéficiant de la protection du roi et des lords, il put développer l’enseignement mutuel en Angleterre, mais aussi aux Etats-Unis d’Amérique. Pour une étude approfondie de cette méthode et de ses conséquences, voir MIALARET, G. et VIAL, J.,

Histoire mondiale de l’éducation des origines à nos jours, tome 3 : de 1815 à 1945, Paris, PUF,

1981. Voir également le Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, sous la direction de F. BUISSON, édition de 1914, Lyon, INRP, 2007 [ressource électronique, CD-ROM].

364 La Russie était attentive à toutes les expériences pédagogiques. L’Empereur envoya Joseph

HAMEL, en Angleterre, en 1818, afin qu’il y étudie le système de Lancaster. J. Hamel devint le biographe de Lancaster. D’autres ouvrages avaient vu le jour : BALLY, Guide de l’enseignement

mutuel, Paris, 1819 ; NYON, Manuel pratique ou précis de la méthode d’enseignement mutuel,

Paris, 1816.

Ces tables étaient recouvertes de sable, sur lequel les pensionnaires traçaient les lettres à l’aide d’un bâton. L’« enseignant » présentait les différentes lettres sur des morceaux de papier, les prononçait et en indiquait la graphie. Les élèves reprenaient ce qui avait été dit, et recopiaient plusieurs fois la graphie des syllabes prononcées. Le résultat de cet « enseignement réciproque » fut rapide ; M.F. Orlov présenta un bilan très positif de cette expérience :

« Le succès a totalement confirmé les efforts entrepris pour cette expérience. Au bout de quatre semaines, vingt-quatre des quarante élèves avaient solidement appris à lire tout l’alphabet non seulement quand on leur montrait une lettre, mais ils le connaissaient par cœur ; ils pouvaient écrire avec leur doigt et à l’aide d’un bâton n’importe quelle lettre sur le sable, sans besoin qu’on la leur montre auparavant. »366

Le général M.F. Orlov approfondit cette expérience d’enseignement mutuel au sein de l’école de Lancaster de Kiev : en 1819, il instruisit 800 personnes, et en 1820, on comptait plus de 1 500 élèves. Les écoles de Lancaster furent développées dans d’autres villes de l’Empire : on en trouvait à Moscou, Moguilev et Kherson ; à Chisinau, celle dirigée par V.F. Raevskij, lui aussi futur Républicaniste, est demeurée célèbre. L’accès à l’instruction élargit l’horizon intellectuel des troupes : le regard sur les simples soldats s’en trouvait considérablement modifié.

Les officiers ne demeurèrent pas en reste : avides d’acquérir des connaissances, ils se retrouvaient en groupes pour discuter de l’évolution de la politique en Europe et commenter les dernières nouvelles puisées dans les nombreux journaux étrangers disponibles dans les deux capitales russes. Certains se regroupèrent autour de M.M. Murav’ëv – le père du futur Républicaniste – pour fonder une « association de mathématiques » et approfondir leurs connaissances dans ce domaine. A leur retour des campagnes européennes, en 1815, les officiers russes, épris de liberté, reproduisaient dans leurs casernes, à une échelle plus modeste, les expériences d’enseignement et les discussions politiques qu’ils avaient partagées lors de l’occupation en France. Ces

otdelenij, každoe iz 8 čelovek, i razmeŝeny za pât’û stolami pod nadzorom odnogo staršego, bolee znaûŝego učenika, imeûŝego po semu slučaû zvanie smotritelâ », « Rapport du général Orlov au général Zakrevskij, 10 octobre 1817 », in Dekabristy – Sbornik iz istočnikov, Moskva, Centrarhiv, 1926, pp.39-40.

366 « Uspeh soveršenno opravdal prinâtye trudy dlâ sego opyta. Po prošestvii četyreh nedel’ iz čisla 40

vospitannikov 24 vyučili ves’ma tverdo čitat’ vsû azbuku ne tol’ko togda, kogda pokažut im kakuû- nibud’ literu, no znaût ee na pamât’ i mogut dovol’no horošo napisat’ pal’cem i paločkoû na peske vsâkuû literu bez vyveski onoj. » Extrait du « Rapport du général Orlov au général Zakrevskij », in

groupes de réflexion donnaient aux officiers le goût des analyses politiques, des discussions raisonnées sur les expériences politiques de l’Europe :

« Même au sein des militaires des sociétés ou des cercles littéraires se formèrent, ou des soirées dans les régiments de la garde, tout particulièrement dans l’ancien régiment de Semenov, dans celui d’Izmajlov. Dans ces conversations sur l’histoire et la littérature, on parlait aussi des Jacobins, des Cortès, des Carbonari et du Tugendbund. Les jeunes faisaient tout leur possible pour participer à des cercles de ce genre. »367

On observe donc une politisation de l’armée, due en partie aux expériences des officiers pendant les campagnes de libération. En effet, certains officiers de l’armée russe jouèrent des rôles politiques de premier plan : M.F. Orlov fut envoyé en tant qu’ambassadeur auprès du roi du Danemark ; S.G. Volkonskij, fut autorisé, à son retour en Russie, à repartir en Europe, en 1814-1815, pour en observer l’évolution politique. De même, N.I. Turgenev prit une grande part au Congrès de Vienne, et établit un projet d’organisation conjointe des aides des alliés et la répartition de ces aides financières368. On trouve, dans ses papiers, un texte intitulé « Etablissement du Département Central » ; ce texte, composé de vingt articles, détermine les fonctions du Département Central, chargé de « faire contribuer tous les pays ocupés aux frais de la guerre »369. La

direction de ce Département avait été confiée au Baron de Stein, auprès de qui N.I. Turgenev était en service. En participant à l’élaboration de ce texte, N.I. Turgenev s’est formé au jeu des stratégies d’alliance des puissances. La politisation des esprits des officiers se poursuivit au cours du Congrès de Vienne, auxquels certains assistèrent. Le Congrès de Vienne souleva tous les espoirs : la noblesse russe éclairée attendait que les monarques des grandes puissances offrissent aux peuples soulevés (Espagne, Italie, Allemagne) la possibilité de choisir leur destin. Ainsi, N.V. Basargin, futur Républicaniste, estimait que ces monarques devaient tenir compte de la force des peuples qui s’était manifestée dans leur lutte contre Napoléon :

367 « Daže meždu voennymi sostavalis’ literaturnye obŝestva, ili kružki, ili večera, v gvardejskih polkah,

osobenno v starom semenovskom, izmajlovskom. V besedah po časti istorii i literatury, govorili takže o Âkobincah, o Kortesah, o Karbonari i o Tugendbunde. Molodež’ vsâčeski staralas’ byt’ učastnikami v takih kružkah. » ROZEN, Zapiski dekabrista. Sočineni barona Andreâ Rozena, Moskva, Tipo-litografiâ I.G. Čuksina, 1900, p.63.

368 Voir l’article d’O.V. ORLIK, « Vzglâdy dekabristov na Svâŝennyj Soûz i Venskuû sistemu

meždunarodnyh otnošenij », in Istoričeskie zapiski, Moskva, AN SSSR/Nauka, 1979, n°104, pp.168- 202.

« [Les souverains] doivent se tourner vers les instincts des peuples ; s’ils ne peuvent le promettre de manière positive, au moins qu’ils installent dans les masses l’espérance d’améliorations futures dans leur vie politique. En concluant la paix à Paris, Londres, au Congrès de Vienne, l’Empereur Alexandre a parlé et agi conformément à ces principes et , par là, a donné l’espoir, à la Russie aussi, de futures transformations au profit du peuple. »370

Leur participation au Congrès de Vienne, en tant que simples témoins ou en tant qu’acteurs, a profondément marqué les officiers russes ; elle leur a offert la possibilité d’intervenir dans une expérience politique de réorganisation de l’Europe ou d’observer les projets politiques des nations européennes. Cette expérience fut décisive pour un grand nombre d’entre eux.

Les modifications apportées par certains officiers dans l’armée ne furent pas du goût de tous les généraux : au retour des campagnes contre Napoléon, soldats et officiers retrouvèrent les comportements violents et parfois inhumains de certains généraux vis-à-vis des troupes. Cette humiliation sur le sol russe fut d’autant plus mal vécue qu’elle succédait aux glorieuses victoires de l’armée russe sur le sol européen.

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