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Renouveler la culture politique : continuités et ruptures avec l’autocratie.

I. Le pouvoir de l’autocrate : continuités et mutations.

1. Un nouvel art de régner ?

Alexandre Ier rompt avec les règnes précédents par ses conceptions politiques. Elevé dans l’esprit républicain de Laharpe, son précepteur, Alexandre, encore grand- duc, cache mal son aversion pour le régime de son père. On trouve, dans sa correspondance avec Laharpe, une lettre en date du 27 septembre282 1797, dans laquelle il peint un tableau assez sombre de la Russie sous Paul Ier :

« Le militaire perd presque tout son temps et cela en parades. Dans le reste il n’y a aucun plan suivi. On ordonne aujourd’hui ce qu’un mois après on contremande. On ne souffre jamais aucune représentation que quand le mal est déjà tout fait. Enfin pour trancher le terme, le bonheur de l’Etat n’entre pour rien dans le régissement des affaires : il n’y a qu’un pouvoir absolu qui fait tout à tort et à travers. […] J’ai pensé que si jamais le tour venait à moi de régner, au lieu de m’expatrier, je ferai [sic] beaucoup mieux de travailler à rendre mon pays libre et à le prévenir par là dans l’avenir de servir de jouet à des insensés. Cela m’a fait faire mille réflexions qui m’ont démontré que cela serait le meilleur genre de révolution étant opéré par un pouvoir légal qui cesserait de l’être aussitôt que la constitution serait

achevée et que la nation aura des représentants. Voici quelle est mon idée. »283 Le grand-duc Alexandre entrevoit la nécessité de réformes politiques, mais il les conçoit uniquement dirigées par le souverain : cette conception n’est pas nouvelle, eu égard aux nombreuses réformes suscitées par Catherine II. La nouveauté du discours d’Alexandre réside davantage dans le but qu’il se propose d’atteindre : il envisage lui- même de limiter le pouvoir du souverain, en accordant une constitution à la Russie. Par ailleurs, suivant l’exemple de Catherine II, le futur souverain pose le problème de la

représentation nationale : comment instaurer, dans la Russie autocratique, une

282 27 septembre ancien style (plus loin A.S.), soit le 8 octobre selon le nouveau style (plus loin N.S.). 283 Lettres du tsarévitch Aleksandr Pavlovič à Laharpe, 27 septembre/8 octobre 1797 ; nous soulignons.

Cité in SCHILDER (ou ŠILDER), N.K., Imperator Aleksandr I, ego žizn’ i carstvovanie, Sankt- Peterburg, izdanie A.S. Suvorina, 1904-1905 (2e édition) tome I, p.281 ; l’édition originale date de

1897-1898. Le texte provient des Archives nationales (Gosudarstvennyj arhiv), section V, document n°190.

institution représentant le peuple, qui siégerait aux côtés du souverain ? Cette question de la représentation nationale, cruciale dans la définition moderne d’un Etat-nation, reviendra à plusieurs reprises dans les projets politiques de cette époque.

A l’avènement d’Alexandre Ier, les intentions du souverain ainsi que son inclination pour les idées progressistes sont connues et saluées par l’ensemble de la société russe. Une missive laissée sur le bureau d’Alexandre Ier à son avènement résume toutes les attentes de la noblesse éclairée vis-à-vis du nouveau souverain. Au début de cette lettre, l’auteur, V.N. Karazin284, apostrophe le tsar en des termes très élogieux :

« Par quel jour splendide ton règne a commencé ! Même la nature, semblait-il, saluait ton avènement avec enthousiasme. Alexandre, bien-aimé de nos cœurs ! Voici déjà une dizaine de fois que le soleil printanier éclaire tes administrés, remplis d’espérances, et de jour en jour, d’heure en heure, tu remplis ces espoirs. Quel avenir lumineux nous attend ! »285

L’œuvre future d’Alexandre Ier est présentée comme la continuité de l’œuvre de Catherine II :

« Les peuples sont toujours tels que le gouvernement souhaite qu’ils soient. […] Catherine, dans son immense sagesse, a commencé à former des ciotyens de Russie. Alexandre, le bien-aimé du peuple, achèvera cette grande œuvre ; s’étant délecté aux fruits de sa jeunesse, il sera le bienheureux parmi les mortels, et sa gloire, fondée sur l’amour de ses administrés, passant d’âge en âge, et sur l’estime générale de tous les peuples de la terre, sera un objet de souhait pour les plus grands monarques ! »286

284 KARAZIN, V.N. (1773-1842- : homme d’Etat russe, d’origine ukrainienne. Il déposa une lettre

anonyme au ton très franc sur le bureau de l’Empereur. Le contenu de cette lettre, centrée pour l’essentiel sur l’instruction publique, plut beaucoup à Alexandre Ier qui en fit rechercher l’auteur. L’Empereur accorda toute sa confiance à V.N. Karazin et le nomma Ministre de l’Instruction publique, poste que ce dernier occupa jusqu’en 1804. On lui doit notamment la fondation de l’Université de Kharkov. V.N. Karazin perdit la confiance d’Alexandre Ier en 1804, et se retira dans le village de Kroutchik.

285 « Kakim prekrasnym dnem načalos’ tvoe carstvovanie ! Kazalos’ nam, čto sama priroda v vostorge

vstretila tebâ. Aleksandr, lûbimec serdec naših ! Desâtyj raz uže osveŝaet vesenee solnce tvoih, nadeždami ispolnennyh, poddannyh, i den’ oto dnâ, čas ot času, ty opravdyvaeš’ sii nadeždy. Kakaâ lestnaâ buduŝnost’ nas ožidaet ! » Lettre de V.N. KARAZIN, envoyée à Alexandre en mars 1801, cité d’après N.K. SCHILDER, in Imperator Aleksandr Pervyj, ego žizn’ i carstvovanie, Sankt- Peterburg, izdanie A.S. Suvorina, 1904-1905, tome II, annexe III, p.324.

286 « Narody vsegda budut to, čem ugodno pravitel’stvu, čtob ony byli. […] Premudraâ Ekaterina načala

obrazovat’ Rossiân. Aleksandr, lûbimec naroda, doveršit velikoe sie delo ; naslaždaâs’ nekogda plodami svoej ûnosti, on budet blažennejšim sredi smertnyh, i slava ego, utverždennaâ na lûbvi poddannyh, perehodâščej ot roda v rod, na vseobŝem zemnyh plemen počtenii, budet predmetom želanij veličajših monarhov ! » V.N. KARAZIN, in N.K. SCHILDER, Imperator Aleksandr Pervyj,

Toutes ces espérances sont fondées sur la certitude qu’Alexandre Ier modifiera

enfin la situation de la Russie. Après avoir dépeint les maux dont souffre l’Empire, V.N. Karazin rappelle la nécessité de créer un lien entre les citoyens, qui, tous, œuvrent pour le bien commun :

« Il réunira le guerrier et l’agriculteur, et l’agriculteur avec les autres conditions sociales par une union de bien réciproque, dont la sensation – la fraternité et les obligations mutuelles des administrés – sera un seul et même sentiment sous trois formes différentes. »287

C’est une cohésion nationale, fondée sur une législation envisageant le bien-être de l’Etat et de ses citoyens, que V.N. Karazin demande à Alexandre Ier de mettre en place ; de telles exigences convient le nouvel Empereur à réorganiser l’Etat russe.

Toutes les puissances européennes observent avec intérêt les premiers jours du règne d’Alexandre. Leurs ambassadeurs auprès de la cour impériale de toutes les Russies multiplient les dépêches décrivant les mesures prises par le jeune souverain. Ainsi, Locatelli, agent diplomatique autrichien288, écrit dans une dépêche datée du 15

[27, N.S.] mars 1801, après avoir obtenu une audience auprès de l’empereur Alexandre :

« La clémence personnifiée monta au trône de Russie dans l’Empereur Alexandre Premier. Toutes les prisons furent ouvertes pour chaque criminel et on fit sortir tous ceux qui étaient enfermés dans les différentes forteresses de l’Empire. Des courriers ont été détachés jusqu’en Sibérie, pour y annoncer aux malheureux transportés en ces affreux climats la fin de leurs calamités. La terreur a pris la fuite, la gaieté se manifeste dans toute sa force en cette capitale. »289

Viazzoli, consul autrichien à Saint-Pétersbourg, présente le même témoignage, extrêmement positif, de l’avènement d’Alexandre. Après avoir relaté la mort de Paul Ier, suite à une attaque d’aploplexie290, Viazzoli poursuit :

Russie, car Catherine II elle-même utilise le terme de citoyen dans son Instruction.

287 « On soedinit voina s poselâninom i poselânina s pročimi sostoâniâmi soûzom vzaimnoj pol’zy,

oŝuŝenie kotoroj, bratolûbie i poddanničeskaâ obâzannost’ budet odno i to že čuvstvo pod tremâ različnymi tol’ko vidami. » Lettre de N.V. KARAZIN, in SCHILDER, N.K., op.cit., p.329.

288 Il demeura à Saint-Pétersbourg après le départ du comte Kobenzl.

289 In SCHILDER, N.K., Imperator Aleksandr Pervyj, ego žizn’ i carstvovanie, Sankt-Peterburg,

Izdanie A.S. Suvorina, 1904-1905, tome II, annexes, p.310.

290 La mort de Paul Ier fut attribuée, dans le discours officiel, à une attaque d’aploplexie. Mais des

« Son successeur, le grand-Duc Alexandre Pawlowitsch, […] reçut le serment de fidélité suivant l’usage, ce qui fait retentir de joie toute la Russie et fait, à coup sûr, écho dans toute l’Europe, car ce prince qui mérite vraiment d’être adoré, comme il l’est, par ses qualités sublimes et caractéristiques, il sera aimé, vénéré et admiré du monde entier. […] Quel inappréciable bonheur pour la Russie et je dirai pour notre auguste Cour et pour toute l’Europe ! »291

A l’avènement d’Alexandre Ier, la société russe et l’Europe292 aspirent à un

renouvellement des pratiques de pouvoir en Russie. Mais ce renouveau s’inscrit dans un cadre précis : l’autocratie. Très rapidement, l’aile conservatrice de la noblesse ravive la définition du tsar-autocrate, à la source de tout pouvoir civil et politique, icône du pouvoir patriarcal, mais qui reconnaît la puissance de la raison et la nécessité de l’organisation rationnelle d’un Etat.

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