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Des institutions à la constitution : métamorphoses de l’art des réformes.

II. L’ère du soupçon : l’autocratie, une monarchie dégénérée ?

1. Vers un parlementarisme sénatorial.

Dans la première décennie du règne de Catherine II déjà, des projets renouvellent l’approche du problème de la réforme du Sénat, questionnant en priorité le rôle politique que l’institution sénatoriale peut être appelée à jouer. Le projet de S.E. Desnickij est représentatif de cette mouvance230. De retour en Russie en 1767 après des études à Glasgow, S.E. Desnickij se montre fortement influencé par le modèle de la monarchie parlementaire anglaise. Dans un projet entrepris de sa propre initiative puis transmis à Catherine II en 1768 – et dont on peut rassembler les éléments fondamentaux

230 Le projet politique de S.E. Desnickij, fort peu élaboré au demeurant, n’a pas retenu l’attention des

historiens. L’analyse la plus convaincante est due à l’historien russe V.I. SEMEVSKIJ, dans son ouvrage très complet Političeskie i obŝestvennye idei Dekabristov, Sankt-Peterburg, Tipografiâ Pervoj Sankt-Peterburgskoj Arteli, 1909. Nous reprenons en partie ces conclusions, notamment le parallèle avec la tradition politique anglaise.

d’après ses discours à l’université de Moscou231 – , S.E. Desnickij rappelle l’immensité

de l’Empire de toutes les Russies, mais il interprète cet élément de manière nouvelle. Au lieu de considérer que seul un pouvoir rigide pourra gérer l’empire – argument traditionnel des partisans de l’autocratie – il utilise l’immensité géographique de l’empire pour justfier la création d’un organe législatif extrêmement ouvert. Il propose de confier une partie du pouvoir législatif au Sénat, tout en augmentant considérablement le nombre de ses membres : le Sénat doit comporter de six cents à huit cents membres pour une durée de cinq ans, rééligibles une fois pour un mandat de quatre ans. Le Sénat serait ainsi transformé en une chambre législative composée de représentants élus, et non plus nommés par le souverain. La mutation est conséquente et fait différer radicalement ce projet de ceux présentés à la demande expresse de l’Impératrice : c’est l’origine même du pouvoir législatif qui est ici remise en question. L’inflexion nouvelle donnée à la pensée de l’Etat par S.E. Desnickij touche au statut même de la loi tel que le concevait Catherine II.

Ce questionnement sur l’origine du pouvoir législatif a une autre conséquence : S.E. Desnickij propose d’élire les sénateurs non plus parmi la seule noblesse, mais aussi parmi les agriculteurs, les marchands et les artisans, les membres des administrations militaires, les propriétaires fonciers et les paysans propriétaires de leur maison et d’un lopin de terre (odnodvorcy ou paysans laboureurs). De cette façon, l’ensemble de la société russe – serfs exceptés – sera représenté au Sénat. Un cens est imposé : seuls les agriculteurs qui s’acquittent d’une capitation de cinquante roubles pour leurs serfs et les artisans et commerçants qui paient jusqu’à cinquante roubles de taxes pourront participer aux élections sénatoriales et présenter leur candidature – à condition toutefois de présenter les compétences requises. S.E. Desnickij met ici en œuvre le principe de

représentation, limité aux seules conditions (soslovie) libres de la société russe. En

dépit de cette restriction, la démarche est nouvelle : ouvrir le Sénat à l’élection de représentants et le doter d’une mission législative, c’est le transformer, d’une instance consultative fermée qu’il était, en un corps politique.

231 Voir le recueil Reči Moskovskago universiteta, Moskva, [s.n.], 1819. On y trouve les discours que

V.I. Semevskij232 a souligné l’importance de l’influence anglaise dans cette

conception du corps législatif : comme en Angleterre, S.E. Desnickij accorde un droit de représentation aux membres du clergé, notamment aux évêques et aux archevêques. Suivant le modèle anglais, selon lequel les universités peuvent envoyer deux députés aux élections à la Chambre des représentants, S.E. Desnickij accorde également aux universités russes et aux établissements de l’enseignement supérieur le droit d’envoyer des députés à la Chambre sénatoriale. Le Sénat russe est donc appelé à jouer le même rôle que celui de la Chambre basse en Angleterre, la Chambre des représentants.

Toutefois, malgré l’influence du parlementarisme anglais, S.E. Desnickij ne remet pas nommément en cause le principe autocratique : par conviction ou par prudence, ce professeur ne va pas jusqu’à demander l’instauration d’une monarchie constitutionnelle en Russie. Mais il n’en reste pas moins que, de fait, son texte effectue une nette séparation entre l’exécutif et le législatif, retirant par là même au souverain une bonne partie de ses prérogatives. En recourant à la formation d’une nation de citoyens responsables jouant un rôle dans les décisions législatives prises par l’Etat, S.E. Desnickij affirme la nécessité de rénover la vie politique russe233. Catherine II accorda

peu d’attention à ce projet. Mais un tournant a bel et bien été pris par les représentants de la noblesse éclairée : les observations faites lors de leurs séjours à l’étranger les conduiront à tirer des conclusions sur les causes réelles de la crise des institutions impériales ; désormais, ils n’arrêteront plus leur attention sur les seules idées, mais sur les pratiques effectives du pouvoir, ainsi que sur leur plus ou moins grande adéquation avec les principes affichés. La référence anglaise n’est pas chez S.E. Desnickij un cas isolé : le modèle parlementaire anglais se diffuse dans la société russe.

Ainsi, le prince M.M. Ŝerbatov234, membre de la Commission pour l’élaboration d’un nouveau projet de loi, fasciné par l’Angleterre, estime que seule une monarchie

232 SEMEVSKIJ, V.I., Političeskie i obŝestvennye idei dekabristov, Sankt-Peterburg, Tipografiâ Pervoj

Sankt-Peterburgskoj Trudovoj Arteli, 1909, pp.7-8.

233 Nous nous éloignons ici des conclusions de V.I. Semevskij, qui identifie parfaitement les influences

de S.E. Desnickij, mais n’analyse pas les conséquences politiques du projet de S.E. Desnickij.

234 Le prince M.M. Ŝerbatov (1733-1790) est l’auteur de plusieurs écrits politiques, qui dressent un

sombre tableau de la Russie de la fin du XVIIIème siècle, demeurés inédits de son temps pour raison de censure. Le texte le plus connnu et le plus commenté est sa critique de la dépravation des mœurs en Russie (O prevraŝenii nravov v Rossii), qui ont fait de lui le représentant de la noblesse conservatrice, sur le plan moral. Mais ses œuvres politiques laissent apparaître en plusieurs endroits une conception libérale modérée de l’Etat. On lui doit notamment Razmyšleniâ o zakonodatel’stve

élaborée sur le modèle anglais répondra à la nécessité d’adopter en Russie le principe d’une représentation nationale permettant au peuple d’exprimer sa volonté :

« Nulle part ailleurs ne s’épanouit la volonté du peuple qu’à l’ombre de la monarchie telle qu’elle est établie en Angleterre. Là-bas le roi dispose du pouvoir suprême, limité par les lois, la chambre haute du parlement représente le pouvoir judiciaire, la chambre basse, qui dispose, à elle seule, du droit de créer des impôts, représente le pouvoir du peuple ; et ces trois pouvoirs […] existent également pour le bien commun. »235

Trois éléments sont à ses yeux constitutifs d’un Etat équilibré et modéré : le souci du bien commun, la limitation du pouvoir du monarque et la représentation nationale. Il souligne par ailleurs l’équilibre assuré par la division des trois pouvoirs – le législatif confié à une chambre des représentants, l’exécutif confié au souverain, et le judiciaire remis à la chambre haute du Parlement.

C’est dans son utopie politique, Le voyage en terre d’Ophir de Monsieur S., noble

suédois (Putešestvie v zemlû Ofirskuû gospodina S., švedskogo dvorânina) que le prince

M.M. Ŝerbatov dessine l’Etat idéal qu’il souhaite voir instaurer en Russie. En dépit de son originalité, et peut-être à cause d’elle, ce texte a été relativement peu étudié236. Ce

Voyage en terre d’Ophir, pure fiction littéraire, mérite néanmoins une analyse

approfondie : considéré sous l’angle d’une utopie politique, il présente assurément une réflexion particulièrement intéressante du point de vue de la pensée de l’Etat. La « terre d’Ophir » est une référence à l’Ancien Testament, dans le Premier Livre des Rois237 :

1788, qui résume l’ensemble de ses convictions : Putešestvie v zemlû Ofirskuû gospodina S.,

švedskogo dvorânina. Ces œuvres sont disponibles in ŜERBATOV M.M., Neizdannye sočineniâ,

Moskva, Ogiz, Socèkgiz, 1935. Voir aussi PETERS D., Politische und gesellschaftliche

Vorstellungen in der Aufstandsbewegung unter Pugacev (1773-1775), Berlin, Harrassowitz, 1973.

235 « Nigde tol’ ne cvetet narodnaâ vol’nost’ pod ten’û monaršičeskiâ vlasti, kak v Anglii ; tam vyšnûû

vlast’, ograničennuû zakonami, imeet korol’, verhnââ kamora parlamenta vel’možnuû vlast’ predstavlâet, a nižnââ kamora edinaâ moguščaâ nakladyvat’ nalogi, predstavlâet vlast’ narodnuû, i vse sii tri vlasti […] ravnymi stopami k blagu obŝemu šestvujut. », cité d’après V.I. SEMESVSKIJ,

op.cit., pp.14-15.

236 A notre connaissance, on dénombre seulement quatre articles analysant ce texte. Une première

analyse remonte à la publication des œuvres complètes de M.M. Ŝerbatov en 1896 : A.N. PYPIN assure la recension de cette publication dans un article intitulé « Polu-zabytyj pisatel’ XVIII-go veka », in Vestnik Evropy, 1896, 31e année, tom VI, pp.263-305. Deux autres analyses se rapportent

au début du XXème siècle : ČEČULIN, N.D., « Russkij social’nyj roman XVIII veka », in Žurnal

Ministerstva Narodnogo Prosveŝeniâ, 1 (II), 1900, pp.115-166 ; et KIZEVETTER, A.A., « Russkaâ

utopiâ XVIII veka », in Istoričeskie očerki, Moskva, 1912, pp.29-56, dans la collection « Russian reprint series » chez Mouton. Enfin, l’analyse la plus récente est due à la plume d’A. MONNIER : « Une utopie russe au siècle de Catherine », in Cahiers du monde russe et soviétique, vol. XXIII (2), 1982, pp.187-195.

elle désigne un port d’où les navires de Salomon revenaient remplis d’or. Symbole de richesse dans l’Ancien Testament, la terre d’Ophir reflète, dans l’utopie de M.M. Ŝerbatov, l’Etat russe idéal. L’assimilation entre cet eldorado vétérotestamentaire et la Russie ne fait aucun doute ; en effet, Monsieur S., naufragé, aborde sur cette terre inconnue et y découvre de nombreuses villes, dont les noms sont des anagrammes de villes russes – ainsi Kvamo pour Moskva (Moscou), Tervek pour Tver’ – ou de rivières russes (Golva pour Volga, Neviâ pour Neva)238. La fiction politique de M.M. Ŝerbatov reflète parfaitement les opinions conservatrices de ce dernier : en effet, la société est strictement hiérarchisée, le servage est maintenu et les serfs ne jouissent d’aucune existence politique. De plus, l’auteur développe une conception rigide d’un Etat policier destiné à surveiller la vie publique comme la vie privée des individus, et même veiller à ce que chaque classe de citoyens porte les uniformes qui lui sont attribués. Néanmoins, il faut passer outre ce conservatisme marqué pour tenter de déceler la conception de l’Etat à l’œuvre : c’est justement dans la construction de l’appareil politique que M.M. Ŝerbatov propose des solutions novatrices – du point de vue de la culture politique russe.

En premier lieu, l’utopie politique de M.M. Ŝerbatov surprend par son insistance à limiter le pouvoir de l’Empereur. Le monarque demeure à la tête de l’Etat, mais il ne reçoit son pouvoir qu’en vue du bien du peuple, car, comme l’affirme une inscription sur le palais de l’empereur d’Ophir, « ce n’est pas le peuple qui est fait pour les tsars, mais les tsars pour le peuple, car avant que les tsars n’existent, le peuple existait déjà »239. Le tsar n’est pas au-dessus de la loi, il est tenu, comme tout citoyen, de respecter la loi :

des Rois, 9, 26-28 : « Le roi Salomon arma une flotte à Eçyôn-Gébèr, qui est près d’Elat, sur le bord de la mer Rouge, au pays d’Edom. Hiram envoya sur les vaisseaux ses serviteurs, des matelots qui connaissaient la mer, avec les serviteurs de Salomon. Ils allèrent à Ophir et en rapportèrent quatre cent vingt talents d’or, qu’ils remirent au roi Salomon. » Voir aussi Ancien Testament, 1er Livre des

Rois, 10, 11 : « De même, la flotte d’Hiram, qui apporta l’or d’Ophir, en rapporta du bois d’almuggim en grande quantité et des pierres précieuses. » Ces deux textes sont extraits de la Bible

de Jérusalem, Paris, éditions du Cerf, 1988, pp.388-389. La référence au Temple de Salomon montre

aussi l’influence de la franc-maçonnerie.

238 A.A. Kizevetter propose d’autres exemples de ces anagrammes formés à partir des noms de villes

russe. Voir A.A. KIZEVETTER, « Russkaâ utopiâ XVIII stoletiâ », in Istoričeskie očerki, op.cit., p.31.

239 « Ne narod dlâ carej, no cari dlâ naroda, ibo prežde, neželi byli cari, byl narod. » Citation extraite de

l’utopie de M.M. Ŝerbatov, in A.A. KIZEVETTER, « Russkaâ utopiâ XVIII stoletiâ », in

« Le premier, le tsar doit se soumettre aux lois de son pays, car c’est par la loi qu’il est tsar, et s’il enfreignait le pouvoir des lois, il détruirait en même temps la soumission de ses sujets envers lui. »240

Par crainte du culte de la personnalité, l’Etat d’Ophir interdit toute manifestation de déférence trop prononcée envers le monarque : seuls des cris de joie sont autorisés ; de même, il faut attendre trente ans après le décès d’un monarque pour lui consacrer un monument. Cette méfiance vis-à-vis du culte de la personnalité d’un souverain marquera durablement les Républicanistes, conscients comme les prédécesseurs de la popularité qu’un pouvoir paternaliste et protecteur peut exercer sur les petites gens.

Mais le plus surprenant concerne l’organisation de la vie politique. Le pouvoir du monarque est limité par trois institutions : le conseil suprême (verhovnyj sovet), le

gouvernement surpême (vysšee pravitel’stvo) et la commission pour l’interprétation et la correction des lois (kommisiâ dlâ istolkovaniâ i ispravleniâ zakonov). Le Conseil

suprême est l’organe de l’aristocratie : composé de représentants des quatre classes supérieures (la haute noblesse, la moyenne et petite noblesse, la classe marchande et la bourgeoisie naissante), il limite considérablement le pouvoir du monarque sur le plan de l’exécutif ; ainsi le souverain ne peut déclarer la guerre ni conclure la paix sans le consentement de ce Conseil. Le Gouvernement suprême se voit confier le pouvoir législatif ; contrairement au Conseil suprême, il est beaucoup plus ouvert : toutes les classes de citoyens libres (les serfs en sont donc exclus) y sont représentées. Il s’agit d’une instance composée de membres élus ; chaque province choisit cinq députés de la noblesse et un député des classes marchandes pour siéger à cette assemblée. Le travail législatif est organisé comme suit : à chaque fois qu’il s’agit de légiférer, l’assemblée élit une commission législative (zakonodatel’naâ komissiâ), formée de vingt membres élus parmi le Gouvernement suprême. Cette commission est divisée en quatre départements : le premier rassemble de la documentation sur le problème à régler, le deuxième esquisse une ébauche du futur projet de loi, discuté ensuite pendant six mois ; le troisième département est chargé de rassembler et d’organiser l’ensemble des avis émis et le quatrième département rédige la version définitive du projet de loi, que l’on soumet à l’approbation du Gouvernement suprême. Quant au pouvoir judiciaire, il se

240 « Car’ dolžen sam pervyj zakonam strany svoej povinovat’sâ, ibo po zakonam on i car’, a razrušaâ ih

vlast’, razrušaet i povinovenie poddanyh k sebe. » Extrait de M.M. Ŝerbatov, Putešestvie v zemlû

Ofirskuû, cité par A.A. KIZEVETTER, in « Russkaâ utopiâ XVIII stoletiâ », in Istoričeskie očerki, op.cit., p.44.

trouve entre les mains de la Commission pour l’interprétation des lois, totalement indépendante du pouvoir du monarque.

En définitive, M.M. Ŝerbatov, malgré un point de vue fortement conservateur et une absence totale de remise de cause du servage, souhaite ardemment que la Russie devienne une monarchie constitutionnelle dominée par une aristocratie formée sur le modèle anglais, mais débarrassée de l’autocratie et du pouvoir arbitraire de l’autocrate :

« L’Ophirie est une monarchie, mais elle a banni l’absolutisme autocratique. »

« Ŝerbatov imagine des institutions nouvelles qui font une place importante au principe électif et transforment en définitive l’autocratie en monarchie constitutionnelle. »241

Cette fiction politique, sans influence sur la réalité des pratiques, est représentative des aspirations politiques d’une partie de la noblesse : en ce sens, elle participe pleinement de cette histoire du politique que nous tentons d’esquisser. L’attention se focalise sur l’ordre législatif, dominé par une aristocratie à l’anglaise, et considéré comme le pouvoir prépondérant au sein de l’Etat. La question de la

représentation nationale se pose pour la première fois en Russie. Promise à un avenir

fertile après la Révolution française, cette idée effectuera encore un cheminement souterrain jusqu’aux Républicanistes qui en feront le pilier central de leurs projets constitutionnels, et suscitera une remise en cause radicale du régime autocratique russe.

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