• Aucun résultat trouvé

La Russie impériale à l’épreuve

III. En politique extérieure, les hésitations d’Alexandre.

2. La répression des mouvements nationaux.

Dans les années 1820-1823, les monarchies semblent ébranlées : des mouvements nationaux éclatent en Italie, puis en Grèce, et enfin en Espagne. Contemporains des Républicanistes, ces événements eurent un grand retentissement dans la société russe. Les révoltes en Italie, les insurrections à Naples, dans le Piémont et dans le royaume des Deux-Siciles, suscitèrent le mécontentement. Aux yeux de la noblesse éclairée, l’intervention d’Alexandre Ier fut symbolique : elle représentait la victoire des grandes puissances sur les nations souhaitant accéder à l’indépendance. De janvier à mai 1821, un congrès réunit les grandes puissances à Ljubljana pour décider du sort de Naples. L’Empereur russe, ébranlé dans ses convictions par la révolte de la première compagnie du régiment de sa garde, le régiment Semenov, se rallia aux propositions de Metternich. L’Autriche reçut alors la mission de rétablir l’ordre en Italie, sans que la Russie manifestât son soutien à l’Italie. Dans ses mémoires, N.I. Lorer souligne l’importance des années 1821-1823 qui voient se généraliser les révoltes415 :

« Toute l’Europe était en émoi : à Naples la révolution avait éclaté (Carbonarisme), l’Espagne exigeait une constitution, l’Allemagne connaissait des troubles. »416

Plus encore que les révoltes italiennes, le sort de l’Espagne, en 1823, suscita la compassion de la société russe. L’Espagne, dotée d’une forte cohésion nationale depuis la résistance aux troupes bonapartistes en 1812, bénéficiait d’une Constitution, élaborée par les Cortès de Cadix et votée par eux en 1812. A la faveur d’une révolution, en 1820, et sous la pression du peuple, le roi Ferdinand VII se vit obligé d’appliquer la constitution de 1812 ; l’Espagne connut trois années dites « libérales », de 1820 à 1823. La Russie fut très attentive à cette expérience politique417 ; la constitution espagnole

p.40.

415 N.I. Lorer se souvient en particulier de l’assassinat de Kotzebue (1761-1819), par un jeune étudiant,

Karl Ludwig Sand, à Mannheim. En effet, Kotzebue se fit détester par la jeunesse allemande pour avoir ridiculisé, dans le Literarisches Wochenblatt, l’aspiration des Allemands à obtenir des institutions libres. Cet événement fut rapproché du Tugendbund et servit de prétexte au gouvernement pour mettre les universités sous une stricte surveillance.

416 « Vsâ Evropa volnovalas’ : v Neapole vspyhnula revolûciâ (karbonarizm), Ispaniâ trebovala

konstitucii, v Germanii byli besporâdki. » LORER, N.I., Zapiski dekabrista N.I. Lorera, op.cit., p.60.

417 Peu d’études ont été consacrées au rapprochement entre les Républicanistes et l’insurrection

espagnole de 1823. Parmi elles, on citera notamment : PETROV, D.K., Rossiâ i Nikolaj I v

stihotvoreniâh Espronady i Rossetti, Sankt-Peterburg, Tipo-litografiâ A. Vineke, 1909 ;

BOROZDIN, A.K., Iz pisem i pokazanij dekabristov, Sankt-Peterburg, Tipografiâ Pervoj Sankt- Peterburgskoj Trudovoj Arteli, 1906 ; TARLE, E.V., Voennye revolûcii na zapade Evropy i

circulait au sein de la société russe. Par-dessus tout, la société russe avait été sensible au combat du peuple espagnol pour son indépendance. Le « catéchisme espagnol », publié très tôt en Russie, était connu et largement diffusé. La lutte des Espagnols pour appliquer la Constitution de 1812 suscita une forte approbation dans les milieux constitutionnalistes russes. Alexandre Ier en décida autrement ; choisissant de rétablir la monarchie espagole sans les limites de la Constitution, il envoya en 1823 des contingents de la marine russe pour réduire ce qui était perçu comme une révolte. Deux Républicanistes offrent des témoignages qui reflètent l’état d’esprit de la noblesse libérale face à cet événement : N.A. Bestužev et A.P. Belâev faisaient partie des marins russes en partance pour l’Espagne et participèrent à contrecœur à la répression de l’insurrection espagnole. A.P. Belâev récuse l’intervention et les cruautés de la France, qu’il assimile à la Terreur et aux guerres napoléoniennes :

« Une nation qui, au nom de la liberté et de l’humanité, avait versé tant de sang et montré au monde tant de déformations monstrueuses de l’esprit et de tout ce qui est humain, fusillait à présent avec acharnement les Espagnols, qui s’étaient soulevés pour la liberté, et assujettissait à nouveau un pays qui commençait seulement à renaître. »418

A.P. Belâev et N.A. Bestužev rencontrèrent les forces maritimes anglaises sur l’île de Gibraltar. Les officiers de marine s’appréciaient : les Anglais invitaient souvent les officiers russes à des déjeuners, au cours desquels les toasts portés à la liberté ne se dénombraient plus. Ce séjour marqua profondément les deux marins, qui virent à quel point la liberté était revendiquée par tous les peuples :

« Après notre navigation en Espagne, où nous avions vu les martyrs de la liberté espagnole, où nous nous étions lié d’amitié avec les Anglais amoureux de la liberté, où nous avions entendu la marche de Piero et avec enthousiasme levé nos verres à sa mémoire, nous devinmes, bien évidemment, de plus grands enthousiastes encore de la liberté. »419

dekabristy, Moskva, AN SSSR, 1958 ; NEČKINA, M.V., Dviženie dekabristov, Moskva, AN SSSR,

1955 ; DODOLEV, M.A., « Rossiâ i ispanskaâ revolûciâ 1820-1823 gg. », in Istoriâ SSSR, 1969, n°1.

418 « Naciâ, kotoraâ, vi imâ svobody i čelovečestva, prolila stol’ko krovi i âvila miru stol’ko

čudoviŝnego izvraŝeniâ razuma i vsego čelovečeskogo, teper’ s ožestočeniem razstrelivala vozstavih za svoû svobodu ispancev i snova porabotila stranu, tol’ko čto načavšuû vozroždat’sâ. » BELÂEV A.P., Vospominaniâ o perežitom i perečuvstvovannom, 1805-1850, Sankt-Peterburg, izdanie A.S. Suvorina, 1882, p.125.

419 « Posle našego plavaniâ v Ispaniû, gde my videli podvižnikov ispanskoj svobody, gde sošlis’ s

Cet épisode renforça l’hostilité des Républicanistes vis-à-vis de la politique extérieure répressive d’Alexandre.

De même que le soulèvement espagnol, l’insurrection grecque de 1821 suscita une vive émotion au sein de la population russe. Deux raisons majeures permettent d’expliquer le soutien massif des Russes à la Grèce : d’une part, ce pays tentait de se soulever contre le joug turc pour accéder à l’indépendance, ce qui n’était pas sans analogie avec l’histoire russe ; d’autre part, le facteur religieux joua un rôle prépondérant : entre la Grèce orthodoxe et la Sublime Porte, le choix russe devait nécessairement se porter du côté des Grecs. L’habitude qu’avait prise Alexandre Ier de protéger les Grecs qui fuyaient l’occupation turque – pensons à Capo d’Istria, mais aussi aux frères Ipsilanti et à Alexandre Stourdza – donnait à penser que l’Empereur, une fois de plus, soutiendrait la cause grecque.

Alexandre Ipsilanti était président d’une hétairie secrète, située à Odessa, qui avait pour but la libération de la Grèce. Ayant obtenu un congé extraordinaire de l’Empereur, en 1820-1821, il déclencha une insurrection de Moldavie, et connut certains succès militaires. Il parvint jusqu’à Bucarest, mais l’entente impossible entre les Roumains et les Grecs ne pouvait que desservir des insurgés qui disposaient de fort peu de moyens. Par ailleurs, Ipsilanti comptait sur l’aide d’Alexandre Ier. Mais celui-ci assimilait

l’insurrection grecque aux doctrines athéistes de la Révolution française : il comprenait cette insurrection comme une révolte contre les principes chrétiens de la Sainte Alliance. Par ailleurs, une intervention en faveur des Grecs signifiait nécessairement entrer en conflit avec l’Empire ottoman : les contingents militaires et les finances de l’empire ne le permettaient pas. Dès lors, Alexandre Ier refusa son soutien aux Grecs et condamna fermement l’action d’Ipsilanti :

« C’est un fou, qui probablement se perdra lui-même, et entraînera dans sa perte beaucoup de victimes, car ils n’ont ni canons, ni moyens, et il est vraisemblable que les Trucs les écraseront. Mais il n’y a pas de doute que l’impulsion à ce mouvement insurrectionnel n’eût été donnée par le même comité central directeur de Paris […]. »420

pamât’, my, konečno, sdelalis’ eŝe bol’šimi èntuziastami svobody. » BELÂEV, A.P., Vospominaniâ

dekabrista o perežitom i perečuvsvovannom, op. cit., p.149.

420 Lettre d’Alexandre au prince Galicin, en date du 10 mars 1821. Citée par F. LEY, La Russie, Paul de

De retour à Saint-Pétersbourg, Alexandre Ier se rendit compte que la société russe

était très favorablement disposée en faveur des Grecs. Les rapports de son ambassadeur, le baron P.A. Stroganov, faisant état des massacres quotidiens des Grecs par les Turcs, l’émurent. Il semble surtout que l’assassinat du patriarche de Constantinople, pendu à la porte de son église, ait provoqué sa fureur : aux yeux de l’Empereur russe, les atteintes à la religion orthodoxe justifiaient davantage l’intervention de la Russie, que la simple insurrection d’un petit peuple contre la puissante Porte Ottomane. Un ultimatum fut donc adressé à la Sublime Porte, mais ces velléités ne durèrent guère. En février 1822, Alexandre Ier entama des négociations avec l’Autriche : l’influence de Metternich le contraignit à abandonner les Grecs à leur sort, malgré la proclamation de l’indépendance des Grecs continentaux, le 13 janvier 1822 et des Grecs insulaires, le 9 août de la même année. Alexandre Ier signifia un congé illimité aux frères Ipsilanti, ainsi qu’à Capo d’Istria. Au congrès de Vérone, qui se déroula d’octobre à décembre 1822, la question espagnole fut abordée, mais pas celle de la Grèce, définitivement abandonnée aux représailles turques. Il fallut attendre l’intervention de Nicolas Ier, en 1828, et la

paix d’Andrinople, en septembre 1829, pour que la Sublime Porte reconnût l’indépendance de la Grèce.

La noblesse russe, horrifiée par les massacres des Grecs, ses « frères orthodoxes » en lutte pour reconquérir une liberté ravie, se prononçait pour une intervention de l’armée russe en Grèce. P.I. Pestel’, futur Républicaniste, fut envoyé à plusieurs reprises à Jassy, en 1821, en mission de renseignements, et prit parti pour l’indépendance de la Grèce. Il rédigea un projet de « royaume grec »421, dans lequel il réunissait l’ensemble des petites nations de l’Europe orientale. Le « projet grec »422 de P.I. Pestel’ devait

421 Ce schéma est établi d’après une note de P.I. Pestel’, intitulée « Carstvo Grečeskoe », in Vosstanie

dekabristov – dokumenty, Moskva, Gosudarstvennoe Izdatel’stvo Političeskoj Literatury, 1958, tome

VII, p.327. Le « royaume » de P.I. Pestel’ se divise en six régions, destinées à jouir d’une plus ou moins grande autonomie : 1. Valachie, chef-lieu : Bucarest ; les Carpates, la région du Danube ; 2 Bulgarie, chef-lieu : Sofia ; une partie du Danube, les Balkans, Schiptsovats, Shakirade, Tsaribrod, les montagnes jusqu’à Solismiques ; 3. Roumanie, chef-lieu : Adrianople ; Méditerranée, les Balkans et la Macédoine ; 4. Serbie, chef-lieu : Belgrade ; Bulgarie, Danube, rivières de Sava et Drina ; 5. Bosnie, chef-lieu : Banialuka ; Mer Adriatique, Autriche, rivières de Sava et Drina, des frontières de l’Herzégovine jusqu’à Livna, et de Livna à Skordon. 6. Albanie ; la Bosnie, les Balkans, frontières communes avec la Macédoine, rivière de la Krevaste jusqu’à la Méditerranée.

422 L’idée même d’un « projet grec » n’est pas sans évoquer celui de Catherine II. Sur ce point, voir

l’article de RAGSDALE, H., « Montmorin and the Catherine’s Greek Project », Cahiers du Monde

russe et soviétique, 1986, XXVII, 1. Pour une analyse de la politique de l’Empire russe vis-à-vis de

la Grèce, voir JEWSBURY, G.F., « The Greek Question, 1815-1822 », Cahiers du Monde russe et

restaurer la puissance de la Grèce en plaçant sous une même autorité les petites nations des Balkans, rattachées à la Grèce. Il témoigne d’un intérêt pour un Etat composé d’entités territoriales et ethniques fort différentes ; P.I. Pestel’ résolut ce problème en établissant un archipel continental dominé par la Grèce. Il reprendra par la suite cette problématique de la gestion territoriale et l’étendra à l’Empire de toutes les Russies.

Ainsi, ces trois lieux de tensions – l’armée, les inégalités de traitement des provinces de l’Empire, les hésitations en politique extérieure – témoignent des différentes orientations de la politique d’Alexandre, qui furent perçues comme des incohérences ou, à tout le moins, des revirements. Or, ce sont ces hésitations elles- mêmes qui suscitèrent, au sein de l’élité gouvernante et de l’armée, des réflexions d’ordre politique, ouvrant ainsi aux Républicanistes des champ d’investigation extrêmement vastes. Davantage que les victoires militaires et la gloire de l’armée impériale, les paradoxes de la politique menée par Alexandre Ier ont nourri la réflexion des Républicanistes et contribué à leur éducation politique. Ces échecs en politique intérieure et extérieure ne sont pas nécessairement la preuve d’une incompétence de l’Empereur : ils font avant tout signe vers des difficultés auxquelles les rédacteurs de projets constitutionnels devraient nécessairement se confronter.

L’intuition initiale qui consistait à interroger les hésitations et atermoiements d’Alexandre renouvelle la lecture des années 1801-1825 : la complexité du règne contrasté de cet Empereur s’explique par sa volonté d’établir en Russie une Constitution et un mode représentatif de gouvernement, et par une pratique dirigiste du pouvoir opposée à ces convictions initiales – pratique du reste fortement encouragée par la noblesse conservatrice et les proches du tsar. Dans la culture politique du début du XIXème siècle en Russie, deux conceptions de l’Etat s’affrontent : celle, traditionnelle, de l’autocratie, présentée comme la forme russe de la monarchie absolue ; celle, novatrice, d’un Etat de droit, régi par des lois auxquelles le souverain lui-même doit se soumettre. Ces deux conceptions de l’Etat transparaissent tour à tour dans les décisions politiques prises par Alexandre Ier.

Aux théories audacieuses du libéralisme politique, la pratique du pouvoir apporte parfois un démenti flagrant, parfois un soutien manifeste. Si Alexandre Ier s’oppose à la

libération des serfs russes, il affranchit en revanche les paysans de Lituanie et de Courlande ; convaincu de la gloire et de la fidélité de son armée, il s’aveugle pourtant sur l’efficacité des colonies militaires et sur leur coût humain ; soutien des solutions libérales pour la France et la Suisse, l’Empereur se détourne en revanche des Grecs et contribue à réprimer sévèrement les révoltes en Italie et en Espagne.

Ces incohérences – du moins c’est ainsi que les Républicanistes interprètent les hésitations d’Alexandre Ier – tout autant que l’inadéquation entre la théorie affichée et la pratique réelle, ont profondément marqué les contemporains, déçus par l’inconstance du tsar dans ses réformes. Les Républicanistes sont presque tous issus de l’armée, premier lieu dans lequel s’expriment ces contradictions : ils ont fait l’expérience à la fois des volontés libérales de l’Empereur et de ses réactions autoritaires. Leurs conceptions politiques novatrices croissent rapidement dans ce terreau extrêmement fécond de théories et d’expériences politiques à la fois libérales et autocratiques : « enfants de 1812 »423, les Républicanistes, qui ont suivi l’évolution des conceptions de l’Etat de 1801 à 1825, sont aussi pleinement « enfants du règne d’Alexandre ».

423 « My deti 1812 goda », expression empruntée à I.D. Âkuskin, in Zapiski I.D. Âkuskina, Leipzig, E.L.

Kasprowicz éditeur, 1871, p.1. Pour une édition plus récente et plus complète, voir ÂKUŠKIN, I.D.,

CHAPITRE III

Outline

Documents relatifs