• Aucun résultat trouvé

Méthodologie : retour aux textes et diversité des approches.

En punissant avant tout les insurgés, en toute justice puisqu’il y avait tentative avérée de régicide71, Nicolas Ier cherchait à punir l’acte d’insoumission au tsar. A.I. Gercen reprit cette opposition au tsarisme et ne publia, des officiers insurgés, que leurs mémoires rédigés en exil. Mais cette interprétation nous semble insuffisante. A y regarder de plus près, les cinq condamnés à mort ne symbolisent pas l’action menée contre le tsar : en effet, seul P.G. Kahovskij est responsable de la mort du comte Miloradovič, gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg. S.I. Murav’ëv-Apostol et M.P. Bestužev-Rûmin sont condamnés à mort pour avoir dirigé la mutinerie du régiment de Tchernigov, mais celle-ci était totalement improvisée. En revanche, P.I. Pestel’ avait été arrêté le 13 décembre, à la veille de l’insurrection, et se trouvait en réclusion à la forteresse Pierre-et-Paul ; quant à K.F. Ryleev, il parut sur la place du Sénat mais ne participa pas à l’insurrection puisqu’il partit à la recherche du prince S.P. Trubeckoj. Pourquoi donc un tel acharnement, et un refus absolu de la grâce impériale, à des personnes qui, somme toute, n’avaient fait que fomenter une insurrection, sans la mener à terme ? Pour comprendre la sévérité de ces condamnations, il faut regarder ailleurs : Nicolas Ier, fin stratège, condamnait en ces hommes non pas des révolutionnaires, mais des meneurs d’hommes, des penseurs. P.I. Pestel’ était l’auteur d’un projet de constitution, S.I. Murav’ëv-Apostol – d’un « catéchisme de l’homme libre »72, et M.P.

Bestužev-Rûmin – d’un appel à la révolte destiné aux soldats. Quant à K.F. Ryleev, il s’était fait depuis longtemps le chantre du courage civique et de la liberté face au despotisme. Nicolas Ier avait donc perçu que les Républicanistes étaient porteurs d’idées subversives, d’une pensée libre73 – et ce sont elles qu’il a punies, davantage que les actes. Envisager le mouvement décembriste à partir des actes des protagonistes n’est

71 P.G. Kahovskij avait été désigné, par les membres de la Société du Nord, pour tuer l’Empereur

Nicolas Ier. Sa tentative échoua, mais il blessa mortellement Miloradovič, gouverneur général de Saint-Pétersbourg, qui succomba quelques heures après.

72 Cette expression renvoie au titre d’un texte de propagande écrit par S.I. Murav’ëv-Apostol, dans

lequel l’auteur utilise la thématique biblique pour emporter l’adhésion des soldats, souvent animés d’une foi populaire très vive. L’auteur présente aux soldats leur mission en ces termes : ils doivent renoncer à obéir au tsar, usurpateur de la royauté qui revient au Christ, au ciel et sur la terre.

73 La libre pensée (vol’naâ mysl’ ou vol’nomyslie) est le principal chef d’accusation dirigé contre les

Républicanistes. Sous le règne de Nicolas Ier, cette libre pensée – un temps soutenue par Alexandre

pas entièrement pertinent. Pour réévaluer la portée du mouvement républicaniste, il faut en proposer une autre approche – une approche par les idées, et donc par les textes.

Si, comme nous l’affirmons, loin de punir uniquement un acte, Nicolas Ier frappe avant tout les penseurs du mouvement, cela suppose que l’intérêt présenté par les membres des sociétés politiques secrètes est antérieur au 14 décembre 1825. Il faut donc se pencher sur leurs productions (textes et projets de constitution), qui sont autant de laboratoires de la pensée dans lesquels fermentent et mûrissent leurs conceptions de l’Etat. C’est précisément en étudiant la genèse et l’évolution du vocabulaire politique utilisé par ces officiers russes que l’on découvrira ce qui fait l’armature de leur pensée. Ce travail sur les mots ne relève pas d’une étude littéraire, mais d’une analyse historique propre à l’histoire des idées. En effet, les mots véhiculent des concepts fort complexes, si bien que la simple traduction est incapable de rendre l’épaisseur des significations inhérentes au terme utilisé ; une étude lexicale est donc indispensable pour éviter des erreurs d’appréciation dans la pensée politique des Républicanistes. Cette attention spécifique accordée aux mots rejoint la méthode préconisée par Fustel de Coulanges :

« Rien n’est plus nécessaire en histoire que de se faire une idée juste du sens des mots. »74

On tâchera, par une étude minutieuse des textes des Républicanistes, de mettre à jour leur pensée de l’Etat, en montrant comment le principe de liberté s’incarne dans une forme politique précise. L’analyse des écrits à teneur politique, philosophique, économique, ou de leur correspondance sera au cœur de notre étude. Parmi ces textes, les projets constitutionnels constituent le point d’orgue de la pensée politique, parce qu’ils cristallisent des concepts précis ; mais nous ne négligerons pas non plus les brouillons de définition de la constitution, les notes de cours sur le droit naturel, l’économie politique, etc.

Pour établir la généalogie d’une pensée politique moderne en Russie, les textes politiques sont fondamentaux, mais ils ne sont pas les seuls à porter la trace d’une pensée en cours d’élaboration. Les textes littéraires reflètent eux aussi les hésitations

74 Cité dans Les historiens de l’émigration russe, Cahiers de l’émigration russe n°7, Centre d’études

conceptuelles de leurs auteurs, d’autant plus que les Républicanistes-écrivains présentaient de fortes personnalités75. Les pièces romantiques à thématique historique,

les textes patriotiques, les chansons de propagande et les « odes civiques » ont été retenus pour l’intérêt évident qu’ils présentent dans l’étude que nous souhaitons mener. Enfin, les mémoires, rédigés trente ans après les faits, présentent un témoignage vivant de l’exil en Sibérie, en dépit d’une reconstitution des événements parfois éloignée de la réalité. Malgré leurs statuts différents, tous ces textes sont des documents essentiels pour comprendre ce que le mouvement des sociétés politiques avait d’original et d’innovant par rapport aux autres courants constitutionnalistes en Russie, et par rapport au libéralisme en Europe. Seule l’étude de ces textes permet de situer le mouvement républicaniste dans l’histoire des idées politiques en Europe.

Tels sont les enjeux de ce travail : considérant que le mouvement décembriste appartient pour partie à l’histoire européenne des idées, nous tenterons d’analyser les conceptions politiques des Républicanistes d’après leurs textes théoriques, de définir ce que renferme le concept d’idée républicaine, de préciser les origines européennes tout en examinant l’adaptation de ces conceptions dans le contexte russe, enfin, de déceler la postérité des idées des Républicanistes dans l’histoire des idées en Russie. L’analyse du modèle républicain établi par ces jeunes nobles doit conduire, à terme, à restituer une étape fondamentale mais méconnue dans le lent processus d’élaboration d’une conception moderne de l’Etat en Russie impériale.

L’étude des textes conduit nécessairement à l’étude de la formation des membres des sociétés secrètes, en Russie mais aussi en Europe, tout particulièrement en Allemagne. La recherche des influences effectives sur la pensée de ces jeunes nobles russes nous conduit à redéfinir les limites chronologiques et géographiques de notre sujet.

En effet, les bornes restreintes de l’historiographie traditionnelle du 14 décembre 1825 ne résistent pas à l’approche élargie que nous proposons du mouvement décembriste. Les idées défendues par les Républicanistes ne se limitent pas aux deux insurrections : en amont, elles prennent leur source à la fin du XVIIIème siècle, tandis qu’en aval, elles vont bien au-delà du règne de Nicolas Ier. Les parents des

75 On citera dès à présent les noms de K.F. Ryleev, A.A. Bestužev-Marlinskij, V.K. Kûhel’beker, E.P.

Républicanistes appartiennent au XVIIIème siècle, éclairé par les Lumières européennes

et marqué par de multiples échanges entre la Russie et l’Europe. En Russie, sous le règne brillant et fécond de Catherine II, les voyages en Europe se multiplient jusqu’à leur brutale interruption en réaction à la Révolution française. Mais le revirement soudain de Catherine II après 1789 et sa politique absolutiste interviennent trop tard et, déjà, la société russe lit Voltaire et Rousseau. Les Républicanistes reçoivent donc le XVIIIème siècle et ses idées directement des mains de leurs pères. Pour ces raisons, nous avons choisi de commencer notre étude dans les années si fécondes précédant la Révolution française, depuis l’avènement de Catherine II au trône de toutes les Russies, en 1762. Par ailleurs, malgré l’échec de l’insurrection de décembre 1825, les idées de liberté et de justice, d’instruction civique et de citoyenneté, soutenues par les Républicanistes, survivront bien au-delà de 1825 et des années d’exil. L’amnistie accordée à tous les prisonniers politiques par Alexandre II en 1856 permet aux anciens insurgés de rentrer en Russie d’Europe. Certes, parmi les 121 officiers condamnés à l’issue du procès de juillet 1826, nombreux sont ceux qui ont succombé aux difficiles conditions de vie et au rigoureux climat sibérien. Mais ceux qui ont survécu s’installent à nouveau dans la partie européenne de la Russie ; ils suivent attentivement les problèmes de leur temps et prennent part aux préparatifs de l’abolition du servage. Considérant cette dernière apparition publique comme un ultime témoignage des idées qu’ils défendaient, nous avons poursuivi notre travail d’étude des idées des Républicanistes jusqu’en 1871. Ainsi, cette analyse dépasse largement le cadre étroit du 14 décembre 1825 : il faut remonter aux prémisses de la pensée russe de l’Etat et englober la postérité des idées politiques des Républicanistes pour rendre à ce mouvement une place plus ajustée. C’est donc presque un siècle d’histoire des idées qu’il faut examiner pour suivre la genèse, la naissance et l’évolution des idées politiques des Républicanistes.

Sur le plan géographique, la thématique retenue requiert d’élargir l’espace étudié. La pensée produite par les Républicanistes, nobles russes, se mesure évidemment à l’aune de la pensée russe en général, mais pas seulement. Une analyse poussée des idées politiques de l’époque est incontournable : les idées des membres des sociétés politiques secrètes ne sont pas nées ex nihilo et, dans une certaine mesure, elles reflètent les préoccupations de la société de leur temps. Par exemple, la plupart des aspirations des Républicanistes étaient aussi celles d’Alexandre Ier, de ses conseillers tels le prince Adam Czartoryskij ou le comte M.M. Speranskij. Une étude de ces conceptions

politiques, des projets de constitution élaborés à la demande d’Alexandre Ier, permet de

mieux cerner le climat dans lequel ces idées se développaient alors. Mais, d’une manière générale, la pensée politique russe se mesure aussi à l’aune commune de la pensée politique européenne, en raison des nombreux échanges culturels, politiques et universitaires qui mettaient en relation ces deux entités géographiques. Entre 1780 et 1823, l’Europe est le théâtre de nombreux bouleversements, et le cadre de multiples expériences politiques, vis-à-vis desquelles la Russie eut à prendre position. La première influence, la plus évidente, semble être celle de la France, ce qui a été souligné à plusieurs reprises par les historiens76. Toutefois, il nous semble nécessaire de nuancer l’importance du rôle de la France et de la Révolution française. En effet, il convient de ne pas oublier l’Allemagne, avec laquelle les jeunes officiers, futurs insurgés, firent connaissance lors des campagnes de libération. L’Angleterre, chef de file de la monarchie parlementaire, modèle politique équilibré aux yeux des monarchistes russes, laissa également des empreintes remarquables dans les projets constitutionnels russes. Néanmoins le concept d’Europe ne peut se résumer aux deux grandes puissances de l’Angleterre et de la France, auxquelles on ajouterait l’Allemagne en formation ; il faut élargir la notion d’Europe et s’intéresser à des Etats plus petits, moins influents, mais qui attirèrent l’attention de la société russe lors de bouleversements politiques cruciaux. Ainsi, la résistance des Espagnols contre Napoléon, puis les révolutions de Naples et du Piémont en 1821, le soulèvement en Grèce en 1821 et les insurrections en Espagne en 1823 suscitèrent la fascination des Russes face à ces expériences politiques populaires souvent désespérées : certains des futurs Républicanistes (P.I. Pestel’ en Grèce, N.A. Bestužev en Espagne) faisaient partie des contingents envoyés par l’Empereur russe et se trouvèrent au contact des insurgés. Enfin, les tout jeunes Etats-Unis d’Amérique, réunis au sein d’une fédération, offraient un nouveau modèle politique, auquel les membres des sociétés politiques secrètes ne sont pas restés indifférents : on rappellera que K.F. Ryleev travaillait à la Compagnie russo-américaine sise à Saint-Pétersbourg et qu’il nourrissait une fervente admiration pour le modèle politique américain. Il est donc

76 On rappellera pour exemple l’ouvrage suivant POUSSOU, J.-P., MEZIN, A. et PERRET-GENTIL,

Y., L’influence française en Russie au XVIIIème siècle, Paris, Presses de l’Université de Paris-

Sorbonne et Institut des Etudes Slaves, 2004. On renverra également à un numéro spécifique de la

Revue des Etudes Slaves, intitulé : « Les Slaves et la Révolution française », 1989, tome LXI,

fascicules 1-2 ; notamment l’article de COLIN, Maurice, « Comment l’opinion russe a-t-elle pu percevoir et ressentir les idées révolutionnaires franaçises (1789-1818) ? », Revue des Etudes Slaves, tome LXI, fascicules 1-2, pp.87-101.

nécessaire d’inscrire le 14 décembre 1825 dans le mouvement général de l’histoire des idées européennes, en y adjoignant l’expérience nouvelle des Etats-Unis, pour réexaminer la place que tiennent les protagonistes du mouvement républicaniste. Les bornes chronologiques et géographiques ayant été délimitées, nous pouvons à présent définir le corpus de documents envisagé.

Outline

Documents relatifs