• Aucun résultat trouvé

le projet constitutionnel de M.M Speranskij (1809).

I. L’Etat et le Souverain.

1. Esprit du temps et maturité politique.

M.M. Speranskij, en observateur subtil des realia russes, prend en compte le décalage entre la pratique effective du pouvoir et les aspirations de la société russe. Considérant que toutes les révoltes proviennent de cette incompréhension entre mode de gouvernement et nouvel esprit de la société, M.M. Speranskij s’attarde sur les manifestations tangibles de mécontentement : les discussions politiques, la critique de lois caduques sont autant de signes manifestes de la maturité politique de la société russe, et de l’inadéquation de l’appareil d’Etat avec l’esprit du temps. A travers une relecture de l’histoire russe, l’auteur de ce projet souligne les manifestations de la liberté politique à chaque époque, depuis l’avènement de Mihail Romanov, en 1613 :

« Depuis [l’époque d’Ivan III] jusqu’à nos jours, l’esprit public a toujours manifesté, dans ce pays, une certaine tendance vers la liberté politique. »435

Plusieurs étapes marquent, selon lui, cette tension vers la liberté politique :

« Déjà, sous le règne du czar [sic] Alexis, on sentit la nécessité de poser des limites au pouvoir absolu. Les mœurs du siècle ne permirent pas d’établir à cet effet des institutions stables ; mais, du moins, les formes extérieures révélaient suffisamment le désir qu’on avait d’y parvenir un jour. Dans toutes les circonstances importantes, on jugeait indisensable de consulter les boyards, qui formaient alors la partie la plus éclairée du peuple, et de demander, pour les mesures que l’on adoptait, la consécration du patriarche. »436

435 SPERANSKIJ, M.M., « Vvedenie k uloženiû gosudarstvennyh zakonov », in SAHAROV A.N. et

BERTOLISSI S., Konstitucionnye proekty Rossii, XVIII-načalo XX vv., Moskva, RAN, Institut istorii, 2000, p.359 : « S togo vremâni do dnej naših naprâženie obŝestvennogo razuma k svobode političeskoj vsegda, bolee ili menee, bylo primetno. » La traduction française que nous proposons est due à N.I. Turgenev, La Russie et les Russes, Paris, Comptoir des Imprimeurs unis, 1847, tome III, p.425. Nous attirerons l’attention sur deux expressions fondamentales : la « liberté politique » revendiquée et « l’esprit public » qui désigne l’opinion de la société russe.

436 Traduction de N.I. Turgenev, La Russie et les Russes, op.cit., p.425. Texte de M.M. Speranskij en

Cette démarche, qui consiste à identifier, dans l’histoire, des institutions politiques perçues comme l’expression d’une tradition politique russe, est conforme à celle que les Républicanistes effectueront : tous recherchent, dans les siècles passés, un modèle politique associant le peuple et le souverain. Si M.M. Speranskij se réfère au Conseil des boyards, instance consultative de la Russie moscovite, les Républicanistes iront chercher dans la Russie kiévienne une institution présentée comme un véritable corps politique, le veče. Le choix de ces deux références n’est nullement dû au hasard : la préférence pour la Russie moscovite fait signe, chez M.M. Speranskij, vers son penchant pour la forme impériale ; tandis que les Républicanistes iront chercher dans une tradition plus ancienne les traces d’une vie politique libre, non encore dominée par Moscou.

Poursuivant sa relecture de l’histoire russe, M.M. Speranskij se montre relativement sévère vis-à-vis des souverains de la première moitié du XVIIIème siècle. Si les règnes de Pierre le Grand, des Impératrices Anne et Elisabeth ne se caractérisent pas par la création d’institutions politiques libres, néanmoins la liberté préconisée dans le commerce et la circulation des marchandises favorise la croissance toujours active de la liberté :

« Mais l’industrie et le commerce recélaient des germes de cette liberté, qui ne firent que croître et se développer avec eux . »437

Toutefois, aux yeux de M.M. Speranskij, c’est le règne de Catherine II qui assure un tournant dans le développement de la liberté au sein de l’Etat russe. Toutes les mesures prises par l’Impératrice en faveur de la liberté ont échoué parce qu’elles étaient prématurées et ne s’appuyaient pas sur l’esprit du temps :

« Vint enfin le règne de Catherine II. Tout ce qu’on avait fait ailleurs pour l’organisation des états-généraux, tout ce que les écrivains politiques de l’époque proposaient de mieux pour hâter le progrès de la liberté, tout ce que l’on avait tenté en France pendant vingt-cinq ans pour prévenir cette grande révolution dont on entrevoyait l’imminence, Catherine II l’employa dans l’organisation de la

est’ li po razumu togo veka ne’lzâ bylo osnovat’ pročnyh dlâ sego ustanovlenij, po krajnej mere vnešit formy pravlniâ predstavlâli pervonačal’noe tomu očertanie. Vo vseh važnyh merah priznavaemo bylo neobhodimym prizyvat’ na svet prosveŝennejšuû po togdašnemu čast’ naroda – boâr, i osvâŝat’ mery sii soglasiem patriarha. » SPERANSKIJ, M.M., « Vvedenie k uloženiû gosudarstvennyh zakonov », in Konstitucionnye proekty Rossii, XVIII-načalo XX vv., op.cit., p.359.

437 Idem, p.359 : « Meždu tem, odnako že, semena svobody, v promyšlennosti i torgovle sokrovennye,

vozrastali becprepâtstvenno. »La traduction est de N.I. Turgenev, La Russie et les Russes, op.cit., p.426.

Commission des lois. […] Mais tout cela fut si peu mûri, si prématuré, que la grandeur de l’idée première et l’éclat des hauts faits militaires et politiques qui suivirent purent seuls sauver cette tentative de la désapprobation universelle. »438

L’auteur de ce projet constitutionnel reconnaît que Paul Ier prit quelques mesures en faveur de la liberté, surtout le décret permettant de fixer définitivement le nombre de jours corvéables à trois jours hebdomadaires, pour les serfs des propriétés seigneuriales. Mais il s’attarde essentiellement sur les mesures libérales d’Alexandre Ier : élargir le

droit de propriété de la terre à toutes les conditions libres (et non plus seulement à la noblesse) ; instaurer une condition de paysans libres en Lituanie ; prendre les régions baltes comme exemple et expérience de liberté de la condition paysanne ; instituer la responsabilité des Ministères. Toutes ces mesures prouvent la maturité de l’éducation politique de la Russie, prête à entrer dans l’ère de la liberté. C’est la double conséquence que M.M. Speranskij retire de ce rapide survol de l’histoire russe :

« De cela on peut tirer deux conséquences :

que, visiblement, les débuts sous le règne des impératrices Anne et Catherine II, étaient prématurés et, pour cette raison, n’ont eu aucun succès ;

que, dans le mouvement général de la raison humaine, notre Etat se trouve, à présent, dans la deuxième époque du système féodal, c’est-à-dire dans l’époque de l’autocratie, et, sans aucun doute, se dirige directement vers la liberté. »439

Aux yeux de M.M. Speranskij, la société russe est donc mûre pour recevoir la liberté politique et en faire bon usage : cette importance accordée à l’esprit du temps (duh vremeni) et à l’esprit public (razum obŝestvennyj) est primordiale pour comprendre la pensée politique de M.M. Speranskij. Selon lui en effet toute réforme doit refléter la maturité d’une société ; il est convaincu que toute société progresse en fonction de différents âges dont le législateur ne peut faire l’économie : la société est donc perçue

438 SEPRANSKIJ, « Vvedenie k uloženiû gosudarstvennyh zakonov », p.359 : « Nastalo carstvovanie

Ekateriny II-j. Vse, čto v drugih gosudarstvah vvedeno bylo dlâ obrazovaniâ general’nyh štatov, vst to, čto v političeskih pisatelâh togo vremâni predpolagalos’ nailučšego dlâ uspehov svobody, nakonec, počti vse to, čto posled dvadcati pâti let bylo sdelano vo Francii dlâ otkrytiâ poslednej revolûcii, – vse počti eû blo dopuŝeno pri obrazovanii Komissii zakonov. […] No vse sie stol’ bylo tŝetno, stol’ nezrelo i stol’ preždevremenno, čto odno velivčie predpriâtiâ i blesk deânij posleduûŝih mogli tol’ko ogradit’ si ustanovlenie ot vseobŝego počti osuždeniâ. » Traduction : TURGENEV, N.I., Idem, pp.426-427.

439 SPERANSKIJ, M.M., « Vvedenie k uloženiû gosudarstvennyh zakonov », p.361 : « Dva posledstviâ

iz nih izvleč’ možno : 1) čto načineniâ pri imperatrice Anne i Ekaterine II-j, očevidno, byli preždevremenny i potomu nikakogo ne umeli uspeha ; 2) čto v obŝem sviženii čelovečeskogo razuma gosudarstvo naše stoit nyne vo vtoroj epohe feodal’noj sistemy, to est’ v epohe samoderžaviâ, i ; bez somneniâ, imeet prâmoenapravlenie k svobode. » Nous traduisons.

comme un tout organique, qui prend naissance, traverse plusieurs étapes de la vie et meurt. Cette conception est à ramener à la vision organique du monde, issue du romantisme allemand440. Elle convie le réformateur à bien connaître l’esprit de la société et à instituer des changements en adéquation avec l’âge de la société. Toute violente conversion est donc condamnée, M.M. Speranskij considérant qu’on peut faire progresser une société d’un âge à un autre par l’instruction : cette position le situe dans une perspective légale, dont les Républicanistes se détacheront progressivement pour préférer un changement radical à des réformes progressives.

Outline

Documents relatifs