• Aucun résultat trouvé

Présence physique du réalisateur et signature du générique

LE MONTAGE LA MONTEUSE

2. Entre création et technique, un équilibre délicat dans la relation du monteur au réalisateur

2.5. Présence physique du réalisateur et signature du générique

72 ) Propos de M. Booth, op. cit., p. 147.

73 ) Valérie Loiseleux n’a pas participé du montage de ce film puisqu’elle s’était engagée dans une entreprise très

longue, qui lui a pris plus d’un an de travail, le montage d’Un Couple Epatant, de Lucas Belvaux. Voir annexe II. Pour le deuxième, Loiseleux montait A Religiosa Portuguesa, réalisé par Eugène Green, tourné à Lisbonne, avec des acteurs olivieriens dans le casting : Leonor Baldaque et Diogo Dória.

Dans l’optique de notre objet d’étude, le cinéma d’auteur européen, le réalisateur détient, en règle générale, le droit au final cut. La forme finale du film sera donc celle qu’il jugera la bonne, en accord avec les opinions de son chef monteur. « Quand il s’agit de réinventer au cinéma, il faut bien que le réalisateur soit présent pour couper et mettre en œuvre sa nouvelle vision du cinématographe74 », déclare Henri Colpi sur l’exemple d’Orson Welles, qui aurait « vécu », six

jours par semaine pendant neuf mois, dans la salle de montage de Citizen Kane.

Même si les réalisateurs sont assez souvent présents dans la salle de montage, leur présence physique n’est néanmoins pas une condition sine qua non pour exercer un contrôle ou appliquer une vision personnelle sur l’organisation temporelle et spatiale des plans. Le réalisateur peut contrôler son montage à partir d’indications précises sur le scénario découpé, que le monteur consultera ou non selon les cas, ou en exerçant une espèce de « camera cut » (en opposition au final

cut). Cette autonomie du découpage ou la façon de « couper dans la caméra » ne convient qu’en

partie pour décrire la pratique du montage chez Manoel de Oliveira. Elle renvoie directement à la dimension mentionnée par Loiseleux auparavant sur l’obligation implicite d’utilisation de certains plans tournés par le réalisateur (comme celui des chaussures de Piccoli dans Je rentre à la maison), même s’ils paraissent décousus, trop longs ou s’ils ne portent pas un sens narratif immédiat. Deuxièmement, Loiseleux reconnaît qu’Oliveira se sert, de plus en plus, d’une espèce d’autocensure plastique sur certaines scènes, visant ainsi à réduire la marge de manœuvre du monteur, notamment en ce qui concerne la réduction de séquences tournées en champ- contrechamp – nous y reviendrons.

Selon les opinions de deux de ses principales collaboratrices au montage, Manoel de Oliveira travaille souvent avec un découpage assez précis et il a une idée presque entièrement claire du résultat du montage lorsqu’ils entament le processus d’assemblage de plans75.

Cependant, puisque les innovations de son cinéma concernant le montage se trouvent dans le « maintien du plan », la présence du réalisateur à côté du monteur s’avère strictement nécessaire. Oliveira a d’ailleurs souvent défendu la présence du réalisateur pendant le montage76.

Cet acharnement à suivre de près chaque instant du montage de ses films s’est amoindri avec le temps. Valérie Loiseleux garantit qu’avec l’approfondissement de leur collaboration, elle est plus à l’aise pour faire des propositions de montage et même pour réaliser entièrement un premier montage des rushes, notamment dans les films les plus récents. Cependant, la présence dans la salle et l’intervention physique du réalisateur dans le montage – Catherine Krassovsky se souvient qu’Oliveira, au moment du montage en 35mm, opérait parfois lui-même la machine77

soulèvent un problème plus délicat, celui de la signature du montage. 74 ) H. Colpi, Lettres à un jeune monteur, op. cit., p. 123.

75 ) Cf. les propos de Valérie Loiseleux et de l’assistante-monteuse Catherine Krassovsky. Voir annexe II. 76 ) Conversations avec Manoel de Oliveira, op. cit., p. 92.

Manoel de Oliveira a longtemps monté seul ses films, ou seulement avec un assistant technique qui réalisait les coupes qu’il décidait. Jusqu’à Amour de Perdition, en 1978, il signait seul le montage dans les génériques de ses films, y compris de Douro, Faina Fluvial, réputé justement pour être un documentaire basé sur les effets expressifs du montage inspiré des films de Walter Ruttman (Berlin, symphonie d’une grande ville, 1927). Il est donc notoire donc que le réalisateur possède un savoir-faire du montage. Il monte même seul des longs métrages tels que Le Passé et le

Présent et Benilde ou la Vierge Mère, réalisés lorsque son cinéma bascule dans une phase, disons, plus

« professionnelle », en opposition à un cinéma plus libre et moins soumis aux financements publics (à l’époque de Douro Faina Fluvial ou Aniki Bobo) ou avec des équipes de tournage et des budgets restreints (L’Acte de Printemps).

Les raisons qui amènent un réalisateur à ne pas avoir recours à un chef monteur varient, mais sont souvent liées au souhait du metteur en scène d’être le seul responsable de la forme finale de son film. Cette façon de travailler est même devenue l’une des marques reconnaissables du style des deux cinéastes, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Cependant, avec la professionnalisation grandissante de l’activité cinématographique, cette méthode est devenue de plus en plus rare aujourd’hui. Selon Henri Colpi, le réalisateur « a besoin de quelqu’un qui assure le côté matériel et qui soit capable de lui apporter une certaine distanciation, un certain regard neuf sur le film […] il est trop prisonnier de ses images78. »

À l’exception d’Aniki Bobo, Oliveira a donc été le seul maître à bord pour le montage de ses films jusqu’en 1978. Il était normal qu’il signe tout seul le générique en tant que monteur, habitude qu’il avait prise aussi pour d’autres phases de la création du film. Dans quelques-uns de ses courts métrages, il signe la direction de la photographie et la production. Dans L’Acte du

Printemps, il est crédité au générique comme auteur de la photographie, du son et du montage.

Roland Barthes nous dit que la signature, dans le domaine littéraire, est à la fois « l’expression de l’identité et la marque de la propriété79. » Signer une œuvre comporte donc deux dimensions, une

psychologique, qui conditionne grandement la réception symbolique de son résultat, et une économique, qui détermine plutôt l’exploitation de l’œuvre.

C’est l’aspect symbolique de l’acte de signer de manière récurrente le montage de ses films qui importe chez Oliveira. Pour le réalisateur, signer d’autres phases de la chaîne cinématographique en plus de la réalisation et de l’adaptation s’inscrit dans un souci de contrôle absolu de son œuvre, dans une envie de « se donner comme maître80 », non seulement de la

réalisation de son film – ce qui n’est pas d’ailleurs pas peu – mais aussi d’autres aspects secondaires de la réalisation. Claude Gandelman et Naomi Greene, auteurs d’un texte sur les variantes sémiotiques autour de la signature d’artiste, parlent d’une « stratégie de domination » 78 ) H. Colpi, Lettres à un jeune monteur, op. cit., p. 122.

79 ) R. Barthes, Variations sur l’écriture, Paris, Seuil, 2000, p. 59.

80 ) C. Gandelman, N. Greene, « Fétichisme, Signature, Cinéma », Hors-Cadre n° 8 – L’état de l’auteur, Saint Denis,

lorsque « qu’un maître se donne à notre reconnaissance, pour notre reconnaissance, [il] offre son nom pour être reconnu81. » Cette « stratégie de domination » liée à la signature du montage se

double, pour Oliveira, d’une volonté de matérialiser le contrôle total qu’il exerce sur son film. Pour Valérie Loiseleux,

« cette histoire de contrôle absolu, Manoel le ressent dans la salle de montage mais pas que là. Pour lui, le tournage c’est le top de ce point de vue-là. Surtout car il y a plus de gens. C’est comme la sensation que peut avoir un général devant son armée. Plus il y a des gens qui sont sous votre commande, qui obéissent à votre univers, plus ça le stimule82. »

Chez Oliveira, ce besoin de reconnaissance de son nom au montage et l’importance qu’il octroie, parfois, à ce procédé dans ses génériques relèvent néanmoins d’un paradoxe. Il faut tout d’abord considérer que le générique des films est le lieu privilégié de la matérialisation de la collaboration filmique et qu’il existe une hiérarchie dans le classement des noms, des plus importants aux moins importants avant, souvent, celui du réalisateur. Or, Oliveira relègue parfois l’apparition de la mention « montage » et le nom du monteur (à côté du sien) à la quasi-fin du générique, après ceux d’autres professionnels, disons, de moindre « poids » dans la création du film : l’habilleuse, le chorégraphe et le machiniste (Mon Cas), ou l’assistant à la mise en scène, la maquilleuse, la coiffeuse, la directrice financière (Le Principe de l’Incertitude). Dans Amour de Perdition et Les Cannibales, la mention des monteurs (Solveig Nordlund, pour le premier et Sabine Franel et Oliveira, pour le second) apparaît uniquement dans le générique de fin.

La question de la signature du montage devient plus délicate lorsque Manoel de Oliveira insiste pour placer son nom à côté de celui de sa monteuse. Le réalisateur a adopté ce procédé dans ses deux collaborations avec Sabine Franel (Les Cannibales et NON ou la vaine gloire de

commander), dans les cinq premières avec Valérie Loiseleux (entre La Divine Comédie et Le Couvent)

et dans les deux avec Catherine Krassovsky comme chef monteuse (Le Principe de l’Incertitude,

Singularités d’une jeune fille blonde). Dans le cas de Loiseleux, cette condition faisait même partie

d’une des clauses de son contrat, à laquelle la monteuse s’est volontairement pliée pendant cinq années. Valérie Loiseleux témoigne ainsi de ce parti pris du réalisateur :

« S’il met son nom dans le scénario, il veut aussi le mettre dans le montage. C’était quelque chose de très important pour lui, ô combien important. Je comprenais ça, mais je ne l’acceptais pas. C’est une façon de reconnaître le travail de l’autre, de reconnaître ma place, même si elle est modeste, même si je ne suis qu’un instrument entre ses mains, il doit reconnaître ma place d’instrument83. »

Cette pratique adoptée par le réalisateur le singularise presque dans le paysage audiovisuel mondial. À part quelques rares noms comme R.W. Fassbinder, qui recourrait la plupart du temps 81 ) Id. p. 157. Gandelman et Greene comprennent la signature de l’œuvre dans sa totalité. Leur perspective peut

pourtant être appliquée à celle du cinéma. Même s’ils ne rentrent pas dans les détails de la signature d’un seul aspect de la chaîne cinématographique, le déplacement de cette dimension pour analyser le phénomène de la signature chez Oliveira nous semble permis car il relève évidemment de ce besoin d’une « reconnaissance de soi » dont ils parlent.

82 ) Voir annexe II. 83 ) Voir annexe II.

à un pseudonyme pour signer ou cosigner le montage d’une bonne partie de ses films, les réalisateurs ne sont que rarement présents au générique en tant que monteurs. Il faut dire que la cosignature du générique en tant que monteur relève d’une certaine tradition chez quelques réalisateurs portugais comme Antonio de Macedo, Fernando Lopes, Jose Fonseca e Costa, Paulo Rocha et João Botelho. Coïncidences nationales à part, cette pratique représente pour Oliveira, sans doute, une façon de revendiquer le montage comme un vrai moment d’écriture. La pratique du réalisateur est tout à fait compréhensible, quoique relevant presque d’un caprice d’enfant (dès qu’il collabore avec une monteuse moins expérimentée, comme Catherine Krassovsky, il remet son nom à côté du sien). Il faut également se plier à l’évidence que l’apparition de son nom au générique comme monteur (ou co-auteur du montage) ne va pas forcément avec l’innovation ou la prise de risques dans la pratique du montage. Dans ce sens, ironiquement, des films où les partis pris de montage échappent à l’utilisation dominante ou prennent plus de risques par rapport à la représentation temporelle des séquences (Francisca, Amour de Perdition, Je rentre à la

maison et Belle Toujours) sont signés uniquement par ses monteuses. De la même façon, Oliveira

cosigne le montage d’œuvres moins marquées du point de vue de l’assemblage des plans comme

Les Cannibales ou La Cassette. Ceci est donc la preuve que la cosignature du générique, pour

Oliveira, ne sert qu’à le réconforter dans son statut symbolique d’auteur (que nul d’ailleurs ne penserait à lui enlever si son nom n’apparaissait pas comme co-auteur du montage) et qui relève plutôt de son obsession du contrôle absolu de la forme de ses films.

Documents relatifs