• Aucun résultat trouvé

Varier la manière de couper pour singulariser les films

LE MONTAGE LA MONTEUSE

3. Varier la manière de couper pour singulariser les films

« Je pense qu’un auteur qui monte ses films avec facilité et de façons variées est superficiel. On reconnaîtra toujours le montage d’un Bergman, d’un Bresson, d’un Kurosawa, d’un Antonioni[…] car la perception que chacun a du temps et qui s’exprime dans le rythme des films est toujours la même84. »

Andrei Tarkovski Plus que tout autre aspect de l’œuvre de Manoel de Oliveira, le montage est sans doute l’un des plus difficiles à étudier car il a beaucoup varié avec le temps. C’est Mathias Lavin qui explicite le mieux cette variété dans le montage, qui contredit Tarkovski :

« si l’on considère l’ensemble de l’œuvre d’Oliveira, il est impossible de dégager une conception unitaire du montage, dans la mesure où ses films n’obéissent pas tous aux mêmes préceptes idéologiques et esthétiques85. »

Tout comme la direction d’acteurs, le montage chez Oliveira semble avoir perdu, avec le temps, son côté rigide qui consistait à restreindre les coupes. Telle est la singularité de films comme Francisca, Benilde, Amour de Perdition, Le Soulier de Satin ou Mon Cas, où le travail de montage s’établit, selon la définition de Jean Narboni citée précédemment, par son « effacement » plutôt que par ses « marques86 ». Dans ces œuvres, Oliveira atteint le paroxysme de ce qu’il

appelle « refus du montage », alors qu’en réalité il se réfère, plus précisément, à un refus du découpage en champ-contrechamp classique ou du morcellement du plan par la coupe franche. La conception de ce « refus du montage » chez Oliveira se situe donc dans la même perspective que celle d’André Bazin, rendue célèbre dans le pamphlet-article « Montage interdit ». Pascal Bonitzer remarque avec justesse que, si Bazin « milite contre le montage, ce n’est pas que celui-ci se veut créateur de sens, mais en tant qu’il prétend au réalisme87. » Tout comme Bazin, Oliveira

critique avant tout « le naturalisme, l’illusion du naturel et de réalité88 » qui est le propre du

montage dit transparent. Ce refus du naturalisme est, à n’en pas douter, l’un des socles du cinéma d’Oliveira.

Au contraire de ce qui se vérifie avec les acteurs, où les différences de ton des interprétations, peuvent entraîner, nous l’avons vu, un « conflit de jeu », pour le montage, il existe bel et bien des variations dans la façon de couper, mais plutôt d’un film à l’autre et non à l’intérieur d’une même œuvre. On est ainsi bien loin du jugement de Yann Dedet à propos de l’œuvre de Maurice Pialat : « plus les séquences sont différentes, photographiées différemment, montées différemment, jouées par des acteurs pas forcément de la même eau, plus ça enrichit le film89. »

Chez Oliveira, la différence de montage entre les œuvres se relève plutôt d’une envie de démarquer son film des spécificités du langage textuel qu’il adapte à l’écran. Cette volonté prend bien évidemment appui sur d’autres fronts de la création filmique (orientations données aux acteurs, choix des décors, des éclairages, du cadrage et des mouvements de caméra), mais toutes ces dimensions sont subordonnées à celle qui a l’incidence la plus directe sur la matière espace et temps : le montage. Ainsi, le réalisateur va transformer des adaptations de pièces de théâtre en films très découpés et aux séquences courtes (Le Passé et le présent, La Cassette90); alors que les

85 ) M. Lavin, La parole et le lieu, op. cit., p. 192.

86 ) Cf. « Montage », Cahiers du Cinéma n° 210, mars 1969, p. 19.

87 ) P. Bonitzer, « Les morceaux de réalité », Le champ aveugle (1982), Cahiers du Cinéma, Paris, 1999, p. 85. 88 ) Id, p. 85.

89 ) « Entretien avec Yann Dedet. Adorable… le lendemain ! », art. cit., p. 101.

90 ) La singularité du montage de ces deux films peut être expliquée aussi par les règles implicites de la pratique

conditionnée par les genres, cf. notamment la distinction que font K. Reisz et G. Millar entre le montage de films d’action, de comédies et de reportages documentaires, ainsi que la différence entre le montage d’un film « sérieux » et d’un film comique, The technique of film editing, op. cit., p. 67-194.

adaptations romanesques (Amour de Perdition, Francisca) sont souvent traitées, spatialement et temporellement, selon la logique du théâtre (plan larges et frontaux, plans séquences, acteurs face à la caméra). Oliveira a été l’un des premiers à reconnaître ce fait. « C’est plus du théâtre dans

Francisca que dans Benilde, alors que Francisca n’est pas une pièce de théâtre et Benilde en est une91. »

Encore une fois, Le Soulier de Satin fait figure d’exception à l’intérieur de la filmographie d’Oliveira, puisque le film, adaptation de la pièce de Paul Claudel, respecte quasi intégralement l’organisation scénique imaginée par le dramaturge français. Le réalisateur a tout de même introduit d’amples mouvements de caméra et des cadrages assez serrés sur les acteurs (plans américains surtout), ce qui n’atteint pas la dimension strictement théâtrale du film.

Il est important de noter que ces films appartiennent, quasiment tous, à la même période, celle de la tétralogie des amours frustrées, phase dans laquelle Oliveira prenait plus de risques notamment en ce qui concerne le montage et la direction d’acteurs. Avec le temps, le réalisateur semble avoir nuancé ses partis pris radicaux quant au champ-contrechamp ainsi qu’au sujet de la position statique des acteurs dans son cadre. De ce fait, il est devenu presque impossible de vérifier des changements de ton majeurs entre films adaptés de romans (Le Principe de l’Incertitude,

Miroir Magique, La Lettre) et ceux issus de scénarios originaux (Voyage au début du monde, Je rentre à la maison, Un film parlé, Belle Toujours, Christophe Colomb, l’énigme). L’adaptation théâtrale apparaît,

une fois de plus, comme une exception, puisque Le Cinquième Empire, adapté d’une pièce de José Régio, garde une structure de montage proche de celle du Soulier de Satin, Régio, étant, pour Oliveira, un auteur majeur et aussi intouchable que Paul Claudel. Cependant, avec le temps, Oliveira se sert de plus en plus d’autres partis pris de montage comme les plans de détails d’objets ou les longs plans de déplacement dans des moyens de transport pour individualiser sa conception de montage, sans pour autant tomber complètement dans le piège du montage classique, notamment en ce qui concerne les champs-contrechamps. Nous procéderons désormais à l’analyse de ces occurrences dans le montage des films de Manoel de Oliveira, en ayant toujours en tête notre point de départ, celui de la collaboration entre le réalisateur et Valérie Loiseleux. Toutes ses utilisations singulières des partis pris de montage chez Oliveira suivent une même ligne directrice : celle de briser l’effet de transparence du récit.

3.1. Le montage contre la transparence du récit

La conception du montage chez Oliveira est, d’une manière générale, l’étendard de son refus de la notion d’illusion au cinéma, c'est-à-dire de la croyance et de l’adhésion du spectateur à un récit de fiction qui lui est présenté. En analysant un film de son collègue et ami, Le Passé et le 91 ) Entretien avec Manoel de Oliveira, Cahiers du Cinéma n° 328, octobre 1981, p. 17.

Présent, João César Monteiro écrit justement que « le cinéma moderne s’approprie des procédés

théâtraux pour tenter d’échapper à un jeu scénique naturaliste qui le conduirait fatalement à favoriser l’idéologie dominante92. » Les procédés théâtraux liés au montage, autrement dit

l’absence de coupe, ne sont qu’un élément de l’éventail d’exemples de la conception du montage oliveirien qui vise à rompre « l’esthétique de la transparence93 » du récit.

Le premier des partis pris de montage que nous analyserons est le plan de détail d’un objet, du morceau du décor ou du corps de l’acteur. « Un regard indiscret, insistant sur un élément, morcelle l’œuvre et risque d’en rompre l’unité », écrit Odile Bachler94, pour qui ces « détails

insistants » peuvent devenir des marques de l’énonciation comme les adresses au spectateur dans

À bout de souffle (Godard, 1960) ou la voix off d’un cadavre qui raconte sa vie dans Sunset Boulevard

(Wilder, 1950). Selon Bachler, ces moments ébranlent le régime spectatoriel habituel et heurtent la croyance du spectateur en l’univers fictionnel du film.

Or, pour Oliveira, ce heurt devient la raison d’être de son cinéma. À l’intérieur de ce parti pris esthétique et idéologique, le montage devient un terrain d’expérimentations singulièrement riche, tout comme d’autres exemples de ce que j’appellerais « fronts de fissures à l’effet de réel du récit » : l’orientation donnée au jeu des comédiens, la quête de l’artificialité par l’éclairage (infra chapitre IV), le maintien de l’organisation d’un récit écrit il y a longtemps (infra chapitre V). S’il y a chez Oliveira une volonté de briser la transparence du récit à travers l’utilisation du montage, elle concerne la conception esthétique et poétique de ce procédé d’une façon globale et historiquement élargie, de l’époque d’un film « hypermonté95 » comme Douro Faina Fluvial

jusqu’aux longs plans séquences silencieux de Belle Toujours. Cette volonté peut prendre appui d’abord sur le refus de l’utilisation du montage au sens où Oliveira le critique, c'est-à-dire l’excès de coupes, lorsque le réalisateur choisit d’éliminer les champs-contrechamps (Benilde, Francisca) ou d’investir le plan d’une suprématie temporelle lors des longs plans de déplacement (Val Abraham,

Voyage au début du monde, Le Principe de l’Incertitude). La « fissure » dans l’impression de naturalisme

du récit peut, au contraire, apparaître dans la profusion de la coupe, lors de l’interférence, systématique et insistante, à partir des Cannibales, des plans de détails d’objets ou de morceaux du décor qui viennent déstabiliser la continuité du récit (Inquiétude).

Cependant, si on analyse l’évolution du montage oliveirien à partir des années 70 notamment, époque plus prolifique, entamée avec la tétralogie, il est possible de remarquer que le 92 ) J.C. Monteiro, « Un nécrofilm portugais. L’art de Manoel de Oliveira », Revue Belge du Cinéma n° 26, 1989, p. 21. 93 ) J. Aumont et M. Marie définissent le cinéma « transparent » comme un « cinéma où le travail signifiant, cadrage,

montage, jeu de l’acteur, [est] le moins possible perceptible comme tel, et se laisse en quelque sorte oublier au profit d’une illusion de réalité accrue. » L’esthétique de la transparence apparaît donc, pour eux, « comme un style, historiquement daté, parmi bien d’autres possibles », Dictionnaire théorique et critique du cinéma, op. cit., p. 210.

94 ) « Découper et détailler », Le cinéma en détails, Poitiers, La licorne / UFR Langues Littératures Poitiers, 1998, p. 17.

Cf. également le texte de Raphaëlle Costa de Beauregard, « Le détail au cinéma et le paradoxe de la référence impossible », dans le même recueil, sur la façon dont le détail fait référence à l’énonciation.

95 ) Terme utilisé par Sylvie Pierre pour distinguer films composés de beaucoup de plans (hypermontés : Eisenstein,

Pollet) et films composés de peu de plans (hypomontés : Dreyer, Mizoguchi), « Montage », Cahiers du Cinéma n° 210, mars 1969, p. 18.

réalisateur était, autrefois et d’une façon générale, plus radical dans ses choix. « Radical » ici veut dire avoir le désir d’accentuer au maximum la présence du montage par sa négation ou son « effacement » – encore une fois le terme de Narboni revient à l’esprit. Autrement dit, Oliveira cherche à marquer ses œuvres par le « maintien du plan » ou par l’absence de coupes (soit en rallongeant les plans, soit en leur substituant les mouvements de caméra) en refusant l’utilisation abusive de changement de plans. De cette façon, la structure temporelle et spatiale de films tels que Benilde, Francisca ou Amour de Perdition, très peu découpés, attirait globalement l’attention sur le montage plus que dans les œuvres récentes du réalisateur, de façon générale plus morcelées ou montées selon les règles classiques du montage. Encore une fois, La Cassette apparaît comme une œuvre singulière dans l’ensemble de la filmographie du réalisateur. Ce film, où le montage semble ne pas intervenir dans l’écoulement du récit ni dans sa réception, est la preuve que, chez Oliveira, la règle (le montage transparent) devient encore une fois l’exception.

Pour se rendre compte de l’envergure accordée aux partis pris du montage oliveirien au sein de la tétralogie des amours frustrées, il suffit de penser au procédé utilisé uniquement dans

Francisca qui consiste à reprendre un même extrait deux fois, vu par des points de vue analogues,

contigus (avec un rétrécissement du plan dans la séquence du bal du Corvo) ou opposés, avec un changement d’axe de prise de vue à 180 degrés (lorsque Fanny récite en anglais un poème devant José Augusto et Camilo, en visite à la maison Owen ; ou dans la chapelle, lorsque la servante Franzina surprend José Augusto admirant le cœur de la défunte Fanny). José Manuel da Costa appelle ce procédé une

« lecture primitive, pré-Griffitienne, qui devient perversion du code assimilé [...] pas vraiment des champs-contrechamps, mais plutôt deux ‘champs’ successifs dont seulement nous, les spectateurs, sommes interlocuteurs96. »

Un tel refus du naturalisme, qu’Oliveira n’a « jamais […] poussé aussi loin97 », selon Serge

Daney », n’a pas été répété depuis. Cependant, d’autres astuces visant à accentuer les effets de montage pour qu’ils ne passent pas inaperçus ont été utilisées par le réalisateur et ses collaborateurs par la suite. Mais celles de Francisca, par leur originalité et leur force symbolique, assurent au film un statut unique. Ce procédé de répétition atteint en plein cœur l’illusionnisme du récit, puisqu’il détache l’intérêt de la situation montrée (l’énoncé, le signifié) vers la façon dont elle est montrée, sa représentation spatiale et temporelle (l’énonciation, le signifiant).

La volonté d’exposer l’artifice de la représentation par le montage va de pair avec l’apport de la monteuse dans la première collaboration entre Oliveira et Valérie Loiseleux. Lors du dernier plan de La Divine Comédie, celui où la pianiste Maria João Pires s’écroule sur son piano, une main portant un clap apparaît à gauche du cadre pour annoncer la fin du plan – la coupe intervient après que le clap a été donné, alors que ce moment est souligné par un effet d’arrêt sur image 96 ) « Construção e reprodução na obra de Manoel de Oliveira : um jogo de tensões », Manoel de Oliveira, Cinemateca

Portuguesa, octobre 1981, p. 54, je traduis.

(image 14). Il s’agit, en réalité, du vrai clap du film qui n’était prévu ni dans le découpage ni dans les cahiers de note de la scripte et qui a été gardé au montage final sur l’initiative de la monteuse. Valérie Loiseleux se souvient ainsi :

« J’ai dit ça sur un ton de plaisanterie. C’était une boutade, pour le faire rire. Pour montrer que tout est mise en scène. Je ne pensais pas qu’il allait accepter. Il a dit ‘oui’ tout de suite. Je sais que cela répondait à quelque chose qu’il aimait bien, de l’ordre d’une certaine distanciation. Mais je l’ai fait presque intuitivement98. »

Effectivement, montrer les coulisses du spectacle cinématographique et/ou théâtral, ce que Christian Metz appelle une « opération filmique baptisée d’un label aujourd’hui bien établi, ‘montrer le dispositif’99 », fait partie des préoccupations oliveiriennes depuis L’Acte du Printemps.

Dans ce film de 1963, on voit une équipe de tournage, dirigée par le réalisateur jouant son propre rôle, arriver dans le village où se jouent chaque année les Mystères de la Passion. Par la suite, Oliveira renouvelle ces moments de « mise en valeur du dispositif » : dans le générique et l’épilogue de Benilde, dans l’introduction du Soulier de Satin, ou encore dans les moments de métalangage dans Je rentre à la maison100, jusqu’à devenir l’élément central du film dans Mon Cas.

Tout cela, nous y avons insisté, pour montrer que ce qui se déroule devant les yeux du spectateur est une représentation qui ne doit pas se confondre avec la vie.

Ce qui singularise le cas de La Divine Comédie est qu’un tel choix est uniquement lié au montage. Jusqu’à cette mise en abyme inattendue qui clôt le film, rien ne laissait soupçonner qu’il s’agissait d’une représentation. Même si les histoires des internes manquaient de cohérence, ceci pouvait être expliqué par le fait que l’action se déroule à l’intérieur d’une maison de fous. La dimension temporelle du montage, qui sera en question dans d’autres moments de « l’action- montage » chez Oliveira, arrive ici à son comble puisque la coupe aurait pu intervenir avant l’apparition du clap final. Cependant, la monteuse y insiste, ce choix a été intuitif : Loiseleux avoue n’avoir vu que bien plus tard les autres films d’Oliveira où apparaissent des éléments du dispositif cinématographique. Ceci prouve néanmoins que leur collaboration débute par une prise de position audacieuse de la part de Valérie Loiseleux, un choix esthétique amplement légitimé par Oliveira et qui va être à la base d’autres moments de leur collaboration.

Documents relatifs