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un vocabulaire moderne pour une autocratie traditionnelle.

I. Le « despotisme légal » : un exercice éclairé du pouvoir ?

2. L’inquestionnable évidence autocratique.

Si la culture politique européenne de la fin du XVIIIème siècle ne peut être intégralement assimilée par l’Impératrice législatrice, c’est en tout premier lieu parce que Catherine II conçoit le gouvernement autocratique de la Russie comme une évidence. L’autocratie constitue le présupposé inquestionnable de tout l’édifice juridique mis en place dans l’Instruction. Les éléments spécifiques de la culture politique russe traditionnelle modèlent donc les réflexions de l’Impératrice sur la nature du pouvoir souverain et de l’Etat plus profondément que les conceptions libérales de l’Etat de droit.

L’avènement de l’autocratie résulte d’un long processus, qu’il n’est pas dans notre propos de détailler137. Traditionnellement, on considère que l’autocratie prend naissance

136 « Pour résumer d’un mot chacun de ces critères, l’état de droit est un état légal, un état

constitutionnel, un état judiciaire ». KERVEGAN, J.-F, « Hegel et l’Etat de droit », op.cit., p.58.

137 Sur la formation de l’empire et l’avènement de l’autocratie, voir REY, Marie-Pierre, De la Russie à

l’Union soviétique : la construction de l’Empire 1462-1953, Paris, Hachette, 1994 ; WHITTAKER,

Cynthia H., « The Idea of Autocracy among Eighteenth-Century Russian Historians », Russian

en 1547, année du couronnement d’Ivan IV, dit le Terrible : en ajoutant le titre de tsar à celui de grand-prince de Moscou, il inaugure une pratique autocratique du pouvoir. En signant l’Instruction « carica samoderžica » (tsarine autocrate), Catherine II s’inscrit dans la lignée des souverains qui l’ont précédée.

Il ne nous semble pas inutile de nous arrêter un instant sur la définition de l’autocratie comme régime politique, péambule nécessaire pour comprendre la permanence de certaines conceptions de l’Etat en Russie. Des péripéties de sa formation, l’autocratie hérite une double définition : d’une part, « autocrate » désigne un souverain qui ne tient son pouvoir que de Dieu et de lui-même, sans besoin d’aucune légitimation extérieure ; cette particularité est un héritage de Byzance, où le basileus est le chef du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. D’autre part, « autocrate » (du grec

auto- soi-même et cratos- pouvoir) désigne une personne au pouvoir et absolu et

illimité, et en vient, au cours du XIXème siècle, à désigner spécifiquement l'empereur russe :

« L’autocratie est donc le gouvernement absolu d’un souverain ; c’est une puissance indépendante, qui tire toute sa force et son pouvoir de son propre fonds. Celui qui exerce cette puissance s’appelle autocrate. C’était autrefois la qualification des empereurs de Byzance, attribuée spécialement aujourd’hui à l’empereur de Russie, qui prend celle de samoderjets, entièrement équivalente, et composée de deux mots : sam (lui-même) et derjets (qui tient). En effet, quoique les déterminations de ce souverain puissent quelquefois être influencées par des traditions et d’anciens usages, sa volonté n’a pourtant aucune limite légale. »138

«C'est l'absolutisme en action. L'Autocrate est le souverain maître de ses sujets; toute autre volonté que la sienne est séditieuse ; toute supériorité, criminelle. Dieu et homme tout à la fois, il étend sa domination sur l'intelligence aussi bien que sur la matière; on ne pense qu'à son gré ; on ne vit que par sa licence […]. Le seul Prince que l'on qualifie aujourd'hui d'Autocrate est l'empereur de Russie. »139

Le régime politique désigné par l’autocratie n’est pas sans poser problème : la définition de ce terme pose de redoutables difficultés. On distinguera deux analyses140 de l’autocratie : la première consiste à voir dans l’autocratie le système russe de la

138 Article « autocrate », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, Belin-Madar,

Libraire, 1833, tome III, « répertoire des connaissances usuelles », p.136.

139 E.D., article « Autocrate », in Dictionnaire politique, encyclopédie du langage et de la science

politiques, Paris, Pagnerre éditeur, 1860, pp.123-124.

140 Nous nous appuyons ici sur les conclusions de C. Whittaker dans l’article déjà cité, « The Idea of

monarchie absolue ; l’autocratie ne serait alors qu’une variante de la monarchie, forme politique adaptée à l’empire141. A cela, nous préférons une autre approche qui récuse

cette assimilation hâtive entre autocratie et monarchie absolue pour deux raisons fondamentales : la nature du pouvoir et le statut de la propriété. En effet, la Russie impériale ne connaît pas le système féodal européen, dans la mesure où les nobles ne sont pas propriétaires de leurs terres : ils les reçoivent en récompense pour services rendus à l’Etat ; cette propriété n’est pas héréditaire, elle revient à l’Etat à la mort du noble distingué pour ses vertus142. Cette conception spécifique de la propriété de la terre s’accompagne d’un pouvoir personnel et absolu, sur les choses comme sur les personnes, propre à la Russie et inadapté, selon nous, à la société féodale européenne.

Dans la rédaction de l’Instruction, on décèle les influences conjuguées de cette double définition : pour désigner le souverain, Catherine II utilise les termes car’ en russe et Zaar en allemand, contraction de Caesar qui désigne l’empereur. En revanche, la traduction latine est particulièrement intéressante, puisque l’auteur recourt au terme grec de basileus, reproduit par ailleurs en caractères grecs143 ; la référence au basileus implique une conception byzantine du pouvoir, selon laquelle le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel sont réunis en une seule et même personne144. Cette définition du tsar

autocrate induit une conception spécifique de l’Etat. Pour désigner le souverain, Catherine II a le plus souvent recours au terme gosudar’. Ce terme, au premier sens, désigne la personne dirigeant une principauté, gosudarstvo ; utilisé, en vieux-slave, sous

141 Position défendue dans les années 1810-1820 par N.M. Karamzin, historien officiel de la Cour

impériale russe.

142 Le XVIe siècle fait état, dans les Chroniques, d’une longue série d’expropriations par le souverain

des terres des Princes. Les souverains (Ivan III puis Ivan IV) souhaitaient ainsi briser la puissance des boyards qui menaçaient Moscou. Les terres confisquées étaient redistribuées aux princes ayant rendu des services à l’Etat : le passage de la propriété patrimoniale (votčina), personnelle et héréditaire, à la propriété foncière (pomest’e), individuelle mais non héréditaire et au statut incertain, s’accompagne d’une montée en puissance du prince de Moscou : le changement de nature de la propriété est un des éléments de la formation de l’autocratie. B. Marxer propose dans un ouvrage récent une analyse poussée des relations foncières en Russie : MARXER, B., Idéologie foncière en

Russie du XVIe siècle à aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2003.

143 Instruction, op.cit., chapitre XIX, §457, pp.296-297.

144 Cette démarche comparatiste est aussi celle de NAGORKO, A., qui compare les différentes

traductions du terme « citoyen » ; voir son intervention au colloque « Langues et sociétés de l’Europe moderne » (Nancy, 13, 14 et 15 novembre 2003) : « Le mot citoyen en polonais (« obywatel’ »), en tchèque (« občan ») et en allemand (« Bürger ») : problèmes d’équivalence sémantique et notionnelle ».

la forme gospodar’145, il désigne les grands-princes possédant un domaine. Dans un tel

contexte, les affaires publiques ou affaires de l’Etat deviennent gosudarevye dela, c’est- à-dire les affaires du Prince. Le Prince est donc asssimilé à l’Etat, l’espace géographique de l’Etat devient son domaine ; la question de la propriété est résolue de manière unilatérale : toute propriété étatique devient celle du Prince146. L’autocratie trouve donc sa définition dans un rapport particulier à la propriété de la terre ; l’autocrate est propriétaire des terres sur lesquelles s’étend sa domination :

« La terre que tous cultivent est la propriété de lui seul ; il peut la confisquer ou l’aliéner selon qu’il lui plaît ; les biens, l’honneur, la vie des citoyens, tout cela est son patrimoine. »147

La confusion entre la personne du souverain et celle de l’Etat est l’un des traits fondamentaux de la culture politique du XIXe siècle, ce dont témoigne l’historien A.A. Vasil’čikov, qui décrit la culture politique russe en 1869-1870 :

« [...] Le règne, c’est-à-dire le pouvoir politique, se confond avec la propriété foncière, l’Etat avec la terre et tout le territoire est reconnu une fois pour toutes la propriété du peuple (obŝenarodnoe sostoânie), et par conséquent le bien du souverain et de l’Etat. Mille ans après avoir fait appel aux Varègues, le peuple russe reconnaît toujours que la terre est au Tsar, et que le droit du Tsar d’en disposer est au-dessus de tout droit de propriété particulier ou communautaire (častnoj ili obŝinnoj sobstvennosti). »148

L’assimilation entre le souverain et l’Etat est reprise dans l’Instruction : ainsi, par crime de lèse-majesté, « on entend tous les crimes qui attentent à la sûreté du Souverain (Gosudarâ) et de l’Etat (gosudarstva). »149

145 La première mention de ce terme est relevée en 1349 dans une version en vieux-slave du titre du

prince Casimir III de Pologne, « gospodar’ russkoe zemle », que nous traduisons par « possesseur de la terre russe ».

146 Pour une analyse de l’histoire du concept d’Etat (gosudarstvo) en anglais et en russe, voir l’excellent

article d’Oleg KHARKHORDIN, « What is the State ? The Russian Concept of Gosudarstvo in the European Context », in History and Theory, volume 40, n°2 (May 2001), pp.206-240. Voir aussi Mihail KROM, « Naučnaâ terminologiâ, âzyk èpohi i političeskie realii XVI veka », in Političeskie

instituty i social’nye straty Rossii (XVI-XVIII vv.), ANTONOVA, E.A. (dir.), Moskva, RGGU,

1998 ; et SCHMIDT Sigurd, U istokov rossijskogo absolutizma, Moskva, Progress, 1996.

147 Article « autocrate », Dictionnaire politique, encyclopédie du langage et de la science politiques,

op.cit., p.123.

148 VASIL’ČIKOV, A.A., Knâz’, Zemlevladenie i zemledelie v Rossii i v drugih evropejskih

gosudarstvah, Sankt-Peterburg, 1876, tome I, p.301. Cité d’après B. MARXER, op.cit., p.90.

149 « Pod sim imenovaniem razumeûtsâ vse prestupleniâ protivnyâ bezopasnosti Gosudarâ i

Par ailleurs, le pouvoir émanant du tsar autocrate est un pouvoir de nature patriarcale, ce que revendique Catherine II ; l’Etat doit être géré par le souverain de la même manière qu’un père dirige sa famille : ses enfants lui doivent obéissance et son autorité seule assure le bon fonctionnement des relations sociales.

« Les lois ne doivent point être remplies de subtilités qu’enfante l’esprit ; elles sont faites pour des gens de médiocre entendement, comme pour ceux qui en ont beaucoup ; elles ne sont point des résultats d’une Logique subtile, mais la raison simple d’un Père qui s’intéresse pour le bien de ses enfants et de sa famille. »150

Les relations entre le tsar russe et les citoyens ne sont par conséquent pas des relations d’ordre politique, mais des relations d’ordre privé : en terre autocratique, la seule autorité reconnue est celle du tsar. Au sens strict, le terme « citoyen » (graždanin) est impropre, seule la notion d’administrés ou de sujets (poddannye) traduit la nature des liens paternels du tsar à ses sujets, mais aussi l’obligation d’obéissance filiale exigée des sujets russes par le tsar151.

Prince, empereur, souverain, monarque, basileus : la figure du tsar autocrate disposant d’un pouvoir absolu de nature patriarcale circule en permanence dans les paragraphes de l’Instruction, se heurtant à chaque fois aux protestations libérales de l’Impératrice. La tradition russe de l’exercice du pouvoir, reçue par Catherine II comme un état de fait d’une évidence absolue, fait donc obstacle à l’assimilation réelle des contenus théoriques de la culture européenne convoquée dans les discours. Le contexte et les pratiques font défaut, qui pourraient rendre les concepts opératoires ; ne restent alors que les mots, en décalage croissant avec la réalité de la vie politique.

150 Instruction, op.cit., chapitre XIX, §452, pp.294-295.

151 Toutefois, cette image d’un pouvoir paternel violent est remise en cause dès le XIXème siècle, comme

une image caduque déformant ce qu’est le pouvoir paternel en réalité : « Ceux qui ont cherché dans la famille le modèle des sociétés politiques ont justifié le pouvoir autocratique par l’autorité paternelle. Le sophisme a fondé l’injustice ; le glaive l’a perpétuée. Or, que la puissance du père n’ait pas eu de bornes, lorsque la loi civile n’existait pas encore, cela se comprend facilement et se justifie de soi-même. […] Et, cependant, dès que la société se perfectionne, dès que l’autorité civile apparaît, l’autorité paternelle est aussitôt contenue dans de justes limites ; les mœurs d’abord, la législation ensuite, protègent l’enfant contre les écarts de la tendresse ou de la passion du père. » Article « autocrate », in Dictionnaire politique, encyclopédie du langage et de la science politiques,

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