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Le jeu de l’acteur comme thème et motif plastique

LES ACTEURS L’ACTEUR

A. Le jeu de l’acteur comme thème et motif plastique

Selon la première modalité, le « documentaire » prend chez Oliveira des sous- formes variées dans lesquelles ses comédiens jouent des personnages d’acteurs, professionnels ou

64 ) Entretien de Luis Miguel Cintra, voir annexe II. 65 ) A. Bergala, Godard au travail, op. cit., p. 354.

non-professionnels. La première est celle du pastiche, de la parodie et de la perversion du jeu d’acteur dans Mon Cas. L’histoire de la troupe de comédiens et de techniciens qui sont empêchés d’entamer leur représentation théâtrale par l’irruption d’un Inconnu sur scène se joue dans un registre burlesque et anarchique. Les manipulations faites par le réalisateur sur l’image filmique (accélérations, remplacement de la bande sonore par un texte lu en voix off ou par des bruits et paroles incompréhensibles) minent et dénaturalisent complètement le jeu d’acteur. À partir de la deuxième répétition, on n’entend plus les voix des comédiens (le texte de Beckett les remplace, en voix off), ils jouent sur le mode du cinéma muet (exagération des expressions et des gestes) et tombent petit à petit dans la caricature. À la troisième, la bande sonore est inversée, ce qui rend les paroles des acteurs incompréhensibles et fantomatiques. Mon Cas constitue le paroxysme de la technique cinématographique tuant la performance d’acteur et, d’une certaine façon, montre comment cette technique restreint son apport créatif : dans ce film, les acteurs ressemblent à des marionnettes entre les mains du réalisateur qui s’en sert pour explorer les possibilités et les limitations des dispositifs cinématographique et théâtral. Au piège des manipulations techniques, il ne reste plus grand-chose d’une performance d’acteur.

Le jeu de l’acteur peut être également l’élément autour duquel s’organisent les débuts de films d’Oliveira et le motif plastique qui conditionne le commencement du récit filmique. C’est le cas de Je rentre à la maison et Inquiétude, où quelques personnages sont des acteurs professionnels de théâtre. Ce jeu d’acteur et tout ce qui l’entoure, c'est-à-dire l’organisation spatiale de la pièce de théâtre jouée dans le film, matérialisent ainsi ce que j’appellerais un « bouclier narratif », compris comme un ensemble d’éléments formels servant à retarder l’installation définitive de l’intrigue filmique, de la diégèse à proprement parler66.

Dans la première séquence de Je rentre à la maison, les amis de l’acteur Gilbert Valence viennent lui annoncer la tragique nouvelle – la mort de sa famille dans un accident de voiture – qui le laissera seul avec son petit-fils et qui fera basculer toute son existence. Le caractère de repoussoir de la scène théâtrale peut être illustré ici par l’organisation spatiale des corps d’acteurs (filmiques). Derrière le rideau, les amis de Valence et les autres acteurs de la pièce jouée dans le film (redevenus acteurs uniquement filmiques) tournent autour de la scène, sortent et rentrent dans le champ, épient, guettent, regardent par les brèches des coulisses, en un mot, essaient de s’immiscer inutilement dans le déroulement de la pièce comme si une force, invisible mais omniprésente, les en empêchait. Le jeu de l’acteur scénique est donc respecté dans sa suprématie spatiale et temporelle à la fois par le montage (très peu découpé, il élimine quasi-entièrement le contrechamp donnant à voir le public dans la salle) et par les éléments scénaristiques (la nouvelle ne sera annoncée qu’une fois terminée la représentation de la pièce).

66 ) Voir annexe IV, la traduction française de mon article, « Os escudos narrativos de Manoel de Oliveira », Ler

Cinema : O Nosso Caso, Lisbonne, Câmara Municipal de Lisboa, 2008, p.200-208. On pense également à l’importance

des débuts de films comme des « moments contractuels » qui fixent les règles du jeu entre récit et spectateur, A. Gardies, Le récit filmique, op. cit., p. 44-45.

Dans Inquiétude, le récit des mésaventures d’un savant fou (José Pinto) qui essaie de convaincre son fils (Luis Miguel Cintra) de la beauté de la mort prématurée, est donné au spectateur comme une intrigue filmique. Il s’agit en réalité d’une mise en abyme, qui n’est révélée au spectateur filmique qu’après la première demi-heure du film. À la fin de la représentation, les acteurs de la pièce dans le film saluent le public alors que, sur les balcons, on aperçoit les cocotes Suzy (Leonor Silveira) et Gaby (Rita Blanco), qui sont les « vrais » personnages d’Inquiétude. L’anachronisme historique qui marque cette séquence accentue le caractère illusoire et irréel de ce début de film puisque le deuxième récit d’Inquiétude est censé se passer au tout début du XXe

siècle alors que la pièce à laquelle Suzy et Gaby assistent n’a été écrite qu’à la fin des années 6067.

La suprématie diégétique de la scène théâtrale (aucun plan de la salle n’est montré) et son pouvoir de se déplacer spatialement (dans la pièce, nous avons une scène tournée dans un vrai jardin) montrent la volonté d’Oliveira de valoriser le jeu d’acteur pour ce qu’il est, sans essayer de lui attribuer des effets narratifs directs – même si cette première partie du film peut être comprise comme une entrée en matière, en forme de métaphore thématique, qui introduit les questions qui tracasseront, plus tard, Suzy et son amant, séduits par une idée romantique de la mort.

Le jeu de l’acteur non-professionnel peut aussi être l’élément central de l’intérêt d’un film.

L’Acte du Printemps, appelé maintes fois « film de transition », est l’« œuvre fondatrice » des

conceptions d’Oliveira par rapport au « cinéma de la non-illusion68 ». Jacques Parsi décrit la

démarche du réalisateur en ces termes :

« Ce n’est jamais la Passion que nous voyons, mais une représentation de la Passion. Tout le chant, le décor, les décors, les perruques, barbes et moustaches maladroitement posés ou portés, la « mise en abyme » de la représentation dans le prologue, nous interdit toute identification69. »

En assumant sa représentation comme rien de plus qu’une représentation – ce qui deviendra récurrent dans sa filmographie –, en la dépouillant d’une quelconque préparation ou prétention au professionnalisme ou à la vérité absolue des événements racontés, Oliveira mise courageusement sur les effets poétiques d’un jeu d’acteur pourtant absolument archaïque. Le réalisateur transporte ainsi dans une sphère esthétique des images qui n’auraient, en principe, de l’intérêt que dans les études sociologiques ou anthropologiques sur les représentations bibliques. M. Lavin considère effectivement que ce film se déploie dans une triple dimension, à la fois ethnographique, poétique et politique70. En outre, le son du film a été enregistré après les images,

ce qui augmente considérablement la charge de recréation et de distanciation qui domine le film. La façon qu’ont les acteurs de « pleurer leurs textes » ou d’exagérer l’intonation et l’articulation

67 ) Il s’agit d’Os Imortais, de Helder Prista Monteiro (1922-1994), écrite en 1968, non-traduite en français.

68 ) João Mário Grilo intitule justement ainsi un ouvrage consacré à l’étude des œuvres de Manoel de Oliveira, O

cinema da não-ilusão – histórias para o cinema português, Lisboa, Livros Horizonte, 2006.

69 ) J. Parsi, « Filmographie de Manoel de Oliveira », Manoel de Oliveira, Paris/Milan, Centre Pompidou/Mazzotta,

2001, p. 34.

des mots concentre d’ailleurs autour du débit de ces paroles tout l’intérêt et l’originalité de l’œuvre.

La prise en compte de l’importance du jeu de l’acteur trouve son paroxysme dans une œuvre inclassable comme Le Soulier de Satin, où l’utilisation systématique du plan-séquence induit une espèce d’aura théâtrale – et donc une valorisation du travail de l’acteur – rarement vue au cinéma. Parmi ces plans, deux monologues atteignent le comble de l’interaction corps d’acteur et texte prononcé. D’abord, celui de la Lune, avec ses presque neuf minutes est, avant tout, « un hommage à cette grande actrice qu’est Marie-Christine Barrault71 », selon les propres mots

d’Oliveira. Le deuxième monologue, qui concerne plus directement notre objet d’étude, est celui de Luis Miguel Cintra au début du film, où l’acteur dit son texte attaché à un mât de bateau, complètement immobile. Tout comme l’avait fait João César Monteiro dans sa première collaboration avec l’acteur, Oliveira met le corps de Cintra, encore néophyte au cinéma, au centre d’une image et d’un film qui flirte avec le jeu théâtral et qui retrouve dans le jeu de l’acteur toute sa puissance.

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