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Le règne des lois : une vision tronquée de l’Etat de droit.

un vocabulaire moderne pour une autocratie traditionnelle.

I. Le « despotisme légal » : un exercice éclairé du pouvoir ?

1. Le règne des lois : une vision tronquée de l’Etat de droit.

Catherine II prend conscience de la nécessité de jouer le jeu juridique des Etats d’Europe pour que ceux-ci reconnaissent à la Russie le droit d’intervenir sur la scène diplomatique internationale. Son premier souci sera donc de s’efforcer d’inscrire son discours sur l’Etat russe dans le cadre de la pensée moderne de l’Etat de droit (Rechtsstaat). Au sens le plus large, l’Etat de droit s’oppose à l’Etat despotique : dans un Etat de droit, le droit et la loi règlent la vie sociale et politique, qui échappent du même coup à l’arbitraire du souverain. Au sens strict, l’Etat de droit désigne un Etat dans lequel la puissance étatique est limitée par les normes du droit public ; l’Etat est alors défini comme une « institution politique de commandement et de domination », qui doit « soumettre l’exercice de sa puissance au principe de la légalité. »119 Catherine II désire s’inscrire dans cette tradition européenne ; la définition de l’Etat qu’elle élabore dans l’Instruction s’en fait l’écho :

« Dans un Etat, c’est à dire dans une société où il y a des Loix [sic], la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, & à n’être pas contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir. »120

119 Définition donnée par KERVEGAN, J.-F., dans son article « Hegel et l’état de droit », in Archives de

philosophie, 1987, n°50, pp.55-94.

120 CATHERINE II, Instruction pour la commission chargée de dresser le projet d’un nouveau code

La loi garantit un gouvernement modéré : servant d’intermédiaire neutre et objectif entre le souverain et les citoyens, elle encadre l’exercice de la liberté de l’un et des autres en les soumettant à l’autorité du devoir. La loi a en effet pour fonction de rappeler que la volonté du peuple, tout comme la volonté du souverain, ne doit se laisser aller ni au caprice ni à l’abitraire, mais doit au contraire se soumettre à la nécessité impersonnelle et universelle de la loi. Cette unique soumission à la loi définit l’égalité politique, la seule que puisse garantir un Etat de droit :

« L’égalité de tous les citoyens consiste en ce qu’ils soient tous soumis aux mêmes Lois. »121

Dans ces propos de l’Impératrice, deux inspirations hétérogènes se font sentir. Tout d’abord, l’adoption des critères juridiques de l’Etat de droit : les lois doivent être identiques sur l’ensemble du territoire de l’Etat – ce qui sous-entend une unification des législations de l’Empire de toutes les Russies ; second point, l’égalité de tous les citoyens devant la loi doit contribuer à niveler les différences de traitement :

« Cette égalité exige de bonnes constitutions, qui empêchent les riches d’opprimer ceux qui le sont moins, et de tourner à leur avantage particulier les charges, qui ne leur sont confiées que comme administrateurs de l’Etat. »122

Mais il n’en reste pas moins, dans le même temps, que seul le souverain est et demeure source de toute loi, dans la droite ligne de la tradition absolutiste et autocratique. Théoriquement donc, l’égalité devant la loi s’applique à tous et est censée protéger de l’arbitraire impérial ; mais dans la pratique, le souverain conserve une situation exceptionnelle par rapport au droit. En tentant de concilier ces deux éléments incompatibles, Catherine II est conduite à adopter une position délicate : le souverain est source de la loi, mais le souverain n’est pas la loi. L’Instruction accorde à la loi une sorte d’autonomie par rapport au souverain, comme si elle poursuivait une trajectoire indépendante de son origine, comme si elle vivait une existence propre. La loi peut alors

chapitre V, §37, pp.20-21. Nous soulignons.

121 « Ravenstvo vseh graždan sostoit v tom, čtoby vse podverženy byli tem že zakonam. », Instruction,

op.cit., chapitre V, §34, pp.20-21.

122 « Sie ravenstvo trebuet horošego ustanovleniâ, kotoroe vospreŝalo by bogatym udručat’ men’šee ih

stâžanie imeûŝih ; i obraŝat’ sebe v sobstvennuû pol’zu činy i zvaniâ poručenyâ im tol’ko, kak pravitel’stvuûŝim osobam gosudarstva. », Instruction, op.cit., chapitre V, §35, pp.20-23. Dans le texte en russe, le terme utilisé pour traduire « constitution » est « ustanovlenie », qui désigne le statut premier d’un Etat, les lois fondamentales.

être investie d’une double fonction : exprimer les ordres du souverain et protéger contre l’arbitraire de ce même souverain. Pour incarner cette relative indépendance de la loi, Catherine II s’appuie sur l’institution sénatoriale, devenue l’instance judiciaire suprême, garante du respect des lois :

« Cette Institution empêchera le peuple de mépriser impunément les ordres du Souverain, et elle le mettra en même temps à l’abri des caprices et des volontés arbitraires. »123

Catherine II joue donc – dans le discours tout au moins – la nécessité de la loi, impersonnelle et objective, contre les caprices du souverain qui en est la source. Ce faisant, elle assigne à l’Etat russe trois devoirs majeurs : garantir la liberté des individus, leur sécurité et la propriété privée. Ce sont là les buts mêmes définis par le libéralisme politique naissant, notamment par John Locke dans le Traité du gouvernement civil :

« La plus grande et la principale fin que se proposent les hommes lorsqu’ils s’unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement, c’est de conserver leurs propriétés, pour la conservation desquelles bien des choses manquent dans l’état de nature. »124

Catherine II s’inscrit dans ce mouvement de pensée politique ; à ses yeux, l’Etat doit garantir la liberté et la sécurité des citoyens :

« Il faut que les Lois pourvoient, autant qu’il est en elles, à la sûreté de chaque citoyen en particulier. »125

« Il est nécessaire de se former une idée claire et exacte de la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que permettent les Lois ; et si un citoyen pouvait faire ce que défendent les Lois, alors il n’y aurait plus de liberté, parce que les autres auraient de même ce pouvoir. »126

123 Instruction, op.cit., chapitre IV, §29, pp.16-19.

124 LOCKE, J., Deuxième traité du gouvernement civil (1690), traduction D. Mazel, Paris, Garnier-

Flammarion, 1992 (2e édition corrigée), chapitre IX, §124, p.237. Ou encore : « J’entends donc, par

pouvoir politique, le droit de faire des lois, sanctionnées ou par la peine de mort ou, a fortiori, par des peines moins graves, afin de réglementer et de protéger la propriété ; d’employer la force publique afin de les faire exécuter et de défendre l’Etat contre les attaques venues de l’étranger : tout cela étant en vue, seulement, du bien public. […] », Idem, §3, p.42. Le « libéralisme politique » ainsi défini réserve à l’Etat le droit d’intervenir dès lors qu’il le fait en vue du bien public.

125 Instruction, op.cit., chapitre V, §33, pp.20-21.

Mais la nature de la liberté qu’elle accorde s’écarte du discours libéral de Locke et semble plus proche de la perspective de Hobbes : Catherine II fonde la liberté des citoyens sur une passion, la crainte. On est loin d’un véritable Etat libéral – même si l’Instruction opère déjà un déplacement non négligeable, puisque c’est la loi et non le

souverain lui-même qui est objet de crainte :

« La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté : et, pour qu’on ait cette liberté, il faut que le Gouvernement soit tel, qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen, mais que tous ne craignent que les Loix. »127

Ainsi, Catherine II ouvre des perspectives sur ce que devrait être l’Etat russe pour s’inscrire dans la culture politique européenne de son temps : un Etat de droit, partiellement marqué par les prérogatives des Etats libéraux. Cette reprise des thèmes de la légalité et du libéralisme politique a pour ambition de faire reconnaître par les puissances politiques ocidentales le visage d’ores et déjà européen de la Russie :

« §6. La Russie est une puissance européenne.

§7. En voici la preuve : les changements que PIERRE le Grand entreprit en Russie lui réussirent d’autant plus aisément, que les mœurs qu’il y trouva ne s’accordaient aucunement avec le climat, et y avaient été apportées par le mélange de différentes nations et par les conquêtes de plusieurs Provinces étrangères. PIERRE I, introduisant des mœurs et des coutumes Européennes chez une nation d’Europe, trouva des facilités qu’il n’attendait pas lui-même. »128

On ne s’étonnera pas de voir que les préoccupations de l’Impératrice s’inscrivent dans la continuité des travaux de Pierre le Grand, œuvrant à la « remise en ordre du droit »129 en Russie. Dès le XVIème siècle, certains Etats, comme la Bavière130 ou la

127 Instruction, op.cit., chapitre V, §39, pp.22-23 de l’édition originale.

128 Instruction, op.cit., chapitre Premier, §6 et 7, pp.6-7. Cette citation est une copie de l’opinion

défendue par Montesquieu : « Ce qui rendit le changement plus aisé, c’est que les mœurs d’alors étaient étrangères au climat, et y avaient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes. Pierre Ier, donnant les mœurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe, trouva des facilités qu’il n’attendait pas lui-même. », MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, Paris, Gallimard, 1995, Livre XIX, chapitre 14, pp.577-578.

129 Cette expression, en usage à partir du XVIème siècle, fait explicitement allusion à un célèbre passage

des Nuits d’Attique (I, 22) dans lequel Aulu-Gelle évoque le traité perdu De jure civili in artem

redigendo attribué à Cicéron.

130 Landrecht der Fürstentheimben Obern und Niedern Bayern (1616) ou Codex Maximilianeus

Bavaricus Civilis, réédité par GÜNTER, H., Das bayerische Landrecht von 1616, München, Beck,

Prusse131, avaient déjà promu une vaste entreprise de clarification et de réduction du

droit coutumier.

« La "remise en ordre du droit" constitue le mot d’ordre de tous les juristes à partir du XVIème siècle. Les imperfections de la compilation et de la codification

justiniennes, la surcharge des gloses et des post-gloses, la diversité des droits coutumiers, l’éclatement des jurisprudences, les sources parallèles constituées par le droit canonique ou la théologie morale, font de la réorganisation du droit civil la tâche prioritaire, tant pour les praticiens que pour des Etats soucieux d’asseoir leur autorité en favorisant, au moins à titre d’objectif à long terme, de nouvelles codifications »132.

Leibniz, auquel Pierre le Grand fit appel pour élaborer un projet de fondation d’une Académie des Arts et des Sciences à Saint-Pétersbourg133, envisagera vers la fin de sa vie de rationaliser le droit russe. Nommé conseiller intime de justice par le tsar en 1712134, il l’avertira de l’ampleur de la tâche à mener pour corriger les principaux vices dont souffre le droit russe – superfluité, incohérence, obscurité et confusion, à l’image du droit romain –, et proposera d’introduire dans l’Empire l’étude du droit comparé :

« Les juristes qui doivent remplir des charges dans la justice et la magistrature n’auroient pas seulement à s’occuper de collegia practica (conférences pratiques), et des cas échéants et difficiles ; ils auroient aussi à comparer les loix [sic], les mœurs et la police des autres peuples avec les leurs.

Ceux qui voudroient tendre plus haut pourroient y ajouter le jus publicum et les affaires d’Etat, en même temps qu’ils étudieroient l’histoire universelle, surtout celle des derniers temps ; ils seroient par là en état de faire partie du conseil privé et d’être employés comme ambassadeurs »135.

131 Landrecht des Herzogthums Preussen (1620). Voir LITEWSKI, W., Landrecht des Herzogtums

Preußen von 1620, 5 volumes, Krakow, Nakladem Uniwersytetu Jagiellonskiego, 1982-1987 et

Warszawa, Panstwowe wydawnictwo naukowe, 1986.

132 René Sève in LEIBNIZ, G.W., Le droit de la raison. Textes réunis et présentés par René Sève, Paris,

Vrin, 1994, p.183.

133 Rapport de Leibniz sur l’établissement des sciences et des études en Russie, in LEIBNIZ, G.W.,

Œuvres, publiées pour la première fois d’après les manuscrits originaux avec notes et introductions par Louis Alexandre Foucher de Careil, tome VII, Hildesheim – New-York, Georg Olms Verlag,

1969, pp.480sq. Voir également Projet d’un conseil supérieur des sciences et arts pour le Czar,

Ibid., pp.516sq. et Projet d’un mémoire de Leibniz au Czar en vue du progrès des arts et des sciences, et des écoles dans l’empire russe, Ibid., pp.567sq.

134 Leibniz s’auto-proclamera fort ironiquement « Solon de la Russie ». Voir LEIBNIZ, G.W., Textes

inédits d'après les manuscrits de la Bibliothèque provinciale de Hanovre, publiés et annotés par Gaston Grua, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, pp. 703-705.

135 LEIBNIZ, G.W., Projet d’un mémoire de Leibniz au Czar en vue du progrès des arts et des sciences,

Catherine II n’oubliera pas ces préconisations lorsqu’elle voudra réfléchir à une remise en ordre des lois de l’Empire et se penchera sur les différentes formules de plans juridiques qui lui seront proposées pour intégrer à un futur code impérial les droits locaux écrits.

Si un lexique juridico-politique inspiré des Lumières et du libéralisme politique fait massivement son apparition dans l’Instruction, les critères formels sur lesquels les juristent s’accordent pour reconnaître un Etat de droit136 sont loin d’être tous réunis. En effet, si la finalité de l’Etat de droit est la primauté de la loi, il ne s’agit pas cependant de n’importe quel type de loi, ni de n’importe quelle autorité du droit : la légalité et la vie judiciaire de l’Etat sont inséparables de l’adoption d’une constitution, c’est-à-dire d’un corpus de normes indépendantes auxquelles l’ensemble du champ politique doit être strictement subordonné. Jamais Catherine II n’acceptera d’envisager un tel bouleversement des pratiques autocratiques. Elle se contentera d’un simulacre d’Etat de droit, ouvrant cependant la porte aux revendications constitutionnelles qui se multiplieront dans les deux décennies précédant 1825.

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